L’école en Afrique francophone: intégration ou exclusion ?

Evoquant des souvenirs d’enfance, l’ancien directeur général de l’Unesco, Amadou Makhtar Mbow, rappelait : « le premier qui, dans la cour de récréation, parlait sa langue maternelle recevait un bâton, le symbole, qu’il fallait à tout prix refiler à un autre « fautif » car, lorsque la cloche sonnait, c’est le dernier possesseur du symbole qui recevait la punition ! ». Témoignage éclairant et non isolé d’un système scolaire qui a marginalisé la langue maternelle en l’excluant du processus éducatif !
Comment ne pas voir là une des causes de l’échec des politiques francophones en matière d’éducation ?

En Afrique francophone, deux enfants sur cinq n’accèdent pas à l’école et sept adultes sur dix ne sont pas alphabétisés ; dans certains pays, le taux de scolarisation dans le secondaire est de 5 % (par comparaison, la Norvège est à 95% et Guyana à 75%). Le problème n’est pas seulement financier et il ne pourra être résolu seulement à coup de milliards de dollars ou d’euros. Il faut s’attaquer à l’ensemble des causes et, particulièrement, au rôle que l’école doit jouer comme facteur d’intégration sociale et de construction de l’identité. Bref, repenser l’école à l’heure de la mondialisation et sous l’angle de la diversité culturelle et linguistique.

Les débats des dernières années ont porté sur l’importance de cette approche dans l’ensemble des politiques. En septembre 2002, au Sommet de Johannesburg, la Communauté internationale a retenu la diversité culturelle comme un des quatre piliers du développement durable. L’Unesco, le 20 octobre 2005, a adopté une convention pour la diversité culturelle. La Francophonie a largement contribué à ces résultats. Pourquoi l’école échapperait-elle à cette question et pourquoi l’école au Sud est elle si peu efficace et accueillante que 2 enfants sur 5 ne terminent pas l’école primaire ? Par comparaison, comment se déroule la formation d’un enfant du Nord ? Au plus souvent, après 1 ou 2 ans de maternelle qui le préparent au primaire, l’enfant sera formé par l’école, par la télévision, parfois par l’Internet et, très souvent, par la famille qui parle la langue du livre de lecture.Ainsi, l’école n’est qu’un acteur parmi d’autres de l’apprentissage.

A l’opposé, l’école au Sud constitue pour l’enfant une rupture brutale avec son milieu, une source d’insécurité linguistique et affective puisqu’il apprend à lire et à écrire et à communiquer son monde dans une langue qui n’est pas encore la sienne et qui n’est pas la langue de son quotidien.

Rarement la télévision pour compléter l’enseignement et pas d’environnement familial pour l’assister et l’accompagner puisque l’école ne parle pas la langue de la famille ! Ainsi, l’enfant du Sud est, sans doute, le seul enfant du monde qui ne peut demander l’aide de sa grand-mère pour ses devoirs…

Il faut resituer ce problème dans la réalité linguistique des pays d’Afrique subsaharienne. Selon le dernier rapport du Haut conseil de la francophonie, à l’exception du Gabon, du Congo et du Cameroun, dans les pays d’Afrique dont le français est une langue nationale, le nombre de francophones est généralement inférieur à 10%. Comment alphabétiser en français dans un tel contexte ? L’école a un rôle fondamental à jouer dans l’insertion de l’enfant dans sa communauté, elle constitue à la fois l’ouverture au monde mais aussi le « conservatoire » des valeurs et des traditions ; elle est le lien entre les générations. Pourquoi, alors, une pédagogie qui contribue à la déstabilisation ?

Les responsabilités sont partagées : politique coloniale de l’assimilation, attitude centralisatrice des gouvernements africains (donc, recours à la « langue unique »), attrait des familles pour la « langue de la promotion sociale »… Et pourtant, depuis de nombreuses années, des expériences originales de « pédagogie convergente » sont menées dans plusieurs pays : Burkina Faso, Gambie, Mali, Namibie, Niger, Nigeria, Sénégal notamment avec des résultats parfois spectaculaires. 

