Les Etats-Unis d’Afrique, au-delà du hip-hop

Le message politique au-delà du Hip Hop, voilà ce que le canadien Yannick Létourneau a voulu illustrer dans son long métrage documentaire Les Etats-Unis d’Afrique. Le film retrace le périple du rappeur sénégalais Didier Awadi pour l’enregistrement d’un album en hommage aux pères de l’indépendance des pays africains et à quelques penseurs de la diaspora. 

Awadi souhaite porter son engagement « au-delà du Hip Hop» (sous-titre du documentaire), et cela se traduit par une tentative de conscientisation des masses. Pour cela le MC des Positive Black Soul, (groupe de rap sénégalais des années 1990) met en musique les discours d’hommes politiques africains et penseurs de la diaspora. Nkrumah, Lumumba, Senghor, Césaire, Malcom X, Sankara, Nasser, Nyerere, Mandela, Cabral, toutes ces figures qui avaient une vision et un idéal d’une Afrique indépendante, unie et développée. Mais au-delà de ces discours de grandes figures portées en musique, le réalisateur montre un autre visage du continent à travers le projet musical de rappeurs contemporains, celui d’une Afrique engagée et militante. Avec pas moins de quarante pays parcourus, Awadi collabore à chaque étape avec un ou deux artistes locaux. Le but de cet album est de redonner à la jeunesse africaine une fierté nouvelle, de lui permettre de se réapproprier son histoire et d’entrevoir un futur plus prometteur dont elle serait l’actrice.

L’enregistrement commence à Ouagadougou avec le rappeur burkinabé Smokey, également très engagé. Leur collaboration est fondée sur les discours de Thomas Sankara, ancien président burkinabé. Les discours de Sankara sont utilisés dans trois morceaux, une manière pour Awadi de revaloriser l’héritage de ce leader politique auprès des jeunes générations. Awadi répond aussi au discours de Nicolas Sarkozy, prononcé à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, par le biais d’un discours de Frantz Fanon. Ensuite c’est à New York que se poursuit l’enregistrement avec M-1, rappeur activiste politique du groupe américain Dead Preaz. Il profite de son passage aux Etats-Unis pour assister à la prestation de serment de Barack Obama qu’il considère comme un exemple de réussite pour les jeunes Africains.

Le film-reportage est également l'occasion pour le rappeur sénégalais de pointer du doigt les difficultés socio-économiques des pays visités. Que ce soit au Burkina où la classe politique satisfait de moins en moins les besoins des populations, ou au Sénégal où le climat politique et social est tendu avec l’approche des élections, Awadi et ses confrères rappeurs déplorent le désengagement des dirigeants africains. Dans les rues de Johannesburg, c’est le jeune rappeur Zuluboy qui dénonce les manquements de l’African National Congress, parti au pouvoir depuis 1994, dans une Afrique du Sud où les inégalités ne cessent de se creuser.

Les Etats Unis d’Afrique donne un aperçu du rap africain qui voit son audience s'agrandir de plus en plus auprès de la jeunesse africaine. D’où l’idée des artistes engagés tels que Awadi, Smokey, entre autres, d’en faire un moyen de conscientisation des masses, le levain de la contestation des insuffisances des systèmes actuels et de la lutte pour un meilleur avenir. 

 

Mariétou Seck

Poids du rap au Sénégal et tradition orale en Afrique

Quelle peut être le lien entre la pratique discursive orale, partie intégrante sinon essentielle de la culture et de l’histoire des sociétés africaines d’une part et d’autre part le rap, moins en tant que style musical que pratique discursive aussi, vecteur de messages et phénomène de société au Sénégal, un des trois pays, avec les USA et la France, où cette musique est le plus populaire selon certaines études. Leur utilisation comme moyen d’accession à l’information ou du moins à la compréhension de celle ci par une très grande partie de la population? Peut être. Leurs vertus éducatives et formatives de la conscience de cette même population ? Certainement.

