Peut-on envisager un programme de transfert conditionnel efficace en Afrique ?

959220-1017L’idée d’adopter en Afrique le programme brésilien de Bolsa família a été suggérée dans un dernier article. Familière pour certains, cette initiative mérite d’être examinée de plus près tout en s’interrogeant sur la pertinence d’une transposition sur le continent africain.

Lancé en 2004 par le gouvernement Lula et soutenu par la Banque Mondiale, le programme Bolsa família repose sur une idée simple : sur la base d’un contrat entre l’Etat et un foyer pauvre ou extrêmement pauvre, représenté par la mère de famille, est versée mensuellement une somme destinée aux enfants, à la condition que soient fournis régulièrement des justificatifs de scolarisation et de soins. Concrètement, une base cadastrale de données fédérales permet de cartographier les foyers bénéficiaires selon leurs revenus. Le montant, qui avoisine les 20 euros par mois, est déposé sur un compte bancaire pour lequel chaque famille dispose d’une carte de crédit spéciale. Le registre fédéral permet d’enregistrer les familles travaillant dans les secteurs formel et informel. Aujourd’hui, la Bolsa família s’adresse à près de 13 millions de familles, soit 50 millions de personnes (sur une population d’environ 200 millions d’individus). Depuis 2004, en termes de résultats, ce programme, allié à d’autres initiatives sociales, a permis de sortir de la pauvreté 48 millions de Brésiliens, en diminuant d’environ 16% le taux de pauvreté dans le pays et en abaissant le coefficient de Gini de 0,59 en 2003 à 0,49 en 2012 (sur une échelle allant de 0 à 1, 1 équivalant à des inégalités maximales). Plus généralement, la Bolsa família a deux effets vertueux principaux : elle soutient l’investissement des ménages dans la santé et l’éducation de leurs enfants tout en responsabilisant les parents; elle permet de rompre le cycle intergénérationnel de la pauvreté. A plus long terme, le programme a permis de modifier structurellement les conditions socio-économiques des familles bénéficiaires. De nombreuses études soulignent en effet que le panier des foyers fait davantage place à des produits destinés aux enfants (nourriture, vêtements). Ce changement transforme progressivement l’économie locale, favorisant petit à petit une évolution économique positive. Au plan sanitaire, la mortalité infantile s’est considérablement réduite tandis que, au plan éducatif, des taux de scolarisation accrus ont permis d’offrir une main d’œuvre plus qualifiée et mieux insérée sur le marché du travail.

Si la Bolsa família est connue internationalement, c’est parce qu’elle est le plus emblématique des programmes de transferts conditionnels (PTC). En termes moins technocratiques, ce jargon renvoie à des mesures offrant des sommes d’argent à des bénéficiaires en situation de précarité, en échange d’actions concrètes et vérifiées portant sur les domaines éducatif et sanitaire. Déclinés en différentes propositions nationales, les PTC font florès, comme en Afrique du Sud (avec le Child Support Grant), en Inde et dans plusieurs pays d’Amérique du Sud (au Mexique, avec Oportunidades), ainsi qu’à New York (la ville a ainsi développé l’Opportunity NYC). Ce succès est en partie dû à la souplesse des PTC. Ces derniers appartiennent à la famille élargie des transferts sociaux qui se subdivisent en différents segments selon les cibles et les objectifs. Les modalités diffèrent entre transferts monétaires, non monétaires (en nature) et quasi monétaires (coupons, bons, etc.) ; les subsides peuvent être conditionnels (scolarisation, travail, formation, visites médicales) ou pas. En outre, le ciblage varie : les transferts peuvent être individuels, géographiques, communautaires ou catégoriels.

Malgré ce succès international, des éléments de la Bolsa família et des PTC en général sont discutables. Deux points principaux d’ordre sociologique apparaissent en premier. D’une part, la Bolsa família et d’autres PTC font de la mère de famille le bénéficiaire et gestionnaire des fonds reçus. Si cette attribution semble logique étant donné le rôle clef joué par les mères auprès des enfants, elle renforce sa responsabilisation; ce qui peut être lourd à porter en cas de difficultés. D’autre part, les PTC reposent tous sur une logique contractuelle qui place les bénéficiaires sous une sorte de tutelle. Cette responsabilisation forcée dessine en creux une critique négative des pauvres, comme si, incapables de se gérer eux-mêmes, ils devaient être pris en charge selon une logique d’encadrement et de contrôle renforcés.

Au-delà de ces aspects, la transposition des PTC en Afrique soulève d’autres questions. Pour être efficient, un PTC repose fondamentalement sur des capacités institutionnelles solides, en amont et en aval. En amont, il suppose des ressources administratives de qualité permettant d’assurer un ciblage approprié de la population cible, un suivi rigoureux de l’application de la conditionnalité et des moyens financiers suffisants pour assurer des coûts directs (l’allocation même) et indirects (les coûts de suivi). Or, si certains pays d’Afrique sont dotés de ressources suffisantes pour garantir ces critères (les pays du Golfe de Guinée notamment), beaucoup en sont dépourvus. En outre, la démographie africaine, avec un nombre d’enfants par femme supérieur à la moyenne des autres pays où ont été mis en œuvre des PTC (5 enfants par femme en moyenne et plus de 7 au Niger, 8 au Nigéria)[1], rend la problématique de coûts directs plus aigue. De plus, le faible niveau général de bancarisation (autour de 11% en moyenne avec cependant des écarts selon les régions et les pays[2]) complexifie l’accès aux transferts monétaires. Enfin, le niveau de corruption élevé en Afrique (avec toutefois encore des exceptions remarquables comme le Lesotho, le Rwanda et la Namibie)[3] rend plus épineuse la bonne gestion des fonds. En aval, les PTC doivent être capables de fournir une contrepartie acceptable selon les termes de l’échange. En effet, dans le contrat, les bénéficiaires, tenus de fréquenter assidûment des établissements éducatifs et sanitaires, doivent être en mesure d’avoir accès à des services de qualité. Sans des services publics satisfaisants, les PTC n’apportent aucune valeur à leurs bénéficiaires sur le long-terme. Or, en termes d’institutions publiques, l’Afrique reste encore mal lotie (les pays africains représentant 1 % des dépenses mondiales de santé)[4]. Sur le long terme, les défis concernent le potentiel effet de dépendance (générant un « effet de revenu ») ; toutefois, avec de très faibles montants, le transfert devient non pas un substitut mais un complément de revenu. De plus, il est important d’indexer le montant du transfert sur l’indice des prix à la consommation, comme l’a fait le Botswana, afin de conserver le pouvoir d’achat des ménages bénéficiaires (même si cela est complexe en pratique, avec des Etats au budget peu flexible).

Toutefois, ces notes pessimistes ne doivent pas écarter toute possibilité d’adoption des PTC. Certains pays africains, et pas seulement l’Afrique du Sud, ont fait leurs ces programmes, selon des modalités originales d’appropriation. Ainsi, au Burkina Faso, un programme pilote a fait preuve d’inventivité pour déjouer les défis énoncés précédemment. Point de banque mais une distribution manuelle lors de réunions collectives au sein des villages ; pas d’inspecteurs mais des maires appelés à vérifier scrupuleusement le carnet scolaire des enfants après appréciation par l’instituteur de la commune[5]. A ce jour, les OTC ont également été appliqués au Ghana (LEAP), au Kenya (CT-OVC) ou bien encore au Mozambique et au Botswana.