La croissance africaine devrait-elle venir de l’innovation ?

Soleil sur l'AfriqueL'année 2015 sera déterminante pour l'Afrique pour deux raisons. D'une part, c'est en cette année que seront renouvelés les engagements internationaux sur la réduction de la pauvreté à travers les OMD post-2015. Comme le reflètent les objectifs de développement durable (ODD) qui remplacent les OMD, ce n'est plus les solutions pour réduire significativement la pauvreté qui manquent. Prenant exemple sur des pays comme la Chine ou l'Inde, nous savons aujourd'hui que la pauvreté peut être réduite significativement grâce à la croissance économique. Il suffit donc que les instruments de redistribution de la richesse soient effectivement mis en œuvre pour que les populations pauvres puissent graduellement sortir de leur situation de pauvreté. Ces instruments peuvent être de l'investissement dans les infrastructures économiques (routes, énergie, communication, eau et assainissement) et sociales (éducation et santé), de transferts d'argent conditionnels ou non à l'endroit des plus pauvres ou encore de politiques de protection sociale suffisamment flexibles pour ne pas décourager les investissements privés.

D'autre part, il est aujourd'hui une évidence que les pays africains s'engagent définitivement sur la voie du développement économique grâce à la consolidation d'institutions politiques démocratiques et à l'émergence d'une classe moyenne. L'engouement des grands groupes internationaux pour l'Afrique témoigne de la création de ce nouveau segment de marché dont la taille s'agrandit de même que les revenus de ses consommateurs. Il en est de même pour les soulèvements populaires, comme ce fût récemment le cas au Burkina Faso, qui même s'ils n’ont pas redistribué le pouvoir politique, ont certainement envoyé un signal ; que la gestion des affaires publiques se doit désormais d'être plus inclusive. Ces deux réalités viennent renforcer le processus de croissance économique qui devrait s'inscrire dans la durée. Cependant, pourquoi s'intéresse-t-on si tant à la croissance économique ? Pour équiper les ménages africains des commodités de la modernité ? Ou pour leur apporter de la dignité dans un monde où la portée de la voix d'une nation ne se mesure plus par la gabarie physique, encore moins par la multitude de la population, mais plutôt des richesses économiques que cette dernière est en mesure de créer ?

Pour paraphraser le professeur Augustin Cournot (1863) p.6, "la richesse doit être considérée, pour les individus et surtout pour les peuples, bien moins comme un moyen de jouissance que comme un instrument de puissance et d'action". Mettons le standard plus bas en considérant "la puissance" et "l'action" comme des dérivés de la "représentativité", c’est-à-dire de la capacité d’une nation à défendre sa position et d'être audible sur la scène internationale. C'est à l'aune de cette observation que nous avons besoin de reconsidérer les perspectives économiques de la plupart des pays africains. Quoiqu'elles suscitent de l'espoir, la tâche qui incombe aux gouvernements africains est celle de lui donner une définition, une définition de l'espoir africain.

Il sera plus aisé d'illustrer nos propos à partir des deux graphiques 1 et 2 ci-dessous. Le premier présente l'évolution du rapport des niveaux de vie mesuré par le PIB par habitant de certains pays ou régions du Monde de 1990 à 2013. Quant au second, il montre l'évolution du poids économique mesurée par la part du PIB mondial dans les mêmes pays/régions sur la même période. L'idée sous-jacente étant que la "représentativité" d'une nation se mesure quelque part entre le niveau de vie de ces citoyens relativement aux citoyens des autres nations et le poids de leur production collective par rapport aux autres nations. La distinction entre ces deux facteurs s'illustre bien avec la Corée du Sud et la Chine. En 2013, un Sud-Coréen moyen avait un niveau de vie trois plus élevé que la moyenne mondiale, comparable au niveau de vie de l'Européen moyen, alors que son pays ne représentait qu'environ 2% de la production mondiale. A cette même date, la Chine représentait déjà 16% de l'économie mondiale, comparable au poids des USA, alors que le niveau de vie d'un Chinois moyen ne dépasse pas la moitié de la moyenne mondiale.

Quant à l'Afrique[1], elle est à peine visible sur ces deux graphiques, synonyme d'un poids économique et d'un niveau de vie insignifiant. Mais il ne s'agit pas de l'observation la plus importante qui se dégage de ces deux graphiques. C'est plutôt ce qu'ils nous enseignent sur la fortune des pays/régions selon leurs stratégies de développement.

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Source: World Development Indicators Database, World Bank, et calculs de l'auteur. Les données sur le PIB sont en dollars constant de 2010 avec prise en compte de la parité du pouvoir d'achat.

