Allô Allô ! Congo : Changer de Référence Sociale

atlantic_palace« Allô Allô » non pas en signe d’interjection ; mais parce que c’est l’appellation du téléphone portable au Congo ; comme pour rappeler qu’il n’a pas été inventé dans ce pays. Mais c’est aussi révélateur de la créativité actuelle dans ce pays de 4,5 millions d’habitants avec un PIB par habitant de 4500 dollars en PPA, plus que la moyenne africaine, et un taux de croissance moyen de 5% entre 2005 et 2013.[1] Pourtant, la moitié de la population vivait dans l’extrême pauvreté en 2011 selon les standards nationaux. Comment réconcilier les performances économiques de ce pays avec ses performances sociales ? De ce que j’ai pu observer, écouter et examiner durant les cinq jours de mon séjour à Pointe-Noire, j’en déduis que l’origine du « Paradoxe Congolais » trouve en partie son explication dans le sujet auquel se réfère chaque composante de la société.[2] Pour chacune de ces composantes, la référence, c’est l’autre, pour faire écho à la célèbre expression tirée de Jean-Paul Sartre.[3]

La référence, c’est l’autre pour l’Etat qui a maintenu le plan d’urbanisme colonial sous forme d’éventail dont la manche représente la ville, côtière très chère où vivent les quelques riches congolais avec les expatriés, et dont la feuille représente la cité, accessible par une autoroute principale, où vivent les plus pauvres. Il est vrai que la séparation entre les deux espaces imposée par l’administration coloniale n’est plus en vigueur ni d’actualité. Cependant, elle a été relayée par les forces économiques dans la mesure où le différentiel de prix des biens et services entre la ville et la cité sélectionne systématiquement la catégorie sociale des personnes pouvant vivre en ville. A titre d’exemple, le prix moyen d’un déjeuner en ville est de l’ordre de 8000 francs CFA, soit l’équivalent de 20 déjeuners à la Cité. Il en est de même pour le loyer. Pour couronner le tout, les pièces de monnaies sont rares en ville ; il faut donc tout payer en billets. A Pointe-Noire, l’Etat n’a pas encore modifié la structure sociale imposée par la colonisation. Ici, la référence, c’est l’institution laissée par l’ex-colonisateur.

La référence, c’est l’autre pour les quelques milliers de très riches congolais. Ils vivent dans la manche de l’éventail, en ville, dans de luxueuses et vastes villas, se déplacent dans les derniers modèles de voitures et font animer les boîtes de nuits où s’alignent les pauvres diables à la recherche de leurs loyers mensuels et de leur pain quotidien. Ces filles qui remplissent les boîtes de nuit de la ville viennent pour l’essentiel de la cité, prêtes à agrémenter les nuits de riches pétroliers et miniers en échange de quelques billets pour survivre le lendemain. C’est à eux, pour la plupart des expatriés, que se réfèrent les quelques riches congolais qui ont le privilège de vivre dans la ville à l’abri de la misère de la cité. Une cité dépourvue des infrastructures sanitaires de base dont l’odeur nauséabonde vous accueille au-delà du rond-point Lumumba. Il existe bien entendu des routes, des écoles, des hôpitaux ; mais tous sont dans un état de dégradation avancée. L’électricité est une denrée rare dans cette partie de Pointe-Noire. Tout cela en fait une cité oubliée dans l’obscurité, à la fois physique et spirituelle, offrant ainsi un terreau à la prolifération des sectes de toutes sortes.

La référence, c’est l’autre pour tous ces pauvres que compte le pays. C’est pour cela qu’ils ne disent mot en voyant des dizaines de milliers de congolais de Kinshasa expulsés vers leur pays d’origine. Pour eux, ce sont ces misérables qui sont à l’origine de leur malheur, parce que, disent-ils, ils viennent prendre leur travail. Pour eux, la référence en matière de réussite est bien la catégorie des riches de la ville, comme l’illustre toute la peine qu’ils se donnent pour s’habiller comme eux. Cependant, en matière d’échec, c’est plutôt l’étranger, qui pourtant ne vient pas de si loin, juste de « l’autre côté ».