Le rapport mondial sur le développement humain 2004 publié par le PNUD, nous donne quelques données intéressantes. La Papouasie Nouvelle-Guinée, en 1993, a introduit 369 langues autochtones dans les trois premières années de scolarisation et cette réforme a amélioré l’accès à l’école notamment en diminuant l’abandon des filles. Aujourd’hui, plus de 70% des élèves du CM2 passent en sixième contre 40% en 1992 ; de plus, les enfants apprennent à lire, à écrire et à parler le français plus vite et plus facilement. Au Burkina Faso, 72% des enfants obtiennent le certificat d’études primaires dans l’école bilingue contre 14% dans l’école conventionnelle monolingue et le « taux de rendement » (tenant compte des redoublements et des abandons) est de 68% dans la première contre 16%, seulement, dans la seconde.

Depuis plus de 40 ans, (comme le recommande l’Unesco) l’Inde développe une politique d’éducation intégrant 3 langues : une langue internationale, une langue véhiculaire, une langue maternelle (selon le concept indien de gradual differentiation process fondé sur le principe pédagogique classique du connu à l’inconnu, dans l’ordre, une langue maternelle, une langue véhiculaire, une langue internationale). En Afghanistan, à côté des 2 langues nationales, la nouvelle Constitution accorde une place à toutes les langues minoritaires pour l’éducation. Cette question de la langue maternelle dans le processus d’alphabétisation se pose à l’ensemble des pays en développement mais c’est l’Afrique qui, dans ce domaine, fait preuve de la plus grande frilosité. En Amérique latine 91 % des enfants sont instruits dans un système bilingue contre 13% en Afrique subsaharienne.
L’argument des coûts n’est plus recevable.
Le cumul en 40 ans des dépenses publiques (nationales et internationales) en matière d’éducation représente un montant gigantesque et cela, avec une absence de résultat d’autant plus révoltante qu’il y a une concordance parfaite entre les chiffres de la pauvreté et ceux de l’analphabétisme. Or, au Burkina, le coût par élève (enseignants, fournitures, entretien) de l’école bilingue est de 77.500 CFA contre 105 000 CFA pour l’élève de l’école monolingue. Au Guatemala, l’introduction des langues indiennes a permis d’économiser immédiatement 5 millions de dollars grâce à la baisse du nombre de redoublements Ainsi, l’utilisation des langues maternelles donne de bons résultats dans toutes les aires linguistiques ; en termes économiques ce système apparaît comme d’avantage productif et ce type d’enseignement permet une meilleure acquisition de la langue internationale.

Qu’attend, dès lors, la communauté internationale pour adopter et financer un plan mondial de l’éducation intégrant de manière systématique une véritable diversité culturelle et linguistique ? Bien sûr, il faudra former des instituteurs, produire des manuels scolaire, inventer d’autres méthodes… Mais si l’école redevient un vrai produit « du village » alors, chaque citoyen, chaque « Ancien », détenteur d’une partie de l’histoire deviendra, à sa façon, un auxiliaire de l’enseignant et l’éducation des enfants constituera une entreprise collective dont personne ne sera exclu. Un premier jour à l’école s’apparente à un rite initiatique, il doit se faire dans la langue des rêves.

De même, pour l’alphabétisation des adultes l’usage des langues vernaculaires encourage la mobilisation communautaire et le développement social. Pourquoi refuser plus longtemps d’ancrer l’enseignement dans la réalité culturelle, même la plus locale, et pourquoi la langue maternelle est-elle réduite à des approches expérimentales ? On a cru longtemps que les responsables politiques africains ne voulaient pas choisir entre les langues de telle ou telle ethnie. Mais, qui parle de choisir ? Toutes les expériences analysées par le Pnud intègrent les langues les plus minoritaires.

La diversité culturelle et linguistique est à ce prix et elle ne peut s’accommoder d’une quelconque hiérarchie. Il faut en finir avec le double langage qui consiste à s’inquiéter de la disparition des langues (une par jour, selon l’Unesco) tout en étant responsable ou complice de leur marginalisation.
Il ne s’agit pas de bouleverser l’ensemble des systèmes scolaires mais, tout simplement, d’accorder aux langues nationales la première place dans l’alphabétisation et une place significative dans les autres cursus.

S’ils en ont la volonté, les Etats n’auront aucun mal à recruter l’instituteur capable d’enseigner dans sa langue à tel petit groupe et cela quel que soit le nombre de langues à prendre en compte (à l’exemple de la Papouasie Nouvelle-Guinée).
L’Unesco a consacré bien des travaux et des colloques pour sensibiliser les autorités à cette question et, lors du Sommet de Dakar, en 1989, les chefs d’Etats et de Gouvernements de la Francophonie avaient réclamé des programmes ambitieux en la matière. 