Pour mieux comprendre les forces économiques à l'œuvre, reprenons les données sur la Corée du Sud et la Chine. L'essor économique du premier est principalement dû à l'innovation notamment dans l'électronique avec Samsung et dans l'automobile avec Hyundai Motor. Ainsi, le pays se trouve en bonne place sur le segment de marché mondial des équipements de télécommunications, d'électroménagers et de l'automobile. Cette position se reflète assez bien dans ses statistiques d'investissements en R&D qui représentaient en 2011 4% du PIB sud-coréen, un ratio supérieur à celui des Etats-Unis d'Amérique et de l'Europe (Graphique 3 ci-dessous).

Quant à la Chine, sa stratégie repose essentiellement sur trois piliers, le premier étant l'imitation des technologies déjà existantes, suivi de l'utilisation de sa main d'œuvre abondante et bon marché et enfin de l'innovation. Bien entendu, l'ensemble de ses stratégies ont été mises en œuvre concomitamment. D'abord, l'ouverture vers l'extérieur entamée par l'intégration aux accords de l'OMC a été faite non pas pour consommer mais pour produire des biens et services destinés à l'exportation en s'appuyant sur sa main d'œuvre abondante et plus compétitive. C'était donc une ouverture gagnante à la fois pour l'Etat chinois mais aussi pour les entreprises étrangères. Dans ce contexte, les flux de capitaux étrangers restent étroitement contrôlés par le gouvernement afin de maîtriser la naissance d'entreprises nationales capables de rivaliser sur les marchés mondiaux aux côtés des grandes entreprises européennes et américaines. L'imitation consiste à reproduire les technologies existant ailleurs à travers les contrats qui stipulent clairement le transfert de technologies. Ce fût le cas par exemple du train à grande vitesse ou de l'aéronautique. S'ajoute alors les investissements dans la recherche et le développement comme le montre les statistiques sur l'évolution de la part des dépenses de R&D dans le PIB. Elles sont passées de 1 à 2,5% du PIB chinois en 15 ans, rattrapant ainsi le même niveau que l'Europe (Graphique 3 ci-dessous).

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Source: World Development Indicators Database, World Bank, et calculs de l'auteur.

Quand on y regarde de près, la stratégie chinoise est semblable à celle employée par les Etats-Unis à l'exception de l'imitation puisque ces derniers étaient à l'avant garde de la révolution industrielle juste derrière les Britanniques. De plus, en tant que terre d'immigration, ils avaient déjà accueilli bon nombre d'éminents scientifiques Européens, dont Einstein reste l'un des plus emblématiques. En matière d'innovation, le pays a accru ses dépenses en R&D passant de 2,5 à 3% du PIB entre 2005 et 2010. Il n'est nul besoin de rappeler ici le nom des grandes entreprises américaines qui apportent chaque année de nouveaux produits et services sur les marchés du monde entier, Apple étant l'exemple emblématique le plus récent. En tant que pays d'innovation, les USA ont une demande extérieure très forte quoique leur balance commerciale reste déficitaire. Par ailleurs, le marché du travail américain regorge aussi d'une main d'œuvre abondante et compétitive, comme en témoigne les chiffres du PewResearchCenter qui estimait à 11.2 millions, soit 3,5% de la population, le nombre d'immigrés illégaux vivant aux Etats-Unis. A cela s'ajoute la flexibilité du marché du travail américain qui rend moins coûteux le travail qu'en Europe. Ainsi, l'innovation combinée à un coût du travail faible permet d'expliquer les performances économiques des USA qui ont pu limiter la baisse de leur poids économique à 16% en 2013, et maintenu le niveau de vie de leur citoyen moyen autour de 6 fois la moyenne mondiale.

Les exemples de la Chine et de la Corée racontent l'histoire de rattrapages économiques réussis pour des pays qui, il y a moins d'un demi-siècle, étaient au même niveau que l'Afrique. Ce sont aussi des exemples qui mettent en évidence les stratégies qui fonctionnent et les pièges à éviter. Par contre l'exemple de l'Union Européenne va mettre en évidence les instances dans lesquelles le rattrapage peut se transformer en stagnation: C'est le piège à éviter pour les économies africaines. Comme le montre les graphiques 1 et 2 ci-dessous, le poids économique de l'Europe n'a fait que baisser au cours des dernières décennies, passant de 26% en 1990 à 18% en 2013, soit une baisse de 8 points contrairement aux USA qui n'ont perdu que 4 points sur la même période en dépit de l'émergence d'autres pays du Monde tel que la Chine. De plus, quoique le niveau de vie moyen ait augmenté, il a progressé au même rythme, voire moins, que celui des USA. Ces constats vont de pair avec des dépenses en R&D récemment passées à 2% du PIB, soit un point de pourcentage plus faibles qu'aux USA et deux fois moins que celui de la Corée du Sud. Ils vont également de pair avec un marché du travail plus protecteur du salarié et générateur d'un emploi plus coûteux.

