Stromae à Dakar

Stromae GangoueusAu début du mois de mai, nombreux ont été les internautes sénégalais qui ont eu à échanger sur la tournée africaine de l’artiste Stromae, tournée qui a eu comme point de départ un concert à Dakar. Les échanges furent encore plus nombreux après ledit concert. Les critiques furent positives comme négatives sur l’artiste et sur l’organisation mais toujours passionnées. Cette passion me surprit et m’a rappelé quelque part l’atmosphère de la première élection de Barack Obama. Le lien entre les deux ? Il s’agit à chaque fois d’un métis ayant un parent africain et qui a pu accéder à une renommée internationale.

J’ai pu lire dans les réactions des uns et des autres que Stromae est vu comme un enfant de l’Afrique qui a pu réussir dans le monde et qui revient chez lui, «sur la terre de ses ancêtres»(1)… Mais l’artiste lui-même ne le voit pas ainsi et je le comprends.

Je ne suis pas un métis biologique comme Stromae. Je suis née et j’ai grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de dix-sept ans et demi. Je suis ensuite arrivée à Montréal pour faire mes études que j’ai achevées il y a deux ans seulement. Parallèlement, j’ai donné et donne encore des charges d’enseignement, je m’investis dans l’édition et aussi, quand je peux, dans l’écriture. Je me suis mariée à Montréal, j’y ai eu mes enfants. Je suis en quelque sorte devenue adulte dans cette ville où je vis depuis dix-huit ans et demi. Et… j’y suis très heureuse ! Je ne le dis pas pour le dire. Je le dis parce que pour l’immigré, le bonheur peut être une quête un peu plus difficile à entreprendre.

Au départ de mes études, j’essayais de retourner en Afrique régulièrement. Mais, un jour, il y a eu comme une rupture. Je ne suis plus retournée sur le continent depuis treize ans. C’était une décision voulue et consciente. Pour moi la rupture était nécessaire pour rendre l’envol effectif. Bien sûr, ce n’était pas une rupture affective mais une rupture géographique. Un besoin de prendre du recul, territorialement parlant. Beaucoup de recul. Pour voir l’Afrique non plus en surface, dans sa matière, ses façades, ses apparences. Mais dans sa plus grande intimité. C’est-à-dire à l’intérieur de moi-même. Pour cette quête, le froid et l’isolement de l’hiver québécois a été d’une aide précieuse.

Qu’ai-je trouvé dans cette quête ? Une admiration de mes pairs, notamment pour Obama, pour Stromae, pour ces noirs qui en réalité sont des métis, des métis culturels surtout, qui sont comme dit Stromae « de nulle part ». Oui, il dit dans une interview de Jeune Afrique l’année dernière : 

« Je suis de nulle part. Comme un équilibre impossible et comme une richesse incroyable ». 

La quête identitaire est résolue chez lui d’une manière pragmatique et positive. J’ai beaucoup apprécié sa perspective et je m’y suis bien plus reconnue que dans cette réflexion très belle de Fatou Diome, dans Le Ventre de l’Atlantique : « Partir, c’est devenir un tombeau ambulant rempli d’ombres, où les vivants et les morts ont l’absence en partage. Partir, c’est mourir d’absence. »

J’avais cru moi aussi être partie. Et même être partie trop tôt, trop loin. Mais en réalité j’étais partie et ce depuis toujours ! J’étais partie dès l’entrée à l’école, lorsque j’ai commencé à vivre en wolof, à penser en français et à prier en arabe. Plus de trois mille ans d’Histoire humaine infusés au cœur de l’être d’une petite fille de six ans… et on lui demande de définir qui elle est ! Je ne ressens pas d’absence. Je me retrouve un peu partout. Et si Stromae dit être de nulle part, j’ai souvent l’impression d’être de partout. Peut-être est-ce la même chose finalement. 

