Voilà un livre qui détonne dans la littérature africaine. Inclassable par le style unique de son auteur, qui chancelle entre oral et écrit, entre merveilleux et absurde, entre naïveté et profondeur. A l’inverse d’autres écrivains, Amos Tutuola a pris la langue anglaise et l’a façonnée, tel un forgeron, pour la fondre dans le moule de la tradition orale de son ethnie, et plus généralement africaine. Certains ont pu y voir des maladresses, des structures de phrases originales, voire incorrectes. Cette originalité est l’apanage de ceux qui s’affranchissent des contraintes pour créer une langue unique, appelée à être copiée et imitée.
Entre l’oral et l’écrit
L’ivrogne dans la brousse est publié en 1952, à une époque où l’Afrique colonisée rêve d’indépendance, où Senghor chante ses Histoires Noires. C’est aussi en 1952 que Frantz Fanon nous livre « une interprétation psychanalytique du problème noir » dans Peau noire, masques blancs. Une époque de lutte qui initie, pensait on alors, le renouveau de l’homme noir. Amos Tutuola, à la différence de ces écrivains engagés explicitement, livre une porte d’entrée sur les croyances d’une Afrique authentique où “l’oralité” entre en littérature. Il écrit comme il raconte. Il est aussi direct qu’à l’oral. Les énumérations sont souvent incomplètes et se terminent par “etc.” Des précisions supplémentaires sur un personnage ou sur l’action qui vient de se dérouler, sont données entre parenthèses comme pour anticiper les interrogations du lecteur. On est en face d’un auteur qui ignore les canons de la littérature européenne et qui, de fait, imprime un autre rythme à la trame des récits. Il répète, insiste, rappelle à la manière d’un griot qui introduit la foule aux mystères des histoires, des contes tutélaires des sociétés africaines. L’écriture devient elle-même une âme, dotée d’un souffle tantôt régulier tantôt erratique dans un mouvement où le fond et la forme se confondent, où le narrateur et le lecteur sont dans un dialogue permanent.
Entre merveilleux et absurde
L’ivrogne dans la brousse, c’est donc l’histoire d’un ivrogne, grand amateur de vin de palme, à la quête de son « malafoutier », autrement dit celui qui lui prépare ses calebasses de vins de palme. La mort de son “malafoutier” est le prétexte d’aventures qui mènent le narrateur dans une brousse, peuplée d’êtres magiques et souvent malfaisants, dans les villes aussi étranges les unes que les autres. On y croise par exemple un “gentleman complet” qui se réduit à un crâne terrifiant, des bébés cul-de-jatte qui hantent certaines villes, un être appelé “Donnant-Donnant” qui prend plus qu’il ne donne, des morts qui marchent à reculons mais aussi des êtres magnifiques comme “Mère Secourable” ou “Danse” et “Chant” qui danse ou chante en toutes circonstances. Un monde où il possible de vendre sa mort et de la racheter. Un monde où la mort n’est pas une fin mais bien le début d’un périple, semé d'embûche. L’auteur crée un décalage entre ce monde merveilleusement dangereux et le but absurde de la quête du narrateur. Le danger, omniprésent, n’entache en rien la motivation du héros qui finit par triompher souvent de manière facétieuse. Au fur et à mesure des récits, se dessinent les croyances et la cosmogonie Yoruba. On pénètre dans le monde Yoruba pour voir le monde à travers leurs yeux. Un monde où la naïveté cache une grande profondeur.
Entre naïveté et profondeur
En effet la naïveté du narrateur contraste avec le sens profond des récits qui servent à mettre en garde contre des dangers présents sous différentes formes. Ce voyage du narrateur est un voyage initiatique, au cours duquel il est confronté à la magie qui habite sa société, aux monstres qui la hante. Le narrateur apprend ainsi que l’on est jamais “trop petit pour être choisi”, que des êtres aimables aux premiers abords peuvent s’avérer aussi dangereux que les monstres, que rendre un jugement n’est jamais chose aisée. Il comprend également que chaque être, malfaisant ou non, habite un lieu précis dont il ne doit franchir les limites afin de garantir une harmonie précieuse entre les vivants, les morts, les êtres de la forêts. Ce livre et cet auteur, encore largement méconnu du grand public, méritent une place privilégiée dans la littérature africaine pour avoir introduit une nouvelle manière d’écrire et de représenter les mythes et croyances du continent. Une manière authentiquement africaine.
Beydi Ahmadou Sangaré