Pourquoi des données fiables sont-elles nécessaires dans la lutte contre la pauvreté ?

dataLa réduction de la pauvreté et la question du développement socio-économique constituent des enjeux primordiaux. Si aujourd’hui, on s’oriente vers ce qui s’appelle les ODD, en prolongement des OMD, c’est bien parce que les objectifs prévus dans le cadre de ces OMD n’ont pas été atteints. Et pour cause, les politiques et autres actions menées dans ce cadre n’ont pas eu l’impact escompté du fait du manque de visibilité qu’ont les responsables sur leur cible. Il ne s’agit pas là d’une critique aux OMD, ni d’une remise en cause des efforts qui ont été réalisés dans les différents pays avec la mise en œuvre des OMD – les données disponibles nous montrent assez bien que les conditions de vie ont significativement été améliorées pour de nombreuses populations – mais la persistance de la précarité fait ressortir la question de la pertinence de ces programmes ambitieux. En fait, ces programmes (OMD/ODD) offre un diagnostic pertinent et complet de la situation socio-économique du monde et donnent des directives précises pour améliorer ces conditions. L’obstacle réside surtout dans son implémentation et l’information en est la clé. Cette information est primordiale à double titre : d’une part il permet d’orienter les politiques et les actions et permet d’autre part d’en assurer le suivi. Le défaut de cette information, notamment dans les pays en développement, principaux bénéficiaires des ressources financières au titre de l'aide au développement et de lutte contre la pauvreté, serait donc un obstacle majeur dans l’atteinte des objectifs des ODD. L’Overseas Development Institute (ODI) a publié un rapport sur le sujet pour illustrer la nécessité de disposer de données fiables dans la tentative de lutte contre la pauvreté.

Selon ce rapport de l’ODI, les différentes enquêtes menées pour mesurer l’évolution des conditions de vie (enquête ménage) excluent une frange importante de la population. Ce sont ainsi près de 350 millions de personnes qui ne seraient pas couverts par ces enquêtes. Il s’agirait surtout des personnes vivant dans les bidonvilles, qui sont soit inaccessibles ou qui refusent d’être interviewer craignant que ce soit des manœuvres de déguerpissement, des nomades ou des sans-abris, selon l’économiste de la santé, Carr-Hill. S’ils devraient être intégrés dans ces enquêtes, le taux de pauvreté à l’échelle mondiale pourrait s’accroître de 25%.  Des estimations qui pourraient expliquer le contraste entre les chiffres avancés par les institutions en charge de la production de statistiques et la perception qu’ont les populations.

En outre, des biais importants existeraient dans les données utilisées pour faire le suivi des objectifs des OMD. De nombreux pays n’effectuent pas ou effectuent très rarement des enquêtes portant sur les conditions de vie des ménages. Pour ceux ayant une pratique fréquente de cet exercice, l’analyse des données est plus lente et les publications en déphasage avec la réalité courante. En Afrique, c’est seulement 31 pays sur les 53 qui ont fourni de façon régulière des données sur les enquêtes ménage portant sur des années antérieures. Ceci supposerait donc que les données sur la pauvreté en Afrique ne portent que sur des données « vieilles », qui au mieux subissent des travaux d’estimation (qui prennent en compte l’évolution de la conjoncture économique). A titre d’exemple, le chiffre le plus récent sur la pauvreté en Algérie est calculé sur la base d’une enquête de 1995. Dans ce contexte, le renouvellement des enquêtes ou la modification des méthodologies donne lieu à des révisions « extravagantes » des chiffres. A titre d’exemple, le nombre de pauvre (avec le seuil de 1.25 USD par jour) dans le monde est passé de 931 millions en 2005, à 1,4 milliards suite à la prise en compte du taux d’inflation, qui a induit des modifications au niveau du seuil de pauvreté en parité du pouvoir d’achat.  La donnée la plus récente qui porte sur 2011 (1 milliards d’individus) pourrait être ainsi revue à la baisse, avec la révision des prix.

