Alors qu’elle affiche une certaine embellie économique depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, matérialisée par des taux de croissance soutenus sur plusieurs années, la Côte d’Ivoire a rouvert une page de son histoire que l’on aurait pu croire close. Le pays a renoué, du 12 au 15 mai 2017, avec une situation de crise sécuritaire que le gouvernement a eu du mal à résorber. 8 400 mutins ont tenu en otage pas moins de 5 villes du pays, d’Abidjan à San Pedro, en passant par Bouaké, Man, Korhogo, Daloa et Bondoukou. Après des négociations laborieuses, un accord dont le contenu reste encore inconnu a été trouvé et les soldats sont retournés dans leurs camps. Cette deuxième mutinerie en l’espace de 5 mois (après celle de janvier) témoigne d’un malaise profond au sein de l’armée, d’une instabilité politique chronique et remet en question les progrès économiques de ces cinq dernières années.
Un malaise profond au sein de l’armée
Les auteurs de la mutinerie proviennent essentiellement des rangs de la rébellion pro-Ouattara lors de la crise post-électorale de 2011. Celle-ci s’est arrogée une légitimité revendicatrice qui n’est écrite nulle part, du moins sur aucun texte connu, depuis sa participation victorieuse à l’opération qui a expulsé Laurent Gbagbo du pouvoir. Elle considère avoir droit à un traitement de faveur de la part de la majorité au pouvoir qu’il a aidé à s’installer en 2011. Son caractère non républicain et son manque de formation militaire classique en font un élément d’instabilité dans un corps qui est censé garantir précisément la défense et la sécurité du pays. Les soldats mutins s’en sont même pris aux populations qui manifestaient contre leur mouvement d’humeur, en exerçant des violences physiques ou tirant à balles réelles sur elles. Les affrontements ont ainsi fait pas moins de 4 morts et une vingtaine de blessés parmi les civils et certains démobilisés qui n’ont pas été réintégrés dans l’armée après l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara. Cette mutinerie révèle un profond malaise au sein d’une armée ivoirienne divisée et qui peine à se reconstituer après la guerre civile qu’a connue le pays dans les années 2000. Dans cet imbroglio, le rôle de Guillaume Soro, qui était à la tête des Forces Nouvelles d’où sont issus ces ex-rebelles, reste ambigu. L’armée se trouve donc coupée en deux, entre une frange qui a survécu aux multiples crises qui ont secoué le pays dans la décennie 2000 et une autre qui est issue de l’ex-rébellion pro-Ouattara qui a été intégrée au forceps dans ses rangs. Il y a, dès lors, un urgent besoin de formation et d’organisation dans cette armée, pour la rendre apte à assurer ses missions de défense et de protection des populations et lui inculquer les valeurs républicaines.
Une instabilité politique chronique
Au-delà du danger qu’il y a à entretenir une armée non républicaine, peu soucieuse de sa mission de défense et de protection des populations, c’est la stabilité politique même de la Côte d’Ivoire qui est en jeu. Dans un pays qui a connu une guerre civile sanglante dans la première décennie 2000, sur fond de conflits ethniques, la réconciliation nationale est restée un vœu pieux et n’a pas dépassé le cadre de la commission Dialogue-Vérité-Réconciliation et de son rapport qui est resté lettre morte. Avec un paysage politique fortement marqué par les divisions ethniques et régionales, la stabilité du pays peine à s’installer. D’immenses efforts ont été consentis pour mettre les anciens belligérants autour d’une table, mais ils sont jusque-là restés vains. La IIIe République adoptée en 2016 était censée doter le pays d’une stabilité institutionnelle et, au passage, le débarrasser du concept d’ivoirité, mais le rapport des forces sur l’échiquier politique constitue un véritable frein à cette stabilisation. L’appétit de l’actuel Président de l’Assemblée Nationale pour le fauteuil présidentiel est bien connu, dans un attelage institutionnel qui ne lui est pas forcément favorable, tandis que le Président Ouattara ne l’a ni désigné ni pré-positionné pour sa succession. La nouvelle Constitution ivoirienne confère plutôt ce rôle au Vice-Président, Daniel Kablan Duncan, qui semble ainsi avoir la préférence du Chef de l’Etat.