mairie_brazzaEnfin, La référence, c’est l’autre pour l’ensemble de la population dans la mesure où l’essentiel, voire presque la totalité des produits consommés sont importés. Les chaînes de télévision nationales ne sont pas accessibles, en tout cas pas en ville et en particulier dans les hôtels et restaurants. Tout se passe comme si chacun vivait dans son référentiel sans être soumis au reflet de ce que sont les autres. L’Etat ne se préoccupe pas en premier lieu des plus pauvres ;  il se réfère d’abord aux plus fortunés. Cela se comprend parfaitement dans un pays où 65% du PIB est généré par l’exploitation du pétrole.[4] Il faut d’abord construire des ports, des aéroports et des routes pour mieux accueillir les investisseurs dans le pétrole et les mines. Dans une certaine mesure, ces investissements peuvent aussi bénéficier aux plus pauvres, mais ce n’est généralement pas le cas tout simplement parce qu’ils n’ont pas été faits à ce dessein. En ce qui concerne les plus fortunés, ils ne se réfèrent qu’à la vie à l’européenne ou à l’américaine. Leur localisation géographique et ce qui se projettent sur leur écran de télévision ne leur renvoie pas toujours l’image de leurs concitoyens qui vivent dans le dénuement total. Ces derniers, quant à eux, nourrissent l’envie de ressembler à ceux qui les oublient et d’avoir du ressentiment envers ceux qui viennent de « l’autre côté » pour prendre leurs emplois.

Ce tableau décrit étrangement la pièce de théâtre Huis clos de Sartre, sauf qu’ici les personnages ne ressentent, ni ne perçoivent leur vie au travers les autres qui font partie du tout, en l’absence du bourreau. Au contraire, chacun choisit une référence extérieure qui ne reflète pas toujours l’image de l’autre qui fait partie du tout. C’est pour cela que le Congo a besoin de changer de référence. Il faudra donner à chacun l’occasion de percevoir sa vie au travers de l’autre pour garantir la paix sociale ; autrement la répression non pas que policière mais aussi à travers l’image qui est actuellement en vigueur n’est pas soutenable. Il faudra que l’Etat voie son existence à travers la vie de toutes les composantes de la société, des plus fortunés aux plus pauvres. Il faudra que les plus riches aient l’occasion de considérer la vie de leurs concitoyens, ne serait-ce qu’à travers la télévision. Enfin, il faudra que les plus pauvres regardent en face et perçoivent leur vie à travers l’Etat et leurs plus riches concitoyens afin de les inciter à accorder plus d’attention à leurs conditions de vie.

En dépit de ce tableau peu reluisant, tout n’est pas noir à Pointe-Noire, et plus généralement au Congo. Après tout, c’est bien de Pointe-Noire que vient Vérone Mankou, concepteur de la première tablette tactile africaine. C’est du Congo que viennent ces innombrables inventeurs et entrepreneurs dynamiques de tous âges que j’ai rencontrés lors du Forum International sur le Green Business. C’est aussi bien au Congo qu’est née l’initiative de promouvoir l’économie verte ; conduite par la Chambre de Commerce locale et soutenue par le Gouvernement Congolais.

A mon avis, le Congo est l’exemple type de ces pays qui disposent des moyens pour se développer mais qui ne le font pas à cause de leur structure sociale, de la distribution du pouvoir et des sujets auxquels se réfère chaque composante de la société. Depuis Pointe-Noire, on aperçoit l’acuité de la question de la référence sociale qui se pose à l’ensemble du pays. Nonobstant, Pointe-Noire est une ville où il fait bon vivre tant qu’on en a les moyens. Faites-y un tour, il se peut qu’elle vous retienne au moins pour la plus sublime de toutes les raisons.

Georges Vivien Houngbonon

 

 


[1] Chiffres fournis par le African Economic Outlook, 2013.

 

[2] Ainsi, mes conclusions ne s’appliquent pas nécessairement à l’ensemble du pays. Cependant, en tant que capitale économique, Pointe-Noire rassemble l’essentiel des sensibilités du pays, vu à travers la vie quotidienne de personnes dont la motivation première est mue par la nécessité d’échanger des biens et services.

 

[3] Jean-Paul Sartre, Huis Clos, 1947, Gallimard.

 

[4] Chiffres fournis par le African Economic Outlook, 2013.