Chacune des dimensions des OMD souffrent de maux similaires – dans l’éducation, dans la santé, etc. Une situation qui a amené l’ODI à identifier des facteurs qui nous sont encore inconnus[1] ou très peu documentés : (i) la population urbaine ; (ii) les actifs détenus dans les comptes offshores et qui échappent aux administrations fiscales ; (iii) le nombre de filles de moins de 18 ans en situation d’union ; (iv) la situation de l’éducation ; (v) le nombre de personnes pauvres dans le monde (avec un focus sur les jeunes et les femmes) ; (vi) les personnes en situation de travail indécent et les enfants en emploi ; (vii) le nombre d’enfants de rue et les sans-abris ;  (viii) la faim dans le monde ; (ix) l’économie informelle et (x) la structure des économies d’Afrique subsaharienne.

On comprend aisément que la mauvaise connaissance des caractères socio-économiques des populations induit une mauvaise mise en place des projets visant à réduire la pauvreté et à promouvoir le développement, notamment au niveau local. Les programmes de transferts d’argent, par exemple, ont besoin d’un ciblage précis pour éviter des problèmes d’aléa moral et de sélection adverse mais aussi pour assurer le suivi des personnes bénéficiaires. La disponibilité de données fiables rend donc facile l’implémentation des programmes de développement.

Face aux objectifs majestueux des ODD, la question demeure et explique certainement pourquoi l’initiative « Data Revolution »[2] afin d’assurer le « […] leaving no one behind » que promeut ces ODD, a été initiée. Pour l’ODI, relever ce défi passera par  3 facteurs principaux :

  • le renforcement des capacités des organes nationales en charge de la production de données statistiques. En effet, selon une enquête de Paris 21 (2015)[3], les instituts nationaux de statistique des pays sous-développés, et africains en particulier, sont très peu développés, disposant de ressources financières et humaines (parfois non adaptées) limitées avec des équipements inadéquats. Dans ce contexte, on imagine mal les pays se mettre à niveau quant aux nouvelles méthodes de collecte et de traitement de données ; l’essentiel du personnel qualifié étant occupé dans la production d'information de premier rang (basiques).
  • l’indépendance statistique. S’il est une chose que de disposer des capacités pour produire de l’informatique statistique fiable, le choix de l’information et sa diffusion peuvent être influencés par des aspects politiques. En effet, l’information est source de pouvoir et donc l’appareil statistique peut être détourné à des fins politiques. A titre d’exemple, en Inde, la question portant sur les castes est exclue du recensement depuis 1931 mais en 2011, pour des raisons politiques, cette question fut introduite parce que les autorités avaient senti le besoin d’identifier les groupes marginaux pour en faire des alliés.
  • la non-ingérence des institutions internationales et des bailleurs.  Ils arrivent assez souvent que des ONG ou des institutions internationaux aient recours à de l’expertise locale pour disposer de données dont ils ont besoin dans leur analyse. Cependant, ils le font au dépend des INS, recrutant comme consultants des personnels des INS, affaiblissant davantage ainsi la capacité de ces dernières. De plus ces enquêtes, qui parfois sont conduits en marge des INS, laissent ces organes sans expérience pratique de gestion d’enquête de sorte que chaque nouvelle enquête appelle à un recommencement perpétuel. Dans certains cas, ces enquêtes absorbent tout l’appareil statistique, de sorte que le personnel n’éprouve plus de réel intérêt à conduire des travaux pour les autorités[4], qui par ailleurs, fondent ses projets sur des estimations faites par des institutions externes.

