Léonora Miano : Sur la question de la construction d’un nouvel individu africain

Miano

Il est parfois bon, voir salutaire de revenir sur un excellent roman. En l’occurrence Contours du jour qui vient de la romancière camerounaise Léonora Miano auréolée pour ce chef d’œuvre du Prix Goncourt des lycéens en 2006[1]. Un texte remarquable tant dans sa forme que sur le message dont il est le vecteur.

Musango qui en est le personnage principal s’exprime à la première personne du singulier. Elle a 12 ans. Pré pubère donc. Mais son itinéraire de vie est tel que par la maturité de son discours, le lecteur ressent intensément le fait d’une enfance volée et violée. Quelque part au Mboasu, cet état imaginaire mais ô combien réel d’Afrique, la jeune fille a été désignée par un charlatan comme étant l’instigatrice des malheurs qui s’abattent sur sa mère. Elle serait donc un enfant sorcier.

La misère morale et sociale dans laquelle cette mère, cette femme végète, semble dicter la violence extrême qu’elle laisse déferler sans retenue sur sa propre fille. Musango, drépanocytaire comme sa génitrice, constitue le reflet de l’échec de son arrimage manquée à une autre condition de vie, l’image de son ascension sociale loupée. Elle livre sans remord sa fille à l’âpreté de la rue.

Le parcours de Musango qui fait suite à ce rejet est insolite. Nous vous laissons le soin de le découvrir. Il donne une force singulière au  regard  scrutateur qu’elle pose sur  sa mère, sur des femmes en quête d’opportunité, sur la société du Mboasu. Il est surtout l’occasion de voire éclore une nouvelle personnalité, avec de nouvelles références.

Musango porte un regard acerbe sur toutes les formes de croyances qui construisent sa communauté et qui induisent, des choix personnels ou collectifs difficiles à concevoir quand on ne se plonge pas complètement dans ce contexte culturel. L’animisme et les peurs sourdes qu’il continue d’inoculer, les nouvelles doctrines des églises dites de réveil ou la logique violente de la rue. Le constat d’une perte de repère est patent lorsque Miano s’exprime sur le rapport à la production et celui à la terre :

Elle est vivante. Sa parole de craquements et de crissements me parvient pour faire entendre qu’elle était souveraine. Les humains pactisaient avec elle, avec les bêtes féroces dans lesquelles elle matérialisait sa puissance, afin de se rendre accessible à leur entendement. Chaque famille avait un totem, un animal dont l’esprit la protégeait, et qu’elle ne pouvait manger au risque de tomber malade ou de mourir. A présent, la brousse n’est plus qu’un corps qu’ils mutilent de la pointe acérée de leurs couteaux, pour lui soutirer des écorces ou des herbes, sans prendre la peine de la remercier pour ses dons. Lorsqu’ils en invoquent les forces, ce n’est plus pour leur demander de les relier au Suprême, mais seulement pour obtenir de quoi se remplir la panse.[2]

C’est la spiritualité des personnages qui environnent Musango qui est principalement interrogée. Une approche où il est fait le constat d’un désir insatiable de consommer, d’acquérir un statut social par tous les moyens. Une approche où l’on observe une déshumanisation des rapports latéraux. Le père de Musango l’exprime très bien. Il n’y a plus de collectivité, seulement de la rancœur, de la jalousie, de la haine. Les spiritualités anciennes (animismes) ou nouvelles (pentecôtisme) semblent d’aucun secours pour la construction d’un homme nouveau, d’une femme nouvelle. Les brebis des temples sectaires sont conduits par des hommes aux motivations troubles (ici, des proxénètes), mercantiles qui assujettissent leurs ouailles en syncrétisant les peurs des croyances anciennes non exorcisées avec une philosophie occidentale servant leurs soifs d’un pouvoir qui n’utilise plus les armes de la rébellion armée mais n’en est que plus destructeur puisqu’à défaut de détruire le corps, il anéantit l’esprit.

Musango reconstruit sa personnalité, forte de toutes ses expériences, de toutes les observations des manquements d’une société, de ses aberrations, de la folie des actes des uns, de l’anéantissement des autres. Le Mboasu, terre originelle n’a plus rien à voir avec cette légendaire solidarité africaine clamée aux quatre coins de planète.