Le rôle crucial de l'oralité dans les sociétés africaines

Dans sa « critique de la raison orale », le professeur Mamoussé Diagne a démontré le rôle crucial qu’a joué l’oralité dans les sociétés africaines. Une sorte de réhabilitation de ce mode de transmission du savoir, de partage des connaissances et de critique de la société alors que d’aucuns l’ont assimilé à la cause majeure du retard de l’Afrique du fait de son utilisation quasi exclusive et donc de la presque absence de systèmes d’écriture. Nous n’étalerons pas ici toute sa brillante démonstration sur l’intérêt d’une étude plus poussée de cette « civilisation » de l’oralité dans le processus de réappropriation de notre histoire et dans l’appréhension liée aux péripéties de notre situation actuelle. Mus par une telle ambition, nous n’aurions d’ailleurs ni la maitrise du sujet ni le talent pour la restitution.

Ce sur quoi nous pouvons en revanche nous avancer est un constat : l’Afrique n’écrit pas, ne produit pas assez de livres aussi bien sur son passé, sa situation actuelle que son devenir. Faute de moyens, l’édition d’ouvrage dans le continent est réduite à la portion congrue et les œuvres existantes ne sont pas accessibles à la majorité. Pour autant, le besoin d’une production littéraire de qualité, prenant en compte les réalités sociales, le vécu des populations et leurs aspirations, se fait plus que jamais sentir. C’est ainsi que dans un pays comme le Sénégal, de la même manière que sous d’autres cieux les écrivains ont accompagné des révolutions ou simplement contribué à éduquer les populations, à conscientiser les masses, les rappeurs se sont, par le biais de l’orature, engagés pour l’émergence d’une nouvelle conscience citoyenne.

Le rap : un engagement, à travers la fonction tribunicienne, pour l'émergence d'une nouvelle conscience citoyenne

En effet, un mouvement tel que Y EN A MARRE n’a rien de spontané. Il est l’aboutissement d’un long processus entamé dés le début des années quatre vingt dix au moins. Les jeunes sénégalais, surtout ceux vivant en zone urbaine, ont dès cette époque été influencés par la philosophie Boul Falé (t’occupe pas) et le discours contestataire d’un groupe comme le Positive Black Soul qui les incitaient à aller de l’avant sans s’occuper du regard d’autrui, des aléas et des difficultés de la vie. Dés l’apparition des premiers groupes, PBS, Kocc Barma, Daara J notamment, cette nouvelle musique est tout de suite adoptée par une jeunesse qui se retrouve totalement dans des textes qui ne contiennent ni flagornerie ni discours dithyrambique mais une vision partagée des choses. Elle passe rapidement de simple effet de mode à véritable phénomène de société.

Il y a ainsi toutes ces chansons qui ont marqués leur époque forgeant une nouvelle conscience citoyenne. « Dou Deug Dou Yoon » (c’est pas normal) puis « L’Afrique n’est pas démuni » du PBS par exemple ainsi que toutes les productions allant dans le même sens, ont amené cette jeunesse à acquérir des éléments d’appréciation de l’action d’un gouvernement incompétent et à développer un esprit panafricaniste, seul voix de salut pour le continent. « Mako Wax » (j’ose le dire) et plus tard : « Ça va péter » de Pee Froiss, comme d’autres textes engagés au point de valoir à leurs auteurs des séjours carcérales, ont conduit à élever la voix contre les dérives des tenants du pouvoir politique. Cela a aussi encouragé le peuple, à l’approche d’élections, à manifester son courroux dans les urnes. Le régime socialiste en a fait les frais en 2000.

Et que dire du très culte « Cent Commentaires » interprété par Iba et Makhtar du groupe Rap’Adio qui répertorie avec un talent incomparable toutes les tares de cette société de dissimulation où les compromis et le laisser aller ont toujours pris le pas sur la condamnation sans concession de tout manquement. C’est en cela d’ailleurs que le mouvement hip hop au Sénégal a, dès sa naissance, dérangé, et sans doute plus que l’incursion, dans les années quatre vingt, des tonitruants Grandmaster Flash, Public Ennemy ou Africa Bambata sur la scène publique américaine. Il continue encore de déranger, parce qu’il dénonce sans complaisance tous les errements d’où qu’ils puissent provenir.