Si les pays africains, notamment ceux d’Afrique subsaharienne veulent relever le défi de l’émergence et de la réduction (voir l’éradication) de la pauvreté, il est impératif pour eux de disposer d’outils de planification et de suivi de leurs actions qui s’appuient sur des données cohérentes, fiables et produites de façon régulière. La souscription à l’initiative « Data Revolution » peut être considéré comme un pas dans ce sens mais cette problématique doit être autonomisée par les pays africains avec des solutions adaptées aux réalités locales. Les nouvelles technologies de l’information offrent des solutions, qui pourraient sans doute être exploitées. Les statistiques ont souvent été considérées dans de nombreux pays africains comme accessoires, au service des institutions internationales et des ONG, de sorte que la culture statistique y est presque inexistante, se traduisant donc par un système statistique dont la performance est souvent remise en cause. Les défis de l’Afrique, qui se construit et se développe, sont nombreux et variés. Si la question énergétique et des infrastructures est centrale pour valoriser les ressources du continent, celle de la maîtrise de l'information est tout aussi importante pour la planification et le suivi des différentes actions. Il urge donc de replacer l’information chiffrée au cœur de leur stratégie et de permettre à l’appareil statistique d’être un outil pour la gouvernance socio-économique.

Foly Ananou


[1] Il ne s’agit pas, en fait de données non documentées mais dont la précision est discutable – la plupart des informations dont nous disposons sur ces variables étant des estimations provenant d'ONG ou d'institutions internationales, qui ont commandité des enquêtes sur le sujet.

 

[2] Pour en savoir plus : http://www.undatarevolution.org/

 

[3] Paris21 (2015). A road map for a country-led revolution.

 

[4] La rémunération étant plus conséquente avec les bailleurs 

 

Réduction de la pauvreté et des inégalités : quelques leçons des BRICS ?

4brics2234Un article précédent discutait de la trajectoire des BRICS en matière de réduction de pauvreté et des inégalités. S’il dépeint une situation plutôt mitigée, l’expérience de ces pays constitue néanmoins une source d’enseignements pour les pays africains, qui aspirent tous à améliorer leur situation socio-économique. De cette précédente analyse, il ressort essentiellement trois points qui méritent une attention particulière pour garantir que les plans et autres stratégies de développement dressés par les pays puissent favoriser une croissance robuste, inclusive et suffisante pour soustraire les populations de leur situation de précarité. Il faut préciser que les points discutés dans les lignes à suivre, relèvent davantage de l’expérience de la Chine, de l’Inde et dans une moindre mesure du Brésil, la situation de l’Afrique du Sud étant assez particulière. Il ne s’agit pas ici de donner un canevas pour les stratégies de développement mais plutôt d’attirer l’attention sur des dispositions à observer pour que ces stratégies ne contribuent pas à approfondir la pauvreté et les inégalités.

Premièrement, laccès aux ressources apparaît comme lun des facteurs clés permettant de garantir que la main d’œuvre locale contribue et tire profit de sa richesse. En Afrique subsaharienne où l’agriculture demeure un secteur prépondérant, faciliter l’accès à la terre devient donc crucial. A cela, il faudra ajouter les compétences permettant de valoriser cette ressource. Les performances chinoises en termes de croissance et de réduction de pauvreté montre à juste titre que les efforts des autorités pour garantir l’accès à la terre tout en mettant en place un réseau d’infrastructures performantes en milieu rural (électricité, centre de santé, réseau routier, école) ont permis aux ruraux de valoriser leurs terres, en ne se limitant pas à la production de culture de subsistance et en s’impliquant aussi dans d’autres activités génératrices de revenus. Les deux sont indissociables. En effet, garantir l’accès aux ressources (financières ou foncières) sans renforcer le capital humain conduit à la situation de l’Inde : une croissance forte (portée par des secteurs intensifs en capital) mais non génératrice d’emplois, canal principal de diffusion de la richesse créée.

Si en Chine la stratégie visant à assurer une distribution quasi-équitable des ressources a été portée par la politique communiste des autorités ; en Inde, ce fut plutôt la réforme du secteur financier qui a favorisé l’accès aux ressources (notamment financières). Au Brésil, la mise en œuvre de la politique de redistribution conditionnée à une meilleure prise en charge de la santé et de l’éducation des enfants a permis de relever le niveau du capital humain (pour les générations futures) tout en permettant aux parents d’accéder à des ressources financières qui leur ont permis de financer des activités génératrices de revenues.

