Beaucoup a été dit sur les raisons du « miracle » asiatique. Alors que dans les années 1950-1960, des pays d'Asie comme la Corée du Sud ou Taiwan avaient des niveaux de développement quasi similaires à ceux de pays africains comme le Ghana ou le Nigeria, les décennies suivantes ont vu les « dragons » puis les « tigres » asiatiques entamer à marche forcée un processus de rattrapage économique du monde développé. Un certain nombre d’analystes ont salué la « dictature éclairée » de dirigeants asiatiques comme Lee Kwan Yew (Singapour) ou Park Chung Hee (Corée du Sud) comme étant le facteur décisif de ce rattrapage. A contrario, l’Afrique aurait souffert de dictateurs malintentionnés et/ou mal-éclairés (Bokassa, Mobutu, Idi Amin Dada, Robert Mugabe, etc.) qui l’auraient conduit à sa perte. Le problème serait donc une question de leadership. Cette théorie, qui trouve encore un très grand nombre de partisans, est simpliste à plus d’un titre. Elle réduit la politique, à savoir la conduite des affaires de sociétés complexes, à une question d’individus, de morale et de bonnes intentions.
L’essai de l’économiste britannique Joe Studwell, « How Asia works », est donc à saluer à plus d’un titre. L’auteur y explique le succès des pays d’Asie du Nord-Est (Japon, Corée du Sud, Chine, Taiwan) et l’échec relatif des pays d’Asie du Sud (Thailande, Malaisie, Indonésie, Philippines) au regard de trois politiques publiques, à son sens décisives dans le processus de développement économique d’une Nation.
Selon J. Studwell la transformation structurelle des économies d’Asie du Nord-Est est le résultat d’une recette à trois ingrédients :
- la libéralisation du potentiel agricole par la redistribution des terres de sorte à faire émerger une agriculture capitaliste rurale, soutenue par des politiques de services d’accompagnement (accès aux intrants et aux crédits, infrastructures de stockage et de distribution) ;
- la remontée sur la chaîne de valeur industrielle par l’acquisition à marche forcée des techniques et technologies de pointe par l’industrie nationale, à travers une politique proactive de l’Etat forçant les entrepreneurs nationaux à concentrer leurs efforts dans l’acquisition de ces technologies et la compétition internationale ;
- l’orientation de la finance pour la réalisation prioritaire des deux objectifs précédents, au détriment de profits à court termes supérieurs dans des activités spéculatives (rente foncière, spéculation immobilière) pour privilégier des objectifs de plus long terme comme la maîtrise des technologies industrielles de pointe.
Ces leçons venues d’Asie contredisent un certain nombre de dogmes véhiculés par la vulgate libérale, notamment en réaffirmant la prééminence d’une intervention étatique forte dans les phases de rattrapage économique, au détriment de la main invisible du marché, les intérêts court-termistes des détenteurs de capitaux dans les sociétés en voie de développement pouvant se révéler des entraves à la transformation structurelle.
Pour Joe Studwell, le premier ingrédient de la recette miracle asiatique est la transformation structurelle de l’agriculture, qui emploie la majorité de la population dans les pays pauvres. La transition de sociétés agraires féodales vers des sociétés modernes passe généralement, selon l’auteur, par l’étape d’une production agricole intensive sur de petites surfaces (maraîchage, culture périurbaine, agriculture vivrière), portée par une classe de petits propriétaires terriens ruraux. Cela permet d’augmenter la productivité de la catégorie la plus large des travailleurs, avec un impact fort sur la productivité globale des facteurs de production du pays. La résultante est une première accumulation de capital par cette classe de cultivateurs ruraux, qui alimente un premier marché de consommation et permet l’émergence d’une classe importante d’entrepreneurs. Cette transition a été rendue possible, dans la plupart des cas par d’ambitieuses réformes agraires redistribuant les terres des grands propriétaires terriens féodaux (Japon, Corée du Sud, Chine, Taiwan) en de petites parcelles (3 à 5 ha) distribuées au plus grand nombre ; à contrario, les pays d’Asie du Sud comme les Philippines, la Malaisie, l’Indochine, n’ont toujours pas, à ce jour, mené ces politiques de redistribution des terres. De ce fait, de grands propriétaires terriens vivent de culture de rente dans de grandes plantations (sucre, hévéa, palmier à huile) mises en valeur par des ouvriers agricoles pauvres, avec peu d’effet d’entraînement sur l’économie et en empêchant l’émergence d’une classe moyenne rurale.