C'est aussi se chemin que s'apprête à emprunter certains Etats africains en signant l'accord de partenariat économique avec l'Union Européenne afin de consommer davantage plutôt que de produire, en dépensant seulement 0,6% de leur PIB en R&D,[2] en signant des contrats de construction qui autorisent les entreprises à importer même les travailleurs non qualifiés, et en ayant un coût du travail qualifié qui reste encore plus élevé que dans des pays comparables.[3] Ainsi, ni le canal de l'imitation, ni celui de l'innovation, encore moins celui de l'ouverture sur la base davantage comparatif n'est à l'œuvre en Afrique. Ce n'est certainement pas là une note d'espérance pour l'Afrique. C'est pour cela que l'espoir a besoin d'une définition en Afrique. Pour éviter qu'il ne soit juste un mirage pour l'essentiel de la population, il y a lieu de 1) identifier les secteurs dans lesquels l'Afrique gagnerait à imiter les technologies qui existent déjà, 2) innover dans les autres secteurs, que ce soit de l'éducation, de la santé, des technologies de l'information et de la communication, des transports, de l'énergie et de l'eau, voire même de l'aménagement du territoire et 3) entamer une ouverture commerciale dans le but de produire et non de consommer.

Georges Vivien Houngbonon

 


[1] L'Afrique sub-saharienne plus précisément car ce n'est que pour cette région que nous avons trouvé des données comparables. Cependant le profil reste le même lorsqu'on inclut les pays d'Afrique du Nord.

[2] Ce chiffre de 2007 est surestimé grâce à l'inclusion de l'Afrique du Sud dans les calculs.

[3] Cf. la publication de Gelb et al. (2013) sur le sujet. Il semble que cela soit dû au fait que les salaires soient plus élevés dans les plus grandes entreprises, suggérant qu'il ne s'agit pas d'un effet structurel mais tout simplement le résultat de la rareté de la main d'œuvre qualifiée pour les secteurs à fort intensité capitalistique tels que les télécommunications et les mines. On le voit dans les résultats que les coûts les plus élevés se trouvent en Angola et en Afrique du Sud et au Nigéria.

Peut-on réduire la pauvreté ?

une_pauvretéPourquoi est-il légitime d’envisager des politiques de réduction de la pauvreté ? Cette question ne se pose plus aujourd’hui. Cependant, de sa réponse dépend l’efficacité des politiques publiques de réduction de la pauvreté. C’est à cet exercice que s’est livré le Professeur Martin Ravallion dans un article intitulé « The idea of antipoverty policy » et présenté à la dernière conférence de l’Université des Nations Unies à Helsinki (UNU-WIDER).

Pour commencer, il a fait remarquer le grand revirement dans la conception de la pauvreté qui s’est opéré il y a environ deux siècles en Europe ; d’abord en tant que bien social puis en tant que mal social. Alors que Philippe Hecquet en 1740 considérait la pauvreté comme un intrant nécessaire au bien être de la société au même titre que le rôle l’ombre sur un tableau, Alfred Marshall s’interrogeait un siècle plus tard sur la contribution positive de la pauvreté au bien-être de la société.[1] Aujourd’hui, la Banque Mondiale évoque son rêve de voir un monde sans pauvres.[2]

La trappe à la pauvreté

Une fois qu’on s’aperçoit de ce grand revirement, la question qui se pose est de comprendre les motivations qui ont été à son origine. L’auteur propose un petit modèle d’évolution des richesses pour traduire ces motivations. Les conclusions de cette analyse sont illustrées sur le graphique ci-dessous.

graph_pauvretéCe graphique présente l’évolution de la richesse actuelle d’un individu (sur l’axe vertical) en fonction sa richesse à une date précédente (sur l’axe horizontal). Les points A, B et C garantissent le même niveau de richesse aujourd’hui qu’hier. Cependant, seuls les points A et C sont stables. Autrement dit, les personnes qui disposent des niveaux de richesse matérialisés par les points A et C sont en mesure de maintenir leur position économique de façon durable. Ceux qui se trouvent en B ne peuvent y être maintenus que par l’apport permanent d’un revenu couvrant leur besoin minimum de capital kmin. C’est une fois qu’ils disposent d’un capital supérieur à ce montant qu’ils sont en mesure de produire et d’augmenter leur richesse. Toutefois, tant qu’ils partent d’un niveau initial de capital inférieur à k*/(λ+1), leur gain supplémentaire à produire est toujours supérieur à ce qu’ils gagneraient s’ils épargnaient leur capital.[3] Ainsi, la force dynamique entretenue par la consommation les ramène toujours au point A où ils ne disposent plus de capital. Il en résulte donc que les personnes ayant une richesse initiale inférieure à k*/(λ+1) reste dans une « trappe à la pauvreté ». Il s’agit d’un cercle vicieux entretenu par le manque d’accès au marché financier qui, en les maintenant dans la pauvreté, les rend de moins en moins productifs.

