Guinée-Bissau : Maillon faible de l’Afrique de l’Ouest

 

Situation géographique de la Guinée-Bissau

La plupart des observateurs qui visitent pour la première fois la ville de Bissau, capitale de la Guinée-Bissau, s'accorde à reconnaître sa relative quiétude. Avec son architecture coloniale faite de vieux bâtiments hérités de la période portugaise, la municipalité dégage un charme suranné. Avec ses 400 000 habitants, on semble loin de l'activité frénétique de certaines grandes métropoles de la sous-région. Une ville provinciale en somme, sans grand dynamisme, un peu à la marge du monde, mais dont la torpeur est pourtant périodiquement brisée par les soubresauts violents de sa vie politique. Bienvenue en Guinée-Bissau : un volcan actif, qui alterne phases de sommeil et éruptions inopinées, et ce depuis son indépendance. Il y a près de 40 ans maintenant. 

Une nation au Destin heurté

Au sortir de la seconde guerre mondiale, le vent de l'Histoire souffle partout en faveur de la décolonisation. Le parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) d'Amilcar Cabral, figure tutélaire du combat pour l'indépendance, est fondé en 1956. Une longue lutte armée s'engage alors, qui s'achévera par la reconnaissance officielle de l'indépendance du Cap-Vert (lire ci-joint un article du même auteur. Les trajectoires des deux pays ont sensiblement divergé.) et de la Guinée-Bissau en 1974, peu après la révolution des œillets au Portugal et la chute de la dictature d'Antonio Salazar. Le héros Cabral ne verra cependant pas cette ultime victoire. Il meurt assassiné en 1973 et c'est finalement son demi-frère, Luis Cabral, qui prend les rênes du pays au moment de son accession à la pleine souveraineté. Une nouvelle ère s'ouvre alors, mais pas celle espérée par les combattants de la Liberté.

Le PAICG qui accède à la tête de la Guinée Bissau indépendante fonctionne de manière bicéphale : une aile politique emmenée par Luis Cabral,  devenu président,  et une aile militaire dirigée par le commandant en chef des forces combattantes, Joao Bernardo Vieira, le premier ministre.  Le coup d’état de 1980 qui renverse Cabral au profit de Vieira est la victoire de l’aile militaire du PAIGC sur l’aile politique. Il y a là en germe la première difficulté de l’équation bissau-guinéenne, et qui perdure jusqu’à nos jours : la nature poreuse et ambivalente des rapports entre le politique et  le militaire, ce dernier ne s’étant jamais considéré comme aux ordres du pouvoir civil.

L'ère Nino Vieira

Joao Bernardo Vieira, dit Nino Vieira, va diriger le pays pendant près de deux décennies, et ce malgré plusieurs tentatives de putsch qu’il réprimera impitoyablement (notamment en 1985). Le point de non-retour est cependant atteint en 1998 lorsque Vieira s’en prend au général Ansoumane Mané, chef d'état-major de l’armée. Dans le cadre du conflit casamançais, les autorités sénégalaises soupçonnent les militaires bissau-guinéens de soutenir les forces rebelles du MFDC.  Sommé par le puissant voisin sénégalais de choisir son camp, le président Vieira décide de se retourner contre le sommet de la hiérarchie militaire. La réplique est terrible et le pays connait la guerre  civile pendant une année (6.000 morts et plus de 350.000 déplacés), jusqu’à la chute définitive de Nino Vieira en 1999. Des élections sont alors organisées dans la foulée et  c’est finalement l’opposant historique Kumba Yala, leader du Parti de la rénovation sociale (PRS) qui accède au pouvoir. Une première dans l'histoire du pays, dominée jusque-là par le tout-puissant PAICG. D'autant que Kumba Yalla est un Balante, l’ethnie majoritaire qui a souvent été marginalisée des hautes responsabilités au profit de l’oligarchie métisse. C’est probablement la seconde épine au pied bissau-guinéen : les clivages ethno-raciales qui ont contribué à créer un climat délétère, où les prétentions élitistes des uns se sont heurtées aux soupçons des autres de se voir spoliés et mis de côté.  Toutefois,  et de l'avis quasi-général, la gestion du fantasque président Yalla  est désastreuse.  Il est à son tour, renversé par des militaires en septembre 2003.  

Nino Vieira et Amilcar Cabral durant la guerre de libération.

Nino Vieira et Amilcar Cabral durant la guerre de libération 

Dans ce contexte de pourrissement généralisé de la situation, la voie est libre pour le retour de l’ancien homme fort du pays : Nino Vieira. Revenu au pouvoir à la faveur des présidentielles de 2005, Vieira se veut le restaurateur de l’ordre. Mais les temps ont changé et le rapport de force n’est plus en sa faveur.  Marginalisé par son propre parti le PAICG, qui a été repris en main durant son exil au Portugal par de nouveaux dirigeants tels que Malam Bacaï Sanha et Carlos Gomes Junior, il se trouve le plus souvent en opposition frontales avec ces caciques du régime. Mais il y a pire encore : l’armée ne lui a jamais pardonné les exactions de son long règne, et le considère donc avec la plus grande défiance. L’assassinat en 2009 du chef d’état-major général Tagmé Na Way, ennemi personnel de Vieira, est le signal de la curée. Le chef d’Etat est massacré à son domicile dans la foulée par un détachement de soldats. L’ère Vieira se clôt définitivement et elle s’achève dans le sang. 

