Nous sommes le 12 décembre 1963. Il est minuit au stade d’Uhuru, et un nouvel Etat vient de naitre. En présence d’une foule nombreuse et de personnalités de haut rang, parmi lesquels Jomo Kenyatta et le duc d’Edimbourg (époux de la Reine Elisabeth II), le drapeau Kenyan est hissé ren remplacement des couleurs Britanniques. Au même moment, ce drapeau est planté sur les hauteurs du mont Kenya, pour qu’il puisse symboliquement flotter sur l’un des plus hauts points sur Terre. Le Kenya devient ainsi le 34éme Etat Africain à obtenir son indépendance. Pourtant, les défis restent colossaux pour la toute jeune nation.
Le temps des choix
Face à une société diverse et divisée par les violences qui ont marqués la fin de la période coloniale, la priorité absolue est de structurer la scène politique. En tant que Premier Ministre et leader du parti arrivé en tête des élections de mai 1963 (la KANU), Kenyatta a les coudées franches pour procéder aux choix qui impliqueront l’avenir de la nation. Dans le débat sur le degré de centralisation du système, Kenyatta impose ainsi sa vision d’un gouvernement central fort, et réussit même à convaincre son rival Ronald Ngala (partisan d’un d’une certaine autonomie régionale), à dissoudre son propre parti pour l’intégrer à la KANU afin d’aboutir à une Assemblée Nationale unifiée et à un système de parti unique. Le 12 décembre 1964, après une période de transition qui aura duré exactement un an, la république est proclamée et Kenyatta en devient le président.
Le deuxième choix majeur, qui est crucial dans un contexte de Guerre Froide, est de déterminer l’orientation du système économique. Sur ce point, Kenyatta adopte clairement une approche capitaliste plutôt pro-occidentale, ce qui le rend vulnérable aux critiques des partisans d’une option socialiste. En particulier, il se heurte à l’opposition de l’autre poids lourd de la scène politique, le vice-président Oginga Odinga, qui finira par quitter la KANU en 1966 pour former un parti résolument orienté à gauche, la Kenya People’s Union (KPU). On accusera d’ailleurs celui-ci de recevoir de l’argent des communistes Chinois pour accroitre son influence, ainsi qu’un appui des pays du bloc de l’Est.
Enfin, il reste la question des terres, qui avait servi de catalyseur à la lutte pour l’indépendance. Malgré des appels à la nationalisation des propriétés des colons blancs pour procéder à une redistribution, Kenyatta tente de lancer un programme de « Kenyanisation » progressive tout en rassurant les fermiers européens sur leur avenir au sein de la nouvelle nation. Le problème se réglera essentiellement de lui-même, puisqu’une grande partie des colons finiront par quitter le pays. Le Kenya reste néanmoins confronté à des problèmes de développement très graves. Le magazine Time estimait ainsi à l’époque que le pays ne comptait que 750 médecins, alors qu’il lui en fallait au moins 9000, et que le problème se posait avec d’autant plus d’acuité du fait d’une croissance démographique de prés de 3,5% par an.
L’équilibre ethnique
Appartenant à l’ethnie la plus nombreuse (mais qui est loin d’être majoritaire dans le pays, puisqu’elle représente environ un quart de la population totale), Kenyatta doit sans cesse manœuvrer pour maintenir l’équilibre ethnique. Bien qu’il essaye de nommer des membres d’autres ethnies aux postes officiels, il apparait que l’essentiel du pouvoir est entre les mains des Kikuyus, l’ethnie du président. Les clivages politiques avec Odinga sont compliqués par le fait que celui-ci soit un Luo, de même que Tom Mboya, ministre très populaire qui était même pressenti pour succéder à Kenyatta. Alors que Mboya se démarque d’Odinga et de nombreux Luos par ses opinions nationalistes et pro-occidentales, il reste fondamentalement identifié sur la scène politique comme Luo, ce qui montre que ce ne sont pas tant les opinions qui comptent mais l’origine ethnique. Par ailleurs, Kenyatta est accusé de sombrer vers une dérive autoritaire et de marginaliser les autres ethnies. Il n’hésite pas à menacer publiquement ses rivaux, et plusieurs opposants disparaissent ainsi dans des conditions mystérieuses.