Moussa Kane avait peut-être raison, lorsqu’après lecture de L’Exil, il me dit :

« Tu as longuement développé le thème de l’exil géographique mais j’ai également décelé dans ton texte le thème de l’exil face à sa propre société, la solitude du poète… même si tu l’as pas beaucoup développé. »

Ne pas se sentir chez soi quand on vit depuis toujours chez soi… Une solitude tout de même bien relative quand on sait lire, qu’on aime lire et que l’on a eu la chance de rencontrer très jeune un Charles Baudelaire sur son chemin. Mais comment sortir de ce spleen ?

Si les colonisations se sont faites souvent par les armes, la défaite de l’aïeul doit-elle condamner à jamais la descendance ? Voici un continent où l’on redoute, plus que tout, la colère de l’aïeul disparu, ce qui est une bonne chose (que de savoir rendre hommage à ceux qui nous ont précédé). Mais qu’en est-il de la responsabilité que nous avons envers le petit-fils à venir ? Qui, aujourd’hui, pense à lui ?

Ces jeunes qui admirent Obama, qui admirent Stromae, ne sont pas à la recherche de quelque chose qui leur est étranger. C’est complètement l’inverse : ils se reconnaissent dans ces êtres qui sont en réalité leurs semblables et je ne parle pas de couleur de peau mais  d’aspirations, du fait d’avoir des origines africaines et d’être capable de participer en tant que partenaire respecté à la fameuse mondialisation, sans être donc encore et toujours celui qu’on asservit. 

Berceau de l’humanité, l’Afrique est loin d’être vieille, le temps étant une mesure que bouleverse nos (r)évolutions. Au contraire, il s’agit aujourd’hui du continent le plus jeune du monde. Mais c’est aussi le continent qui reçoit le moins de la mondialisation. Un ami français disait un jour à une amie québécoise : « Les Québécois forment un peuple qui possède un potentiel énorme mais qui ignore lui-même ce qui le rend si attachant, et qui ignore surtout qu’il ne fait face qu’aux limites qu’il s’impose lui-même. » J’ai eu l’impression qu’il parlait d’Afrique ! En effet, ce jeune qui à Dakar admire Stromae ne sait pas (encore) à quel point ils sont semblables, au-delà de la surface, de la matière, de la façade, des apparences. 

Nous n’arrivons pas encore à trouver les mots pour le dire mais d’autres types de langages sont utilisés tous les jours pour l’exprimer. Une mère met son beau grand boubou traditionnel et se coiffe élégamment à l’occidentale, les cheveux tirés avec un chignon au bas de la nuque. Une de ses filles la suit en robe d’été et cheveux naturels au vent tandis qu’une autre est en djellaba et hijab : deux styles vestimentaires en apparence opposée (la fameuse (fumeuse ?) théorie du choc des civilisations) mais en réalité il s’agit des deux faces de la même médaille. Car il s’agit de vêtement et donc d’apparence. Mais, à l’intérieur, le message est le même :

« Maman, je ne peux pas être ta réplique ! Je voudrais bien l’être. Mais c’est une impossibilité. »

Le début de la rupture, et donc le début de L’Envol, se manifeste par la fin des compromis. La schizophrénie est de plus en plus difficile à perpétuer. Très bientôt, il faudra choisir. En finir avec La Quête.

Alors ? Est-ce moi qui suis partie depuis toujours ou est-ce l’Afrique « authentique » qui n’est plus depuis longtemps ? C’est si dur de se dire que l’on ne partage pas le même monde que ses propres parents. Cela crée une solitude indescriptible. D’où, entre autres, le fameux cri « Papa où t’es ». Sauf qu’aujourd’hui, les papas et les mamans, les tontons et les tatas, eh bien… c’est Nous.