Ce dernier gagnerait à clarifier les positions de chacun dans son entourage et à dissiper le brouillard autour de sa succession. Ses alliés du PDCI n’ont pas tu leur ambition de diriger le pays, et la division au sein du FPI ne garantit pas une élection présidentielle apaisée en 2020. De plus, rien aujourd’hui ne le met à l’abri d’un éventuel coup d’état, après la facilité avec laquelle quelques centaines de soldats ont réussi à prendre en otage tout un pays, et ce, deux fois en l’espace de 5 mois. La purge dans la hiérarchie militaire et le remaniement ministériel intervenus après la mutinerie de janvier n’y ont rien fait, ni son indignation et son désaccord ouvert avec les méthodes de ces revendications pécuniaires. L’autorité de l’Etat a été rudement mise à l’épreuve et la peur installée. Cette attitude de défiance vis-à-vis de l’autorité étatique sape les nombreux efforts qui ont été faits par le régime d’Alassane Ouattara et ses partenaires internationaux pour reconstruire le pays.
La remise en question des progrès économiques
Devant cette situation politique incertaine, le terrain économique – « tiré par l’agriculture, les services et l’industrie, ainsi que par la hausse de la demande intérieure et un essor des investissements » selon la Banque mondiale – risque de devenir plus fragile. Durant ces cinq dernières années, la Côte d’Ivoire a affiché des taux de croissance record, tournant autour de 8%, grâce à une politique d’investissements publics et de relance budgétaire accompagnée par les institutions financières internationales. La reprise économique était encourageante, de nouvelles entreprises se sont créées, des banques étrangères se sont installées et des institutions comme la BAD et la BRVM y ont installé leur siège. Pendant les quelques jours qu’a duré la mutinerie, la plupart des commerçants, magasins, grandes entreprises et banques des villes concernées ont fermé boutique tandis que les institutions internationales et représentations étrangères enjoignaient leurs personnels de rester chez eux et que les écoles demeuraient fermées. Cette situation porte préjudice à la reprise économique parce qu’elle décourage les investisseurs, déjà confrontés aux procédures administratives, au coût de la main-d’œuvre et au paiement élevé d'impôts. Les porteurs de capitaux hésiteront certainement à mettre leur argent dans une poudrière qui peut prendre feu à n’importe quel moment, sur la simple volonté d’hommes en armes qui réclament des primes de guerre, et ce, dans un contexte de montée du terrorisme dans toute l’Afrique de l’Ouest. Il faut rappeler que les mutins avaient déjà obtenu 5 millions de F CFA chacun après leur premier mouvement d’humeur en janvier, et réclament pas moins de 7 millions F CFA chacun cette fois-ci. La somme globale que devra décaisser l’Etat, s’il accède effectivement aux revendications des mutins, tournerait autour de 60 milliards de F CFA, soit 1% du budget annuel. Que se passerait-il si d’autres corps, comme les enseignants et les médecins, s’adonnaient aux mêmes types de caprices et prenaient en otage tout le pays en cessant leurs activités ou demandaient les mêmes montants ? Le manque à gagner pour l’économie serait énorme, dans un contexte de ralentissement de la croissance et de chute des cours du cacao, filière qui emploie un tiers de la main-d’œuvre ivoirienne.
Cette mutinerie est très inquiétante pour un pays comme la Côte d’Ivoire, qui revient de loin : une décennie de guerre civile à forte coloration ethnique. Elle met à mal une partie de l’armée avec le pouvoir politique et la population pour des revendications de bas étage, à l’heure où les priorités devraient être ailleurs, sachant que les concessions financières faites aux mutins porteront un sérieux coup à l’investissement. La reprise économique amorcée par le régime d’Alassane Ouattara sera durablement remise en question par ces quelques jours de revendications, qui témoignent à la fois d’un malaise profond au sein de l’armée et d’une instabilité politique chronique, à un moment où les forces de défense et de sécurité devraient plus se préoccuper de leur contribution à la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. Les mesures prises après le soulèvement de janvier n’ont pas montré leur efficacité et rien ne met la Côte d’Ivoire à l’abri d’un nouvel épisode de violences ou d’un coup d’état.
Mouhamadou Moustapha Mbengue