Evaluer les politiques publiques: Analyse de la «Bourse de Sécurité Familiale » du Sénégal

senMacky Sall a été élu à  la tête du Sénégal il y a maintenant un an et demi en se présentant sous le programme de « Yoonu Yokkute »  (La voie du Développement). Dans sa profession de foi en cinq chapitres, celui sur les injustices sociales est mis en exergue. La Bourse de Sécurité Familiale  (BSF) – une aide forfaitaire de 100.000 francs CFA par an  visant à terme 250.000 familles sous condition d’un seuil de revenu, d’inscription et d’assiduité des enfants à l’école – y occupe une place importante.  

Ce programme nous est annoncé comme une panacée aux inégalités sociales. Or aucune expérience similaire au Sénégal ne nous montre qu’elle serait à même de réduire la pauvreté. La communication sur sa mise en œuvre est opaque et le temps politique semble primer sur la rigueur scientifique que requièrent les techniques d’évaluation en vogue. Ces techniques devraient précéder la mise à l’échelle de ce programme avant son annonce comme étant une politique du gouvernement. Une phase test est annoncée pour le deuxième semestre 2013. Qu’envisage de faire le gouvernement si cette phase test montre que le programme n’a pas atteint les objectifs fixés?

Il est utile de connaître l’historique des transferts conditionnels comme politique de réduction de la pauvreté afin de pouvoir porter un regard critique sur le cas du Sénégal.  Les premiers programmes ont étés implémentés en Amérique Latine il y a une quinzaine d’années. Ils ont pour la plupart prouvé leur efficacité. Les initiatives comme  PROGRESA/Oportunidades du Mexique ont été très instructives. Les transferts conditionnels ont permis d’inclure des ménages pauvres dans un cercle vertueux, permettant de réduire le fossé qui sépare les enfants issus de familles pauvres de leurs camarades issus de familles plus riches. Cependant l’exemple Mexicain a montré que l’une des clefs de la réussite d’un programme de cette ampleur est l’évaluation de son efficacité, ce travail commence par une phase test que dirigent des experts en évaluations micro économétriques. Dans le cas de la BSF, la pression politique est telle qu’elle est présentée comme une solution et non une expérimentation.

En outre, il n’est pas toujours évident de transposer une politique réussie dans un contexte social diffèrent. L’histoire des programmes de développement en Afrique en est la preuve.  Ainsi, les leçons à tirer de l’expérience mexicaine sont celles de la prudence et de l’utilisation d’essais aléatoires et contrôlés permettant une évaluation de cette politique. En Afrique, encore plus qu’ailleurs, il nous faut connaître et publier le rendement de nos investissements. Nous nous devons de financer les programmes dont les bénéfices aux populations ciblées sont prouvés. Ce qui n’est pas le cas avec la BSF.

Une phase d’expérimentation sans aucune contrainte politicienne pourrait permettre d’évaluer l’impact de la BSF avant qu’elle ne soit présentée comme une politique publique. En effet, des techniques rigoureuses d’évaluation d’impact des politiques microéconomiques ont été développées et sont applicables aux transferts conditionnels. Pour cela il faudrait que les 50.000 ménages de la phase pilote soient représentatifs des 250.000 familles qui sont ciblées à terme. Par ailleurs, le nombre de ménages ciblés dans la phase pilote est trop large par rapport aux échantillons utilisés pour des études similaires. Ce qui laisse croire que l’objectif n’est pas d’étudier l’impact mais plutôt d'améliorer en amont les détails pratiques de la mise en place du programme.