Ndack Kane

(1) Stromae à Dakar : ce n’était pas aussi ‘’formidable’’ ! +++Par Aboubacar Demba Cissokho (APS)+++

Crédit Photo Stromae by @Kmeron

Jamal Mahjoub ou une quête identitaire dans le désert

 

Jamal-MahjoubD’emblée Jamal Mahjoub pose le décor: aucun compromis, aucune nuance, le Soudan est et sera toujours un pays de violence. Nulle commisération à espérer de ces terres burinées pétries dans la douleur d’un soleil implacable. Seulement survivre pour les hommes et les femmes qui ont le courage ou le malheur résigné de s’y débattre et à de rares moments à s’y exalter. Ici, se sont déroulées des guerres séculaires qui se poursuivent et n’auront de cesse de continuer entre un Nord, lieu de pouvoir, abandonné au désert, et un Sud guère plus charitable mais riche en minerais de valeur – un commerce qui a remplacé celui, séculaire, du bois d’ébène. Khartoum, capitale d’une nation soi-disant unifiée est le lieu d’oubli d’une élite prédatrice. Peu importe à celle-ci les files ininterrompues des nomades du désert qui fuient la sécheresse et la famine et s’entassent aux abords de la ville avec leurs dromadaires efflanqués, ultimes richesses. Peu leur importe les légions de pauvres hères qui par dizaines de milliers peuplent les ruines d’une cité à l’abandon. 

Dans ce décor de fin de règne, Tanner, un Anglais de vingt-cinq ans d’origine soudanaise, erre dans les rues et s’abandonne dans la lecture de vieux romans de gare, des jours et des nuits durant, dans une chambre exiguë à la touffeur infernale. Episodiquement, il se rend au bureau de son entreprise qui organise des missions dans le désert pour y trouver des richesses minérales enfouies. Venir se perdre dans ce pays de violences, oublié de tous, n’est pas l’aboutissement d’une quelconque ambition professionnelle mais la volonté de satisfaire ce besoin qui le hante depuis si longtemps, connaître ses racines, mettre des mots sur son métissage et pouvoir espérer enfin s’intégrer et renaître. Possédé par la langueur de Khartoum et sa pusillanimité, Tanneur hésite, se perd, recule, s’abandonne. Mais la venue de Gilmour, un noir américain quinquagénaire bien énigmatique, va mettre en branle ce désir d’identité et bien plus loin qu’il ne l’aurait jamais souhaité. Car Gilmour qui désire rejoindre une équipe de chercheurs explorant un sous-sol dans une partie perdue du sud du pays, va le mener aux confins de la raison, à l’endroit et au moment où le désir de violence et son acte naissent. Là où la vie, selon Gilmour, prend un sens. Dans le dénuement désertique, s’aventurant au plus près du centre sismique apocalyptique, les deux hommes vont faire l’expérience ultime sur le pourquoi de la vie, la raison de leur existence. Difficile à la lecture du cheminement de Tanner le conduisant à un paroxysme vital paradoxalement mortifère de ne pas penser au chef-d’œuvre cinématographique de Coppola, Apocalypse Now. Tant dans la forme que dans le suspens et dans la folie exacerbée qui page après page dans la deuxième partie du roman s’installe, le lecteur est emmené à un point de rupture qu’il pressent inéluctable.

     « Vois-tu, recommença t-il, toi et moi sommes semblables en ce sens que nous sommes issus d’origines opposées, de la fusion de la diversité. Nous sommes tous nés de l’intégration. C’est la seule solution. L’autre voie n’aboutit qu’à la destruction. J’étais là (…) lorsqu’au nom de la liberté ils décapitèrent Gordon. Cela a conduit aux pires famines qu’on puissent imaginer. Mais pis encore, j’ai vu à Verdun des hommes si saouls qu’il fallait les porter à leurs postes de combat. J’ai vu les enfants brûlés jusqu’à devenir des ombres à Hiroshima. Seul l’homme est assez cruel pour employer de telles méthodes. Dieu n’a rien à voir avec cela, il y a longtemps qu’Il a perdu le contrôle de la situation. » 239-240 p.

 

La navigation du faiseur de pluie est un roman magnifique et d’une fantastique intensité servi qui plus est par une prose d’une grande beauté. C’est un livre à s’y abandonner, peu importe les blessures inéluctables à la plongée abyssale dans l’âme humaine.                 

Hervé Ferrand

Jamal Mahjoub, La navigation du faiseur de pluie, Actes Sud, Collection Babel, 2006.