René, pourrais-tu te présenter à nos lecteurs ?
J’ai 33 ans, je suis sénégalais d’origine burundaise. Je suis né et j’ai grandi au Sénégal, que j’ai juste quitté pour entamer des études supérieures en Belgique de Chimie et Bioindustrie. Aujourd’hui, je suis associé dans une PME de production et d’exportation de fruits et légumes.
Est-ce que tu pourrais nous parler de ton expérience de jeune entrepreneur ?
Je me suis lancé dans l’agro afin d’assouvir une vieille passion pour la terre… Il s’agissait de savoir où et comment. J’avais vu une opportunité à l’époque avec deux produits phares, le melon pour l’exportation et la tomate pour le marché domestique. Je me suis jeté dans l’aventure en 2002, un véritable saut dans l’inconnu, je ne saisissais ni le secteur ni les contraintes du métier. Ma formation me donnait néanmoins une pleine maîtrise des intrants chimiques (produits phytosanitaires et engrais). Avec l’aide de mon partenaire, on s’est procuré 6 hectares dans la vallée du fleuve Sénégal. Aujourd’hui, nous en sommes à presque 100.
Tes débuts ont-ils été plutôt faciles ou plutôt difficiles ?
Ils ont été plutôt pénibles, pour deux raisons : d’un point de vue agronomique, nos premières terres n’étaient pas du tout favorables à la culture du melon ; et sur un plan commercial, nous ne connaissions pas du tout le marché des fruits et légumes. Résultat des courses : des rendements médiocres et de grosses difficultés à écouler nos marchandises. Cela nous a pris deux ans pour maîtriser les techniques culturales et les ficelles du marché.
Est-ce que tu pourrais nous expliquer le modèle d’organisation de ton entreprise de la production à la vente ?
Nous produisons en moyenne une dizaine de tonnes de produits agricoles par jour qui sont récoltées avant 13 heures pour des raisons techniques. Le lendemain, les produits sont acheminés sur les principaux marchés de Dakar, pour une mise en place dès l’aube. Le gros de nos ventes s’effectue dans les premières heures de la matinée.
Dès le début, le principal défi a été de maîtriser toute la chaîne de valeur (production, transport et distribution) pour avoir le plein contrôle sur les prix. Pour ce faire, je vends à une vingtaine d’intermédiaires semi-grossistes, des femmes originaires des zones avoisinant notre exploitation, qui elles-mêmes revendent à une centaine de détaillants. Ces semi-grossistes prennent une marge prédéterminée qui oscille entre 3 et 15% du prix consommateur, sachant qu’une vendeuse douée vend en moyenne 200 kilos/jour. Nous ne traitons qu’avec elles, ce qui permet d’éviter les impayés chez les détaillants ; concrètement, ce sont elles qui supportent ce risque et elles s’engagent à payer la quantité livrée au plus tard 24h après réception, quoi qu’il arrive et même à perte. En tant que producteur, je tiens à dicter mes prix pour éviter tout abus chez les distributeurs.
Est-ce que cela a été difficile pour toi de pénétrer ces marchés ?
Comme la plupart des marchés, celui de la tomate est historiquement tenu par un cartel. Au départ, je n’ai pas réussi à vendre aux grossistes au prix souhaité. J’ai du rentrer dans un rapport de force avec eux qui m’a obligé à casser les prix et vendre à mon prix de revient pendant quelques semaines, le bon vieux dumping. Conséquence immédiate, le marche fut perturbé et les acteurs de la filière sont revenus à de meilleurs sentiments. Ce clash a permis de rebattre les cartes et de me positionner en leader.
Concernant le melon, les enjeux étaient tout autres. Il s’agissait surtout d’avoir un produit de qualité parce que la clientèle est plus exigeante (constituée d’expatriés et de la classe moyenne supérieure). Au début, il fallait se différencier des rares concurrents dont le produit était plutôt médiocre et à très bas prix. En entrant sur le marché, on a dû s’aligner sur les prix en cours mais avec un produit de meilleure qualité. Cependant, voyant que les clients ne distinguaient pas notre produit, on a utilisé un facteur de différenciation, l’étiquetage. Il s’en est suivie une hausse sensible de nos ventes et vu nos coûts de production, il nous a fallu augmenter nos prix qui atteignent aujourd’hui trois fois le prix de départ.
Qu’est ce qui t’a rendu le plus fier dans ton projet entrepreneurial ?
L’idée de recruter et d’embaucher une population rurale et, par effet de levier, de créer un pouvoir d’achat dans une partie de la population absente des statistiques économiques, reste une des mes plus grandes satisfactions. Aujourd’hui, nous embauchons environ 200 personnes en pleine saison, dont la plupart viennent des villages alentours de nos zones de production, auxquelles il faut rajouter la vingtaine d’intermédiaires qui vivent principalement des produits que nous commercialisons. Auparavant, elles achetaient bord champ, payaient comptant, récoltaient elles-mêmes -ou avec l’aide de proches-, transportaient à leurs frais les produits qu’elles commercialisaient le lendemain. D’ou les maigres marges et surtout les soucis de santé… Malheureusement, en contre-saison, et pour la mangue, elles en reviennent à ce système. En livrant au marché, nous leur avons enlevé une sérieuse épine du pied et une relation privilégiée s’est instaurée au fil des années. Une fête est même organisée chaque fin de campagne au cours de laquelle des primes leur sont reversées au prorata de leur chiffre d’affaires. C’est une innovation managériale sans autre pareil dans ce secteur.
Par ailleurs, une vraie économie informelle s’est greffée autour de notre activité ; allant de la manutention à la restauration de nos équipes.
En tant que jeune exploitant agricole, que penses-tu de la situation agricole au Sénégal en particulier et en Afrique de manière générale ?
Une catastrophe ! On n’a toujours pas compris que la priorité devait revenir à l’autosuffisance alimentaire. Toutes nos politiques devraient se concentrer sur les besoins fondamentaux de toute société: l’énergie, l’alimentation, etc. Les autorités n’ont pas encore pris la mesure des ravages des importations au Sénégal, qui je suppose arrangent un microcosme politico-économique. Prenons le riz par exemple, la majeure partie de la population reste habituée au riz asiatique importé; conséquence immédiate : le riz produit localement a du mal à s’écouler. Contrairement à ce que l’on pense, le handicap de notre riz n’est pas le prix, qui reste compétitif, mais le goût auquel les populations ne sont pas encore accoutumées: le Sénégalais moyen préfère consommer vietnamien parce qu’il a toujours été habitué à cela. Là où l’Etat pourrait intervenir, c’est de réduire la part de riz importé et par ce biais imposer le riz local. Il lui faut avant tout mettre en place des politiques incitatrices et surtout protéger les entrepreneurs locaux.
Autre enjeu majeur, la maîtrise de la technique. Les exploitations agricoles doivent se regrouper et se moderniser : achats de matériel, techniques d’irrigation moderne, exploitation raisonnée de l’eau pour une agriculture durable.
Pour le reste, l’intégration africaine en est à ses balbutiements. Si seulement les grands producteurs africains (Zimbabwe) vendaient à prix préférentiels aux autres pays moins gâtes par la nature (Niger), une large part des problèmes alimentaires seraient réglés… Mais là, c’est le doux rêveur en moi qui parle.
Quel conseil ou quel message donnerais-tu à un jeune africain qui serait intéressé par l’agriculture ?
Lance-toi et saisis ton risque.
Interview réalisée par Emmanuel Leroueil