Par ailleurs, la Stratégie Nationale de développement Economique et Sociale (SNDES) du Sénégal pour la période 2013-2017, qui est censée préciser la stratégie de l’Etat en terme de sécurité sociale ne donne que peu d’indications sur la mise en place de ces transferts. La Stratégie présente sans grande précision l’objectif des deux piliers que sont les services et les transferts.  Le tableau ci-dessous, présenté dans la SNDES, montre l’évolution de ces transferts depuis 2009. On y voit que cette initiative a commencé depuis 4 ans et qu’elle est en hausse constante pour atteindre cent mille en 2015. Reste à savoir si ces chiffres incluent les prévisions pour la BSF.  Encore une fois nous notons le très peu d’informations fournies.

tableauAu lendemain d’une alternance politique au Sénégal, qui a vu éclater de nombreux scandales financiers, il est urgent adopter de nouvelles formes de gestion et d’évaluation des politiques publiques. Trop de fois le Sénégal a investit dans des programmes couteux avec des résultats médiocres[1]. . Il est temps d’optimiser les ressources destinées à combattre la pauvreté. Les techniques rigoureuses d’évaluation d’impact devraient précéder l’élargissement de la BSF lorsqu’il s’agit de transferts conditionnels.

Binta Zahra Diop et Bassirou Sarr


[1] Pour exemple la Grande Offensive Agricole Pour la Nourritures et l’Abondance (GOANA) qui visait à réduire l’exode rural et  impulser un retour à l’agriculture  a été un fiasco économique

Protection sociale et développement humain

 

En dehors de ses fonctions régaliennes, le champ de l’intervention publique regroupe principalement les politiques économiques (sectorielles, fiscales ou monétaires) et les politiques sociales. Alors que les politiques économiques émanent directement de la nécessité d’une intervention extérieure au marché pour assurer l’efficacité de l’allocation des ressources, les politiques sociales résultent quant à elles des objectifs de redistribution et sont donc sujettes à des controverses sur leur périmètre et leur financement. Cependant, il existe des justifications économique et juridique à leur mise en œuvre.

Sur le plan économique, la mise en œuvre des politiques sociales permet d’assurer la participation et la productivité des agents économiques, gage d’une expansion du marché et d’une croissance économique forte et stable. Dès lors, les politiques sociales sont particulièrement déterminantes pour les pays en développement.[1] D’un point de vue juridique, l’accès à la sécurité sociale, la protection contre le chômage, l’assistance sociale et l’accès à la santé et à l’éducation sont garantis à tous par les articles 22, 23, 25 et 26 respectivement de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

De l’importance des politiques sociales en Afrique

Même si un consensus semble avoir été trouvé sur l’importance relative des politiques sociales, leur mise en œuvre reste limitée sur le continent Africain. Dès lors, il importe d’apprécier leur ampleur et leurs spécificités, d’identifier les défis liés à leur conception et à leur financement et de suggérer des stratégies de politiques sociales à envisager compte tenu des défis identifiés.

Dans cet article, les politiques sociales regroupent à la fois les dimensions sociales du développement et la protection sociale. Essentiellement, les dimensions sociales du développement, ou encore les dimensions du développement humain, concernent l’accès à l’éducation et à la santé ; alors que la protection sociale désigne à la fois les programmes contributifs comme la sécurité sociale et les programmes non contributifs comme l’assistance sociale.[2] L’accès à l’éducation et à la santé inclus la construction des infrastructures, la gratuité de l’école primaire et/ou secondaire et la gratuité de certains soins de santé pour tout ou partie de la population. En ce qui concerne la sécurité sociale, il s’agit notamment de l’assurance chômage, la pension de retraite et l’assurance maladie. Enfin, l’assistance sociale inclut tout programme non-contributif qui assure un minimum de revenu aux bénéficiaires.

Du lien entre les dimensions sociales du développement et la protection sociale

L’accès à l’éducation et à la santé constitue deux piliers essentiels du développement dans la mesure où il assurent la disponibilité d’entrepreneurs innovants et de travailleurs productifs susceptibles de créer de la valeur ajoutée. Bien que cette assertion soit partagée par tous, il n’en demeure pas moins que le taux brut de scolarisation en Afrique est l’une des plus faibles au Monde, avec 105% en moyenne au primaire et seulement 45% en moyenne au secondaire en 2009.