L’assassinat de Tom Mboya, le 5 juillet 1969, par un Kikuyu (qui sera rapidement jugé et exécuté), provoque ainsi de violentes émeutes et fait planer la menace d’une guerre civile entre Luos et Kikuyus. Le procès bâclé de l’assassin nourrit des spéculations sur les véritables commanditaires de l’assassinat, et Kenyatta provoque la colère des Luos en adoptant une attitude intransigeante par l’imposition d’un couvre feu et l’arrestation de plusieurs leaders Luos (parmi lesquels Odinga, dont le parti est interdit).
Une autre victime de ces dérives sera un certain Barack Hussein Obama (1936-1982), père de celui qui sera le premier président afro-américain à la tête des Etats Unis, dont la carrière sera brisée en raison de son opposition au gouvernement de Kenyatta et à son origine Luo. Dans Dreams from my father, Barack Obama (junior) raconte la descente aux enfers de son père, qui à la suite d’un article critiquant la politique économique du gouvernement, sera limogé de son poste par Kenyatta et marginalisé jusqu’à la fin de sa vie. Il sombra alors dans la pauvreté, l’isolement et l’alcool et sera victime de plusieurs accidents de la route, qui le conduiront à de longues hospitalisations (dont une qui conduira à l’amputation de ses deux jambes), et finalement à sa mort le 24 novembre 1982.
L’héritage de Kenyatta
Malgré ces graves troubles, Kenyatta gagne les élections présidentielles en 1969 et 1974, et effectuera ainsi trois mandats jusqu’à sa mort en 1978. Il se présente avec un bilan économique plutôt positif, bénéficiant d’une croissance soutenue et d’une hausse des exportations, ainsi que d’une aide étrangère conséquente. Kenyatta aura d’ailleurs l’habilité de rester ouvert à la fois aux aides financières et techniques occidentales qu’à celles du bloc de l’Est, en prônant une politique étrangère non alignée (même si dans les faits, elle est plutôt pro-occidentale). Il s’impose comme le grand leader dans la région et enregistre des succès diplomatiques significatifs, comme le fait d’avoir résolu un différend territorial entre la Tanzanie et l’Ouganda.
Si le Kenya devient un modèle de développement en Afrique, étant à la fois stable, prospère et avançant constamment dans les domaines de l’éducation et de la santé, les inégalités demeurent nombreuses. En particulier, il apparait que la famille de Kenyatta et ses alliés politiques se sont considérablement enrichis au détriment du reste de la population, alors que les Kikuyus sont accusés de devenir une élite privilégié par le régime (notamment dans la redistribution des terres).
Malgré la corruption et la dérive autoritaire, Kenyatta aura laissé un bilan globalement positif et sera salué comme un leader sage et pragmatique. Il aura réussi à fonder des bases stables pour le Kenya, à mettre en place des instituions qui fonctionnent, et à faire avancer l’économie du pays et son développement. Sa mort survient durant son sommeil le 22 aout 1978 à Mombassa.
Néanmoins, les failles du système établi par Kenyatta, à savoir essentiellement le déséquilibre ethnique et la dérive autoritaire, continuent de se faire ressentir sur l’avenir du Kenya, comme l’ont montré les violences consécutives aux élections de décembre 2007, sur fond de rivalités ethniques entre Luos et Kikuyus. Comme à l’époque de Kenyatta, les leaders politiques (Mwai Kibaki et Raila Odinga) restent avant tout identifiés par rapport à leur origine ethnique, et tout conflit politique risque rapidement de dégénérer en violences interethniques. Les résultats montrent clairement un clivage ethnique et régional qui menace gravement l’unité du pays. Après plus de 1000 morts et des centaines de milliers de déplacés, un compromis fut finalement trouvé et fonctionne bon gré, mal gré. Mais les élections prévues en 2012 risquent à nouveau de réveiller les démons du passé et faire plonger le pays dans un nouveau cycle de violences. La devise Harambee ! reste donc plus que jamais d’actualité.
Nacim KAID SLIMANE
*devise officielle du Kenya, lancée par Kenyatta, qui signifie approximativement en Swahili « agissons tous ensemble »