En mars 2003, à l’occasion des « Etats généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone », les 17 ministres de l’éducation concernés ont adopté un mémorandum mettant la priorité sur la collaboration entre le français et les langues nationales. En soutenant les langues nationales, la Francophonie ne renonce pas à son objectif de défense de la langue française. Au contraire, c’est en substituant le partenariat à la contrainte que la langue internationale s’inscrira durablement dans la diversité culturelle de la communauté francophone.

Depuis la conférence de Jomtien en 1990, la communauté internationale s’est mobilisée en vue de la scolarisation du plus grand nombre. La réunion de Dakar, en 2000 a fait le constat de l’échec de cette politique et les résultats, à ce jour, ne sont pas plus rassurants. Sans doute le temps est il venu de s’attaquer également à la question des méthodes et des contenus ; c’est dans cette approche qu’il faut situer la problématique des langues de l’école. Comme elle l’a fait, avec l’Unesco, pour la diversité culturelle, la Francophonie peut jouer un rôle majeur dans la mise en place d’une autre politique de l’éducation sur le continent africain.

Roger Dehaybe, ancien administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la francophonie.

Le français est un frein à l’alphabétisation en Afrique francophone

Roger Dehaybe est un homme de culture et un haut diplomate de nationalité belge. Il a présidé le « Comité de réflexion pour le renforcement de la Francophonie » dont les conclusions ont fourni la base du nouveau cadre institutionnel de la Francophonie. De 1999 à 2005, Roger Dehaybe était l’administrateur générale de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). C’’est donc un homme du sérail longtemps au cœur de l’action de la francophonie qui nous livre son regard sur cette organisation et sur cet espace international.

Bonjour M. Dehaybe. Vous avez piloté la réforme de la francophonie. Quel rôle peut jouer cet espace de coopération dans les relations internationales ?
Il faut d’abord dire qu’est ce que c’était que la francophonie avant et qu’est ce qu’elle est devenue aujourd’hui. La francophonie telle qu’elle a été imaginée dans les années 1960 était pour beaucoup un instrument néocolonial, mais qui, en quelque sorte, a bien tourné. Plusieurs avaient une vision nostalgique et espéraient que, grâce à la langue française, les gens garderaient un même système de pensée. Mais à côté, heureusement, des personnalités ont développé une réflexion plus politique et plus élaborée. Je pense surtout à Senghor et Césaire. Dans les années 1930, des africains, des antillais, des afro-américains, développent, à Paris, une réflexion sur leur identité. C’est de cette réflexion que naitra le concept de « négritude »: nous les Nègres sommes porteurs de culture, de valeurs, et entendons apporter notre pierre à l’édifice de la culture mondiale. Ainsi, ils étaient dans une démarche de refus du modèle culturel dominant européen. Quand Senghor devient chef d’Etat, il milite pour créer une francophonie qui soit un espace à l’intérieur duquel des cultures différentes pourront communiquer grâce à une même langue en commun. Ainsi, quand je parle de ma culture à des Vietnamiens qui me parlent des leurs, grâce à « la langue de partage » on parvient à communiquer, et dans cette démarche, nous renforçons nos spécificités. Dans cet esprit, la francophonie est sans doute la seule organisation internationale qui se propose de développer et de renforcer les différences appréhendées comme une valeur ! Alors que l’UE veut supprimer tout ce qui est différent entre les Européens, la francophonie, elle, est un espace qui veut permettre à chaque culture et à chaque peuple de s’affirmer comme différent de l’autre. C’est assez paradoxal : grâce à une langue de communication internationale, on donne la possibilité à des cultures de s’affirmer et de se renforcer. 

A ce propos, il y a un concept avec lequel je ne suis pas d’accord : c’est le terme de « culture francophone ». C’est un contresens. Comme de dire par exemple que la langue française est la « langue des droits de l’homme » : au XII° siècle, les Mandingues avait déjà fait leur propre charte des droits de l’homme. Toutes ces affirmations, ce sont les séquelles de la francophonie des années 1960. Heureusement, elle n’a pas duré longtemps, c’est celle de Senghor qui a gagné.