Deuxième, il est nécessaire dintensifier les investissements dans les secteurs à forte valeur ajoutée et générateurs demplois. De fait, les nouvelles aptitudes de la force de travail ne garantissent pas à elles seules qu’il y ait de la croissance, et encore moins qu’elle soit inclusive, si l’économie ne s’y prête pas. La main d’œuvre doit être absorbée afin de contribuer effectivement à l’accroissement de la richesse. Il faut donc pour se faire, identifier et promouvoir les secteurs porteurs de croissance capables de générer suffisamment d’emplois pour absorber la main d’œuvre. C’est le cas aujourd’hui dans certains pays d’Afrique où la jeunesse est suffisamment qualifiée mais au chômage. Une situation qui peut trouver son explication dans le fait que les secteurs pouvant absorber cette main d’œuvre ne sont pas ceux qui bénéficient le plus des investissements. L’expérience des BRICS est particulièrement édifiante sur la question. Si en Chine, la stratégie d’amélioration des conditions d’accès aux ressources et de renforcement du capital humain s’est accompagnée d’une politique d’intensification des investissements dans des secteurs intensifs en ressources humaines, notamment dans le secteur agricole; en Inde, les investissements étaient plus orientés dans les secteurs intensifs en ressources financières. On pourra toujours avancer l’argument de l’entreprenariat mais la réalité est que l’intensification des investissements dans les secteurs intensifs en capital (très généralement tournée vers l’exportation) crée ou maintient les obstacles à l’entreprenariat et contraint la main d’œuvre à s’orienter vers l’informel où les salaires sont très bas et la productivité très faible.

Enfin, la sécurité sociale constitue une mesure importante qui permet une redistribution de la richesse. Si en Chine et en Inde, la question n’est pas au centre des stratégies socio-économiques, au Brésil, elle a permis de réduire considérablement la pauvreté et les inégalités. Comme le signale Lagassane, un système de protection sociale qui fonctionne bien, permet de soustraire les plus vulnérables de leur situation tout en favorisant une relance continue de l’économie par la demande[1]. Cette sécurité sociale peut prendre plusieurs formes (un revenu minimum aux chômeurs et aux retraités, facilitation de l’accès à l’éducation et aux services de santé, etc) mais elle doit : (i) se positionner comme un complément au revenu et non un substitut, (ii) affecter les ménages et non l’individu, (iii) être conditionné à des mesures visant soit à renforcer le capital humain (inscription des enfants à l’école, santé maternelle, etc.), soit à encourager l’entreprenariat.

Au-delà de ces différents aspects, la croissance ne serait inclusive si elle ne relève pas dune détermination politique. En effet, différents modèles peuvent permettre d’atteindre des taux de croissance forts sur une longue période mais ceci ne garantit pas qu’ils puissent profiter aux populations. Il faut que le caractère « inclusif » soit une priorité des autorités. C’est le cas en Inde et en Afrique du sud, où les autorités accordaient beaucoup d’importance à la croissance, espérant que cela suffise pour réduire la pauvreté et les inégalités, s’attachant donc moins à savoir « comment » cette croissance était générée et à « qui » elle profitait. Au Brésil et en Chine (d’avant 1978), la question de l’inclusion sociale était au centre de la stratégie des autorités; une importance moindre étant accordée aux performances économiques. Il revient donc aux autorités, selon le contexte de chaque pays, de définir la stratégie optimale qui puissent permettre, non pas de faire des taux de croissance à deux chiffres (comme l’indique de nombreux « plan d’émergence ») mais plutôt d’avoir des performances socio-économiques portées par le potentiel réel (potentiel qui peut considérablement être amélioré) du pays et par son capital humain, afin que le développement des pays africains s’assimilent davantage à une course d’endurance plutôt qu’à une course de vitesse.

Foly Ananou


[1] Les ménages disposant plus de revenus, augmentent leur propension à consumer, ce qui se traduit par une hausse de la demande globale et donc à augmenter l’offre (à produire plus), à la condition que les habitudes de consommations du pays ne soient pas satisfait par des produits importés.