Les Frères musulmans ont bon dos. Depuis la destitution du président Morsi en juillet 2013, plus de 2 500 membres (dont presque tous les dirigeants) de la confrérie sont pourchassés par le pouvoir mis en place par l’armée, avec la complicité de la justice du pays et des anciens opposants politiques des Frères. Cerise sur le gâteau, la justice vient d’interdire cette association ainsi que toutes ses activités après que les autorités eussent gelé tous leurs avoirs financiers. En agissant ainsi, le nouveau pouvoir a-t-il pris la juste mesure des conséquences désastreuses de cette chasse aux sorcières ?
Déjà, le coup d’Etat anti-démocratique dirigé contre le régime de Morsi a sapé tous les efforts d’apaisement politique qui avaient pris place depuis le départ d’Hosni Moubarak en février 2011. En effet, ce putsch aura causé plus de mal qu’il n’en a réparé, du moins pour le moment, et constitue un dangereux précédent dans une Afrique du Nord post-printemps arabe encore très fragile. Il a profondément remis en cause les fondamentaux du contrat social conclu à travers les premières élections libres et démocratiques qu’ait connu ce pays.
L’Egypte avait-elle besoin d’en arriver là ?
Le nouveau pouvoir, après avoir récupéré à son compte les manifestations géantes de la place Tahrir, a confisqué la souveraineté populaire et mis en branle une machine de répression anti-Frères sans autre fondement que le caractère religieux de la confrérie. Cette guerre sans merci contre un groupe aussi socialement ancré et aussi rigoureusement organisé risque de produire un effet paradoxal : la radicalisation des Frères et leur regain de capital sympathie auprès des masses laborieuses. En effet, l’absence d’embellie économique, ajoutée à la perte d’attractivité du pays (due au climat politique délétère), ne sera certainement pas comblée de si tôt par les nouvelles autorités. D’une part, la main (très visible) du président du Conseil suprême des forces armées, le général al-Sisi, s’occupe essentiellement d’anéantir la confrérie ; d’autre part, Adli Mansour, le magistrat qui a été désigné à la tête du pays ne possède pas les qualités politiques nécessaires à la mise en place d’une croissance durable.
Si tous les présidents impopulaires devaient être déposés après un an de gestion du pouvoir, on ne serait jamais sorti de l’auberge.
L’action publique se retrouve sans orientation stratégique. Certes, l’Egypte avait atteint un point critique du fait du refus de Morsi d’écouter les revendications de ses opposants et de son entêtement à marginaliser les autorités militaires. De plus, il s’était mis à dos le pouvoir judiciaire ainsi que la société civile. Le mécontentement populaire qui s’y est ajouté a été la goutte de trop. Son régime est entré dans une impopularité grandissante et irrémédiable. Cependant, le processus de transition (après les régimes autocratiques de Nasser, Sadate et Moubarak) était encore trop fragile, l’apprentissage démocratique étant à peine entamé, que la destitution de Morsi n’était certainement pas la solution aux troubles sociaux du pays. Si tous les présidents impopulaires devaient être déposés après un an de gestion du pouvoir, on ne serait jamais sorti de l’auberge.
La désignation d’un magistrat comme Mansour n’est qu’un cache-misère. Personne ne peut prédire toutes les conséquences qui seront dues à l’enlisement provoqué par la persécution dont les Frères musulmans sont actuellement l’objet. Mais al-Sisi a le choix : arrêter la machine de répression, ou maintenir un conflit social auquel personne ne gagnera. Personne ne lui a jamais donné le droit de massacrer un groupe du simple fait d’une contestation sociale. Destituer le président Morsi était une erreur, persécuter les Frères en est une autre. Les autorités actuelles ont entre leurs mains une responsabilité historique : reconquérir la paix sociale. Cette dernière ne se décrète certes pas, mais elle peut s’installer progressivement à travers des mesures conciliatoires.
L’interdiction des Frères musulmans est une boîte de Pandore dont peuvent sortir tous les maux. La meilleure manière d’apaiser le climat politique est de laisser s’exprimer toutes les sensibilités. Pour le moment, ce n’est certainement pas la voie qu’ont empruntée l’armée et le gouvernement égyptiens.