De manière plus particulière, en quoi la francophonie peut participer au développement de l’Afrique ?
On peut utiliser la langue française comme un outil de développement. Il y a eu une mauvaise lecture de la francophonie qui a longtemps considéré que sa seule finalité c’était la langue française en soi. La langue française est un outil, non un objectif. Quand nous nous battons pour maintenir le français dans l’UE et à l’ONU, c’est pour que les pays francophones ne soient pas marginalisés diplomatiquement, donc on protège des intérêts stratégiques. La défense de la langue française c’est aussi un moyen pour que les pays du Sud francophones puissent garder toute leur place dans les organisations internationales et continuent à se faire entendre sur la scène internationale. 

En tant qu’outil de communication, d’échanges, le français est un facteur de développement pour les populations qui le partagent. Ainsi, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, 5% des pages internet au niveau mondial sont en français, alors que les francophones représentent 2% de la population mondiale. Les francophones ont donc une visibilité plus forte que leur place réelle.

Est-ce que la francophonie ne se construit pas à l’encontre des cultures des pays qui en font partie ?
Dans toute organisation internationale, vous avez un problème de rapport de forces : la francophonie est principalement portée par la France. La première image qu’on en a, c’est celle de la puissance de la France. Ce n’est pas une critique que je porte, c’est un constat : tous les pays utilisent une organisation internationale pour faire avancer leur propre agenda. Je ne reproche pas à la France de peser sur la francophonie, mais il appartient aux non-Français de faire en sorte que ce rapport de forces reste équilibré. 

J’aimerai prolonger votre question sur un aspect qui me tient particulièrement à cœur, la question de l’éducation. A mes yeux, une des raisons de l’échec des politiques d’éducation dans les pays francophones, c’est le fait qu’on alphabétise en français. 95% des enfants en Amérique latine sont alphabétisés dans leur langue maternelle, 70% en Asie et 13% seulement en Afrique francophone. Tout le système francophone d’éducation est resté sur le modèle néocolonial qui ignore les langues locales.

Pour l’enfant européen, sa formation c’est : l’école, la famille, la télévision, internet. En Afrique : l’enfant n’a pas internet, la télévision par intermittence, il lui reste l’école, mais il n’a pas la famille, car quand il rentre de l’école, ses grands-parents ne savent pas lire des livres écrits dans une autre langue. Cessons de croire ou de dire que tous les citoyens des pays francophones connaissent le français. Le dernier et passionnant rapport sur l’état de la langue française réalisé par l’OIF est éclairant : ainsi, par exemple, ce rapport donne pour le Niger, pays fondateur de la Francophonie (Traité de Niamey) le chiffre de 12% de francophones ! On perd l’impact de l’éducation familiale dans la formation scolaire des enfants. L’enfant africain est le seul enfant du monde qui n’a pas la possibilité d’apprendre avec ses grands-parents. 

Il existe pourtant une solution alternative : la pédagogie convergente. Les premières années de l’école, on apprend à l’enfant à lire et écrire dans sa langue maternelle, et c’est seulement à partir de l’équivalent du CE1 qu’on lui apprend la langue française. Les expériences pilotes ont prouvé que l’enfant qui a appris le français de cette manière, le connait mieux que les autres : on a un taux de réussite du primaire au secondaire supérieur à celui de la pédagogie traditionnelle. En plus, la pédagogie convergente est moins chère que la pédagogie traditionnelle. Cette approche, qui est celle de l’Amérique latine, de l’Asie, n’est pas mise en œuvre en Afrique francophone si ce n’est de manière extrêmement limitée (expérimental !). 

Il y a plusieurs raisons à cela. Le français reste pour tous ces pays la langue de l’unité nationale et territoriale. Si on doit prendre en compte les langues maternelles des uns et des autres, il va falloir faire une politique de décentralisation, alors que le français est la langue de la centralisation. Deuxièmement, il n’y a pas de marché pour les manuels scolaires dans les différentes langues africaines, notamment celles qui concernent des communautés réduites. Les parents ont aussi des complexes par rapport aux langues ethniques, ils préfèrent envoyer leurs enfants dans des écoles classiques. Dans ces cas de figure, la langue française s’oppose en effet aux langues et aux cultures locales, et il y a beaucoup de complices à cet état de fait. Il faut faire attention à ce que le français ne serve pas une politique de répression des cultures et des langues des différents pays. On ne prend pas assez garde à cela.

Propos recueillis par Marwa Belghazi et Emmanuel Leroueil