Narco-Etat et anarchie 

De nouvelles élections présidentielles sont organisées, et c’est finalement Malam Bacaï Sanha, cadre historique du PAICG, qui obtient la présidence et nomme Carlos Gomez Junior comme premier ministre. Celui-ci tente, là où tous avant lui ont échoué, de mettre en place une réforme de l'armée. Restructuration qui passe notamment par une réduction significative des effectifs militaires et qui s’appuie sur un rôle renforcé de la police ainsi que sur un soutien matériel du puissant allié angolais, dont les pétrodollars lui permettent d’affermir progressivement une politique de puissance à l’échelle du continent tout entier. Un fait aussi révélateur du manque de confiance de Gomes Junior dans sa propre armée, de plus en plus divisée elle-même en factions. Au cœur de ses nouvelles dissensions entre militaires et civils, un nouveau facteur déstabilisant, la troisième difficulté majeure de l’équation bissau-guinéenne, qui plus est aussi la plus récente : le trafic de drogue.

Classé parmi les pays les plus pauvres de la planète (avec un IDH de 0.353 en 2011, au 176e rang mondial sur 187, voir ci-joint) la Guinée-Bissau n’a que peu de ressources présentement exploitables (les réserves prouvées en pétrole, bauxite et phosphates demeurant pour l'heure inexploitées) en dehors de l'exportation de noix de cajou. Pour le reste, la grande majorité de la population réside en milieu rural et vit péniblement de son labeur de cultures vivrières. Dans ces conditions, tous les moyens sont bons pour sortir du dénuement. Même si ledit moyen est illégal, et surtout si cela rémunère bien.

Instabilité, misère, impunité : un terreau fertile pour les barons de la drogue sud-américains qui ont tiré profit de la faiblesse structurelle de l’Etat bissau-guinéen pour faire du pays une étape où stocker la « marchandise » avant réexpédition vers l’Europe, leur marché final. Depuis 2005, les saisies de drogue transitant par la Guinée-Bissau, et effectuées par les services de répression européens opérant dans les zones maritimes internationales, ainsi que par les services locaux de lutte contre les narcotiques ont littéralement explosé. Un trafic dont la valeur serait selon certaines sources supérieur au PIB de la Guinée-Bissau (environ 1 milliard de $ en 2011), poussant certains observateurs à qualifier le pays de premier « narco-Etat » d’Afrique. Un lugubre qualificatif dont ce serait bien passé la Guinée-Bissau. Afin d’éviter toute mauvaise surprise, les caïds sud-américains se sont trouvés le meilleur des alliés possibles : l’armée. L’implication de certains de ses plus hauts gradés n’est un secret pour personne et la multiplication des véhicules rutilants, conduits tant par des officiers en vue que par des hommes « d’affaires » en provenance d’Amérique Latine dans les rues défoncées de Bissau suffit amplement à nourrir le soupçon d'argent sale de la drogue. Mais que vaut la rectitude morale quand on n’a pas pas touché sa maigre solde depuis des mois, si ce n’est des années ? Et que le frère d’armes moins regardant et sa clique d’appuis politiques disposent d’un train de vie à faire pâlir un cheikh du Golfe? Toute la question est là, et elle pose assurément une épée de Damoclès au-dessus du devenir de la nation bissau-guinéenne. 

Malam Bacaï Sanha meurt en janvier 2012, dans un contexte politique toujours aussi tendu (une tentative de coup d’Etat avait été déjouée le mois précédent). Vainqueur du premier tour des présidentielles anticipées, organisées peu de temps après, et grand favori, son ancien premier ministre Gomes Junior a été arrêté par les militaires le 12 avril. Il s'est depuis exilé à l’étranger. Un nouveau gouvernement civil a dans l’intervalle été mis en place, « agréé » par l’armée. Gomes Junior est un adversaire résolu de cette dernière, tant par ce qu’il critique sa propension à empiéter sur la sphère relevant du pouvoir exécutif que pour son inclination à couvrir de façon intéressée les opérations liées au trafic de drogue. La victoire de Gomes Junior  aurait très certainement signifié la fin d’une certaine impunité. A tout le moins, une marge de manœuvre réduite. Et le soutien affiché du grand frère angolais au candidat du PAICG a probablement poussé à accélérer le coup de force. Les mutins bissau-guinéens ayant fort justement tablé sur l’hésitation de Dos Santos à venir défendre par la force son protégé sous le regard désapprobateur des pays de la CEDEAO qui voient d’un mauvais œil cette incursion étrangère sur « leurs » terres. Tout cela ressemble à un immense gâchis. 4 décennies après une indépendance acquise de haute lutte, la Guinée-Bissau n’en finit décidément plus de lutter avec ses démons. Et la grande majorité de sa population continue toujours de vaquer sans bruit à ses occupations, sans illusion sur une éclaircie immédiate dans le ciel sombre de ce petit pays meurtri.   

Jacques Leroueil