Cette reconstruction passe par une confiance en soi retrouvée. Par un regard autocentré positif. Par une prise de distance vis-à-vis de l’immédiat, du quotidien. Par une relecture des événements comme Musango semble si bien le faire.  Une relecture des textes qui soit endogène, non dictée par une idéologie extérieure de type coloniale dont la seule essence est d’assujettir. Qu’ils soient sacrés ou profanes, les textes doivent être relues, réinterprétées. Musango dénonce le statu quo, l’immobilisme, la résignation, le fatalisme des femmes qu’elle observe. Ces femmes qui pour la plupart ne vivent qu’au travers du regard d’un homme comme l’Afrique se définit encore par rapport à l’Occident ou l’Orient. Musango se reconstruit. Pour elle. Au détriment de personne. Sa quête a été précoce, elle a été longue. Mais elle trouve un accomplissement dans les paroles suivantes :

Il faut que je réfléchisse à la manière d’approcher enfin ma vie. Je me sens sur le point d’éclore comme un poussin qui va briser sa coquille. Il n’y aura eu personne pour me couver. Je marche sur le bord des pieds, pour éviter de les sentir se fissurer au milieu, ce qui arrive lorsqu’on marche trop longtemps. La douleur est si vive qu’on a le sentiment que les pieds pleurent (…) Les échardes me piquent tout de même. Elles s’enfoncent dans ma chair. Je n’essaie pas de les enlever. Nous vivons tous avec des échardes dans le corps. Il suffit de savoir comment se mouvoir, pour qu’elles n’atteignent jamais un organe vital. Elles me piquent. Je ne crie pas. Je marche dans la ville, et je suis presque libre.[3]

Notre peuple n’a pas soudain enfanté une génération de petits êtres malfaisants, et bien des démons n’existent qu’au fond de nous. C’est ce que nous croyons qui finit par prendre corps, et par nous dévorer. Je crois profondément, mère. Non pas aux joies factices qui tapent des pieds et des mains sous les voûtes des temples ou sous l’éclairage phosphorescent des boîtes de nuit, ou selon sa sensibilité, on cherche le même délire. Je crois à l’authentique plaisir de vivre l’alternance de la mélancolie et de la joie, et je crois que la misère est une circonstance, non pas une sentence. [4]

Définir les contours d’un jour qui vient, d’un avenir meilleur, d’hommes nouveaux. Musango de ce point de vue offre une belle perspective malgré les douleurs qui ont enfanté cette lecture du monde. Un exemple à saisir.

LaRéus Gangouéus

[1] Léonora Miano a obtenu en 2013 le Prix Fémina pour son roman La saison de l’ombre (Editions Grasset)

[2] Contours du jour qui vient, Editions Plon, page 77

[3] Contours du jour qui vient, Editions Plon, page 120

[4] Contours du jour qui vient, Editions Plon, page 145

Polar africain et vacances 2014, vous avez le choix !

 

polar

Le polar en Afrique se porte bien. Si l’Afrique du Sud se présente en excellent porte-drapeau du genre avec un Deon Meyer ou une Angela Makholwa, je peux dire sans me tromper que l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Centrale entretiennent de façon remarquable le feu sacré. Les trois auteurs que je vous présente brièvement ici, je les ai lus avec ferveur, et les considère comme des valeurs sûres pour tout lecteur pressé de découvrir ce que deviennent les héritiers de Couchoro, Moussa Konaté, Massan M. Diakaté, et autres Simon Njami, Achille Ngoye, etc.

1ère enquête : Otsiemi ou un polar venu du Gabon

otsiemiJanis Otsiemi. Le Gabonais a la plume rapide. Je m’explique. Son dernier roman, African Tabloïd (Jigal, 2013), fourmille d’infos sur la vie politique du Gabon. Normal, le roman se déroule à Libreville, dans un commissariat de quartier. Mais là où l’on s’attendrait à ce qu’il perde son temps (comme un mauvais journaliste ou un mauvais écrivain) à ressasser les milles et une avanies des politiques africains, il campe un narrateur qui balance les infos juste comme des éclairages pour comprendre le contexte du récit. Comme dans l’épilogue, chapitre très court mais remarquable, où les dates fonctionnent comme des repères stables. « Juin 2006 : Le président gabonais décède à Barcelone en Espagne. Août 2009 : Baby Zeus est élu président de la République gabonaise. » Pour le reste, circulez, il y a l’enquête autour d’un cadavre rejeté par l’océan. La victime est un journaliste d’investigation connu pour ses enquêtes sur le pouvoir. Assassinat politique, crie la corporation. L’enquête est menée par deux as de la PJ, Owoula et Koumba, aidés par un jeune blanc bec, Allogho, policier « long crayon », c’est-à-dire diplômé de l’Ecole Nationale de Police. Et aussi par les gendarmes Boukinda et Envane. Il y a un truc que j’ai particulièrement aimé dans African Tabloïd, c’est le choix plus que correct d’Otsimi de raconter comment la police criminelle enquête en Afrique. Aucun misérabilisme, aucun exotisme, les policiers de Libreville travaillent comme des policiers, avec des méthodes d’interrogatoire certes musclées mais sans plus. Il y a une justesse dans le regard sur la vie hors commissariat de ces gens d’armes dévoués à leur métier. Il y a les rivalités de corps, la tentative de récupérer le travail des sous-fifres par des officiers plus gradés. Mais il y a surtout, un langage, celui d’Otsiemi, un régal d’argot local qu’il dégaine sans forcer. En donner un seul exemple serait fausser la logique de l’écrivain, mais une chose est sûre, une fois dans le bain, on partage la bouche de l’auteur !