Les rappeurs sénégalais, dans leur écrasante majorité, mettent un point d’honneur à s’engager aux côtés du petit peuple, à partager ses souffrances, à se battre pour que les choses changent. S’ils s’écartent de cette ligne de conduite, ils perdent leur crédibilité, leur âme. Aujourd’hui le groupe Ker Gi, Simon ou Fou Malade entre autres prennent le relais des pionniers cités plus haut, avec au moins le même degré d’engagement, pour continuer cette mission de veille et d’éveil qu’ils se sont assignés depuis toujours. Ainsi après avoir pris la tête de l’opposition au régime de Wade et largement contribué à sa défaite cuisante, ils se posent en sentinelles avec pour seul souci la préservation des acquis démocratiques.

Leur combat, leurs paroles valent tous les livres, tous les poèmes engagés aussi pertinents ou beaux soient ils. Et ils ont pour eux l’avantage de capter un public beaucoup plus large. Le poète américain Marc Smith n’a-t-il pas, en 1986, imaginé le Slam, inspiré du rap, dans le but de « rendre les lectures de poèmes à la fois moins élitistes et moins ennuyeuses ? »

Vers une vulgarisation de la transmission orale des connaissances ?

Aujourd’hui, à l’heure du livre audio, qui connait un grand succès dans les pays anglo-saxons et nordiques, et de la progression de l’utilisation du mobile, 620 millions d’abonnés africains au téléphone portable à la fin 2011 (Voir http://terangaweb.com/2012/02/27/la-maturite-du-marche-de-la-telephonie-mobile-en-afrique/), les autorités des pays africains en général, compte tenu du faible taux d’alphabétisation sur le continent (39,3% en 2011 au Sénégal selon Index Mundi), devrait peut être vulgariser le mode de transmission orale des connaissances. Il s’agit de faire par exemple la promotion du livre audio, traduit dans le maximum de langues notamment celles nationales, sur des supports tels que les CD ou les enregistrements sur téléphone mobile ou MP3.

Dans un pays comme le Sénégal, utiliser la voix de rappeurs en lieu et place de la synthèse vocale ne serait pas de trop dans la recherche de l’adhésion du public. Surtout si on considère que chez un Didier Awadi, on retrouve déjà une partie de l’œuvre d’un Césaire ou d’un Damas dans nombre de productions. Sa voix accompagnant l’édition audio du « Cahier d’un retour au pays natal » serait dans la continuité des projets qu’il a réalisés jusqu’ici et atteindrait un public qui sans cela aurait eu peu de chance d’apprécier un tel ouvrage. Naturellement, tout ceci n’exclut nullement de redoubler d’efforts pour atteindre une alphabétisation universelle, y compris dans les langues nationales, ainsi que pour le développement d’une production littéraire riche et accessible. Car, comme le fait remarquer Mamoussé Diagne, nos sociétés sont influencées à la fois par l'oral et par l'écrit.

Dans l’actualité sénégalaise, un exemple allant dans ce sens mérite d’être cité ici. Il s’agit de l’initiative du professeur Fatou Sarr Sow, directrice du Laboratoire Genre de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN), dans le cadre de la campagne des élections législatives en cours dans le pays marquées par la loi sur la parité qui oblige les partis à mettre sur leurs listes un nombre égal d’hommes et de femmes. Cette initiative consiste à organiser, pour des femmes candidates, un atelier de formation et de renforcement de capacités rendu nécessaire par le fait que certaines de ces femmes souffrent d’un déficit ou d’une absence d’alphabétisation. Le professeur et ses collaborateurs ont eu l’idée de traduire, notamment en wolof, des textes législatifs et d’autres écrits utiles à une telle fonction, puis de les mettre sur CD audio pour permettre à celles qui ne savent lire ni ne comprennent le français de s’initier et de se familiariser à ces textes. En exposant cette démarche, Le Professeur Fatou Sarr Sow s’est référée à la civilisation de l’oralité et à la pertinence actuelle de l’utilisation des moyens de l’orature.

Il faut dés lors rendre hommage à ces rappeurs sénégalais qui sont dans cette démarche depuis plus de deux décennies avec une préoccupation majeure : contribuer à permettre à ceux qui n’ont accès ni à l’information utile, ni à une véritable documentation littéraire, qui ont besoin d’être conscientisés sur les problèmes et les enjeux de leur temps, de s’imprégner de certaines valeurs historiques, sociales, morales voire philosophiques à travers un discours dont la mise en musique n’est là que comme une sorte d’emballage du message. 

Racine Assane Demba