A moyen égal, la scolarisation au primaire en Afrique n’est pas liée au niveau de vie d’un pays. Cela est notamment dû au fait que le taux brut de scolarisation est proche de la moyenne  dans la plupart des pays. Il semble donc que des progrès aient été réalisés sur l’accès au primaire dans la plupart des pays Africains. Cependant, la réalisation de « l’éducation primaire pour tous » reste liée au niveau de vie.[3] Il en est de même pour la scolarisation au secondaire qui demeure faible avec une moyenne de 45% des enfants en âge d’être scolarisés qui sont effectivement inscrits.

Dès lors, des programmes d’incitation à la scolarisation ont été mis en œuvre dans la plupart des pays avec succès. Comme en témoigne le cas de la Tanzanie et du Burkina-Faso où la construction massive de salles de classes et la gratuité des frais de scolarité a induit une forte augmentation de la participation au cours primaire.[4] Par ailleurs, d’autres programmes ont été mis en œuvre à l’échelle communautaire et ont contribué à augmenter la participation à l’école primaire. Il s’agit par exemple de la distribution gratuite d’uniformes, de livres ou de repas aux élèves Kenyans.

En dépit de ces succès, d’importants défis restent à relever notamment sur la qualité de l’éducation primaire et sur l’accès au secondaire. En effet, les évaluations précédemment citées montrent que ces différents programmes n’ont pas contribué à baisser les taux d’abandons avant la cinquième année et les redoublements. De plus, les efforts sont jusqu’ici limités au niveau primaire, quoique certains pays comme le Burkina-Faso ont récemment étendu le principe de la gratuité au niveau secondaire. Par ailleurs, de précédents articles sur Terangaweb ont également évoqués la problématique de la qualité de l’éducation en Afrique du Sud, au Maroc et en Algérie, et au Bénin.

En ce qui concerne l’accès à la santé, la part du revenu consacrée aux dépenses de santé est élevée dans les pays où l’espérance de vie est faible. Dans ce contexte, les dépenses publiques liées à la santé ne sont pas liées au niveau de vie, ce qui expose davantage les ménages pauvres aux risques de maladies et d’érosion de leurs revenus dans les dépenses de santé. Ce résultat traduit la faible couverture des systèmes d’assurance maladie ; autrement, les dépenses de santé des ménages ne devraient pas dépendre de leur revenu.

En définitive, les performances des dimensions sociales du développement sont étroitement liées à l’ampleur de la protection sociale. En effet, en l’absence d’un système de protection sociale, l’occurrence d’une maladie peut entamer le revenu des ménages et par conséquent leur capacité à scolariser les enfants. Cela conduit globalement à une faible productivité et donc un faible niveau de revenu, qui à son tour entretien la fréquence des maladies et la capacité d’entreprendre. Ce cercle vicieux qui s’installe en l’absence de la protection sociale est confirmé dans le contexte Africain où les données montrent qu’un faible niveau de protection sociale est généralement associé à un faible niveau de revenu, de santé et d’éducation.[5]




 

Georges Vivien Houngbonon

 

Crédit photo : World Bank.


[1] On entend par marché restreint, une économie où la valeur et la fréquence des transactions économiques sont faibles.

[2] Un programme est contributif lorsque le montant de l’allocation dépend de la contribution de l’allocataire.

[3] L’éducation primaire pour tous est un concept défini par l’UNESCO et qui regroupe les composantes accès, qualité, alphabétisation et égalité des genres. Il est mesuré à parti de l’indice de l’éducation pour tous (IDE) qui attribue un poids uniforme à chacune de ces composantes. Le niveau de vie est mesuré par le revenu national brut par habitant à prix constant.

[4] Deininger, Klauss. 2003. “Does cost of schooling affect enrollment by the poor? Universal primary education in Uganda,” Economics of Education Review, 22, 291305.