Des politiques de Protection ou de Promotion ?

Dès lors, ce graphique illustre le fait qu’il existe deux façons de réduire la pauvreté : soit par des politiques de protection ou par des politiques dites de promotion. Les politiques de protection vont s’assurer que l’individu ait un minimum de revenu pour satisfaire ses besoins de base. Cela revient à transférer de façon permanente à une personne pauvre un montant correspondant au minimum à partir duquel elle devient productive (kmin sur le graphique).[4] Au contraire, les politiques de promotion visent à transférer en une seule fois ou durant une période transitoire un capital pour inciter l’individu à sortir définitivement de la pauvreté. Par rapport au graphique ci-dessus, cela consiste à transférer le montant k*/(λ+1) aux personnes pauvres pour s’assurer qu’ils deviennent suffisamment productives pour s’auto-entretenir et passer au point C du graphique.

En termes de décision politique, la principale différence qu’il y a entre ces deux types de politiques de réduction de la pauvreté réside dans le rapport entre les transferts minimum kmin et k*/(λ+1) qu’il faut faire à chaque personnes pauvres. Ce rapport peut être très important et varier d’une personne pauvre à une autre ; ne serait-ce qu’à cause des différences de capacité cognitive qui existe naturellement entre les personnes. Selon le Professeur Ravallion, ce rapport peut expliquer le fait que certains penseurs comme Bernard de Mandeville en 1732 soutenaient que la pauvreté était nécessaire à la balance commerciale d’un pays. Puisque plus de travailleurs pauvres garantissait une compétitivité à l’exportation, source d’entrée d’or (devises) pour les nations.

L’émergence des politiques de promotion de pauvreté

Dans le contexte mercantiliste où les pauvres étaient vus comme des inputs nécessaires à la production nationale, seuls les politiques de protection étaient mises en place. Elles permettaient de garantir la productivité minimale du travailleur pauvre. Cependant, dès le début du 19ème siècle, de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer des politiques d’éradication de la pauvreté. Cela fait suite à l’émergence des statistiques qui mettent à l’ordre du jour l’ampleur de la pauvreté dans certaines capitales. C’est le cas des travaux de Booth et Rowntree à la fin du 19ème siècle qui ont révélés l’existence de près d’un million de travailleurs pauvres à Londres. Il était donc devenu évident que la mise en place de politiques de promotion et non seulement de protection était nécessaire pour endiguer l’expansion de la pauvreté.

Aujourd’hui, de plus en plus de gouvernements mettent en place de politiques de promotion en plus des politiques de protection sociale. C’est le cas des programmes de scolarisation obligatoire, d’éradication du travail des enfants, et des transferts d’argent conditionnels vers les ménages. Ces politiques sont toutefois difficiles à mettre en œuvre car elles émergent dans un contexte particulier caractérisé par un niveau modéré de pauvreté, une croissance économique forte et une forte capacité de redistribution de l’Etat. Aujourd’hui la question qui se pose est de savoir si des Etats africains se trouvent déjà dans ce contexte et évaluer l’efficacité les politiques de réduction de la pauvreté à la lumière de leur capacité à protéger les pauvres et à promouvoir leur sortie définitive de la pauvreté.

 

Georges Vivien Houngbonon

 


[1] Les citations originales sont les suivantes telles que rapportées dans l’article de Ravallion:

“The poor … are like the shadows in a painting: they provide the necessary contrast.” (Philippe Hecquet, 1740).

“May we not outgrow the belief that poverty is necessary?” (Alfred Marshall, 1890).

 

 

 

[2] Se référer au slogan de la Banque Mondiale depuis 1990: “Our dream is a world free of poverty.”

 

 

 

[3] On suppose ici que le marché financier n’est suffisamment parfait pour permettre aux individus plus efficaces d’emprunter pour financer des projets rentables. Autrement dit, ils sont contraints par le crédit « credit constrained ».

 

 

 

[4] Cela peut être aussi un programme de protection sociale destiné à fournir une assistance financière à la consommation en cas de chocs sur le revenu.