Seconde enquête : Ayikwei Parkes ou un polar ghanéen

Nii Ayikwei Parkes, vous ne le connaissiez pas avant, n’est-ce pas ? Moi non plus. Ma lecture du roman ghanéen en était restée à Kodjo Laing et ses airs de ”social science fiction”. Mais voilà qu’avec ce livre traduit de l’anglais par la béninoise Sika Fakambi, je découvre un auteur de polar bien sous tous rapports. Notre quelque part (Zulma, 2014) se lit comme un épisode de la série Les Experts transplanté sous les tropiques. Une jeune fille en vadrouille dans le village de Sonokrom poursuit un bel oiseau au plumage bleu et entre par hasard dans une case. Ce qu’elle découvre ? Un amas de chair et de viscères, de lymphe, une chose innommable qui bouge. Alertée, la police d’Accra débarque et conclut à un possible meurtre. Le propriétaire de la case, un certain Kofi Ata, parti en brousse, selon les villageois, ne serait pas encore de retour. L’affaire est confiée par le patron de la criminelle au jeune inspecteur Kayo, médecin légiste formé en Angleterre, qui trompe son ennui dans un laboratoire de biologie à Accra. Kayo, qui a toujours rêvé de rejoindre la criminelle et s’est fait blackbouler à chaque tentative rechigne. Il sera contraint d’accepter le job, par le chantage. Car cette affaire est une aubaine pour l’inspecteur Donkor, patron de la criminelle : il s’agit de retrouver qui se cache derrière la chose innommable, et, si possible, prouver qu’il s’agit d’un meurtre, en exhibant un coupable à n’importe quel prix ! Ce qui a priori a l’air simple va se révéler corsé comme une devinette akan. Ici, l’enquête est sophistiquée, basée sur l’utilisation de la recherche ADN. Mais que vaut la science devant la roublardise des villageois ? Toute la substantifique moelle du récit d’Ayikwei Parkes est là, dans ce jeu de cache-cache entre le jeune inspecteur et les villageois, notamment entre Kayo et le narrateur, le rusé Yao Pokou. « Nos Sages disent toujours que, parfois, lorsque le mal commis est plus grand que nous, la justice doit quitter nos mains. » L’enquêteur découvre vite ce que la maxime cache de terrible vérité. Notre quelque part est écrit comme un spoken word en ewe et en twi, mieux un slam intelligent qui a des phases de suspense digne des grands récits initiatiques. Les chapitres suivent l’ordre des jours de la semaine : nawƆtwe, kwasida, dwodwa… fida… Clin d’œil à ceux qui comprennent la langue !

Tertio : Florent Couo-Zotti ou le roman noir béninois

Couao-Zotti n’est plus à présenter. Son dernier roman, La traque de la musaraigne (Jigal, 2013) pour moi relève plus du roman noir que du polar stricto sensu. Cela ne rend que plus intéressant l’exercice. Une journaliste de Jeune Afrique a dit tout le mal qu’il pensait de ce roman. Une journaliste parisienne certainement, qui préfère la prise de tête à l’efficacité du roman noir facon Zotti, car il faut le dire : au marché des poules, le cancrelat ne reste pas invendu ! Le seul reproche que je ferai moi à ce roman pourrait devenir sa qualité ! Même dans les situations improbables, on rit parce que Couao-Zottti a toujours un revolver caché qu’il fait dégainer par ses personnages. Ceux-ci sont au nombre de trois. Il y a d’abord Deborah Palmer, une sorte de James Bond Girl (ou de SAS Girl ?) qui fuit le Ghana avec le magot d’une casse. Ensuite, il y a Jésus Light, l’amant de Deborah, l’auteur de la casse, qui a confié le magot à Deborah avant de se faire arrêter un temps. Libéré, il est à la recherche de la voleuse, dans un Cotonou surchauffé par la débrouille et les trafics en tout genre. Un homme a le malheur de croiser le chemin de ce duo diabolique : Stéphane Négirec, un jeune breton idéaliste et totalement malchanceux. Deborah la fuyarde embarque Négirec dans une fuite sans précédent qui se termine dans les mailles des preneurs d’otages du Boko Haram. Ce roman décline toutes les menaces sous lesquelles vivent les populations du Golfe de Guinée, il renseigne mieux qu’un traité de sociologie contemporaine. Et il vous fait rire, surtout quand la narration croise le monde interlope de la prison de Cotonou. Ne ratez pas les pages 50 et 51, vous y rencontrerez une certaine « Chérita », cette cochonne à qui les prisonniers doivent présenter les hommages sous peine de se faire taillader par Couteau Véreux, le chef des lieux ! Couao-Zotti ne se raconte pas, il se lit !

Kangni ALEM