[5] L’ampleur de la protection sociale est mesurée à partir de la part des personnes de plus de 65 ans couvertes par la sécurité sociale.

La protection sociale n’est pas un luxe en Afrique

Dans une étude en libre accès sur le site de la fondation Jean Jaurès (Protections sociales en Afrique subsaharienne : le cas du Sénégal, juin 2010)[1], l’économiste Eveline Baumann analyse le système de protection sociale au Sénégal. Celui-ci se caractérise par une faible couverture de la population, puisque la protection sociale s’y est historiquement arrimée au salariat, alors que 90% des travailleurs exerceraient une activité informelle. Ces travailleurs du secteur informel sont pourtant les plus exposés aux risques sociaux et économiques. Autrement dit, les protections sociales actuelles ne remplissent pas leur rôle de redistribution des richesses créées et, au contraire, renforce la stratification sociale en protégeant les privilégiés du marché du travail. Il serait d’urgence nécessaire de mettre en place une formule permettant de découpler salariat et protections sociales et de trouver d’autres sources de financement pour remédier à la situation actuelle.

Une publication du Bureau International du Travail[2] démontre que l’effort financier nécessaire à l’extension des prestations sociales à des groupes plus larges est théoriquement compatible avec les ressources nationales disponibles dans plusieurs pays sous-développés, notamment africains. Pour continuer sur l’exemple du Sénégal, le scénario retenu dans l’étude indique qu’il serait possible de faire évoluer ces prestations, entre 2005 et 2034, de 5% à 10% du PIB de manière soutenable. Les études du BIT montrent aussi qu’un investissement de près de 4% du PIB sur les prestations de vieillesse, invalidité et familiales pourrait réduire les taux de pauvreté d’environ 40 % dans des pays comme la Tanzanie ou le Sénégal.

Ces travaux académiques sont à mettre en lumière au regard des politiques publiques innovantes en matière de protections sociales menées depuis plusieurs années par des pays en voie de développement. Les exemples empiriques du Mexique, du Brésil et de l’Afrique du Sud ont démontré que la protection sociale n’est pas un luxe réservé aux pays développés, mais bien au contraire un investissement dans le capital humain de sa population indispensable pour toute stratégie de développement. L’effort de réduction de la pauvreté et des inégalités, en plus de renforcer la cohésion sociale, augmente l’employabilité de la population en âge de travailler et donc participe à la croissance.

Un autre document du BIT[3] recense les politiques publiques innovantes en la matière. On y apprend que le programme brésilien Bolsa Familia est le système de transferts sociaux le plus grand au monde, avec une couverture actuelle de 46 millions de personnes à un coût d’environ 0,4% du PIB. L’Afrique du Sud s’est également illustrée dans le domaine, en étendant la couverture de son système de prestations familiales à plus de 4 millions de bénéficiaires au cours des dix dernières années. L’exemple du programme Bolsa Familia gagnerait à être adapté et appliqué au plus vite aux pays africains bénéficiant d’une rente économique comme l’Angola ou la Guinée Equatoriale. Le Brésil de Lula a prouvé qu’il était possible, à travers l’outil de la protection sociale, de réduire de manière drastique et à relativement faible coût l’extrême pauvreté dans un pays. Les conditions objectives de la réalisation d’une telle politique sont réunies dans ces pays pétroliers à faible population.

Emmanuel Leroueil

 


[1] : http://www.jean-jaures.org/Publications/Les-notes/Protections-sociales-en-Afrique-subsaharienne

[2] : PAL Karuna, BEHRENDT Christina, LEGER Florian, CICHONMichael, HAGEMEJER Krzysztof, Can Low Income Countries Afford Basic Social Protection? First Results of a Modelling Exercise, Geneva, ILO, 2005 (http://www.ilo.org/public/english/protection/secsoc/downloads/1023sp1.pdf )

[3] : www.ilo.org/gimi/gess/RessFileDownload.do?ressourceId=19181