Le deuxième levier du succès est la transformation industrielle du tissu économique, avec une montée en gamme technologique et une remontée sur la chaîne de valeur des processus de production. Joe Studwell remarque que dans les cas asiatiques, la main de l’Etat est déterminante – soit à travers la création de sociétés publiques (Chine), soit à travers l’orientation et l’encadrement fort des sociétés privées (Corée du Sud) – pour inciter, protéger et orienter l’émergence de champions nationaux de l’industrie. L’auteur illustre avec brio ce qui fait la force des politiques industrialisantes asiatiques, comparativement aux échecs qui ont pu être enregistrés dans des pays comme l’Algérie par exemple. La condition du succès d’une politique de création d’industrie, est la mise en concurrence de plusieurs opérateurs nationaux et l’impératif d’exporter leurs produits (signe de compétitivité sur les marchés internationaux) mis en œuvre en Asie du Nord-Est.
Dans ces pays, les Etats n’ont pas hésité à mener des opérations de fusions forcées des entreprises les moins compétitives, intégrées aux groupes les plus compétitifs. La croissance du groupe d’électronique chinois Huawei s’est ainsi caractérisée par le rachat au rabais d’une multitude de compétiteurs moins aguerris, présents sur d’autres segments de marché, et redynamisés dans le cadre de la gestion Huawei.
De même, les financements d’Etat accordés aux industries nationales sont liés à des indicateurs de performance qui suivent notamment la capacité des opérateurs industriels à écouler leur production à l’étranger, signe de leur compétitivité. Il en ressort que la recette du succès consiste certes à protéger au début son industrie nationale, mais également à la mettre sous tension permanente, interne et externe, afin de ne soutenir que les opérateurs les plus compétitifs, et de ne pas financer des canards boiteux. Pour Joe Studwell, le facteur décisif expliquant l’échec de l’industrie soviétique ou indienne (avant les réformes de 1991), n’est pas à chercher du côté de la propriété publique des capitaux, mais du côté de l’absence de mise en concurrence sur les marchés nationaux et de focus sur les exportations (compétitivité internationale) des industries de ces pays.
Dans le secteur financier également, Joe Studwell plaide pour un contrôle fort par la puissance publique. Selon lui, dans le contexte de pays à faible ressource, il est vital d’allouer le peu de capitaux disponibles en direction des deux objectifs précédents : une agriculture rurale intensive et une industrie autochtone en dynamique de rattrapage technologique. Selon l’auteur, c’est l’alignement stratégique du système financier aux objectifs d’agriculture intensive et d’industrie nationale qui a permis le développement au rythme accéléré sans précédent de l’Asie du Nord-Est.
Les exemples d’Asie du Sud montrent par contre les effets nocifs d’un système financier libéralisé, souvent aux mains soit d’une classe rentière (les grands propriétaires terriens et les oligarques), soit de la finance mondiale, à la recherche de gains faciles et de courts termes qui ne correspondent pas toujours aux objectifs de développement. La volatilité des investissements étrangers, ayant conduit à la crise asiatique du 1997, tranche ainsi par rapport aux investissements à long termes des banques de développement nationales. Quant aux banques aux mains des oligarques, elles ont servies à financer prioritairement une bulle immobilière et des activités spéculatives de court terme qui n’ont que peu concouru à la transformation structurelle de ces pays.
A contrario, le décret de 1962 instituant la New Bank of Korea, sous la tutelle du Ministère des Finances, a fait de cette banque centrale un instrument de financement de l’économie réelle aligné aux objectifs de développement du pays, sans tomber dans les travers africains de la planche à billet. En effet, les prêts préférentiels accordés aux industries nationales dépendaient de la capacité des opérateurs à produire des lettres de créance de clients internationaux, et donc à prouver leur compétitivité sur les marchés internationaux. Les banques qui prêtaient à ces opérateurs pour financer leur production préachetée à l’étranger pouvaient se refinancer quasiment à taux zéro auprès de la banque centrale. Ce type de mesure va grandement contribuer à accélérer la constitution d’une industrie lourde en Corée du Sud, suivie ensuite d’une industrie de technologie de pointe. La conditionnalité de la compétitivité des opérateurs créditeurs sud-coréens a permis d’assurer la soutenabilité de la dette nationale. La crise de 1997 finira d’assainir le paysage économique sud-coréen, en ne laissant survire que les opérateurs les plus solides économiquement et technologiquement.
« How Asia works » est un essai qui réhabilite l’action de l’Etat dans la phase d’Emergence économique. Si l’Etat y joue un rôle stratégique, il n’y joue toutefois pas un rôle centralisateur et omnipotent ; l’Etat est plus fort dans son rôle de régulateur que dans son rôle d’acteur économique. Sa force est de mettre en place des règles du jeu équitable, tournée vers l’efficacité, qui incite les acteurs privés à donner le meilleur d’eux-mêmes pour l’atteinte d’objectifs de salut publique. Une leçon venue d’Asie qui pourrait justement inspirer les nombreux Etats africains qui désirent émerger à leur tour.
Emmanuel Leroueil