Patrice Nganang, La saison de prunes

J’ai commencé la lecture de ce roman par un malentendu. Pourquoi les camerounais appellent-ils le fruit du safoutier une « prune » ?  Car derrière ce titre un peu étrange, voir un peu exotique pour qui s’intéresse à l’arboriculture, c’est par la saison de safous, pardon la saison de prunes, que Patrice Nganang commence son évocation d‘une période de l’année singulière en terre camerounaise. A cette époque, un jeune cadre de l’administration coloniale, poète à ses heures perdues, Louis Marie Pouka décide en cette année 1940, douloureuse pour la France et ses colonies, de partir en vacances à Edéa, en pays bassa. Son père y vit. Géomancien de son état, influent dans cette localité. Ne s’arrêtant pas seulement aux petites gens qui viennent solliciter ses « dons », M’Bangue – c’est son nom –  annonce avant l’heure le suicide d’Hitler.

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Pouka retrouve à cette occasion d’autres amis à Edéa dont Fritz et Ruben Um Nyobé (oui, le futur leader de l’UPC). Louis-Marie Pouka a l’ambition de créer un cénacle de poètes en langue française dans son fief. Ses amis y voient un acte de folie. Le poète se lance avec la conviction du juste dans ce projet audacieux et, disons-le, décalé. De la foule très nombreuse en quête d’emploi qui accourt à son annonce de recrutement, il retiendra une demi-douzaine d’illuminés qu’il rebaptise à la gloire de grands poètes disparus… En travaillant à la fois sur la personnalité de Pouka et celles de ses adeptes qui se réunissent dans un tripot aux allures de bordel, ainsi que le microcosme qui gravite autour d’eux Patrice Nganang pose une description très pertinente du petit monde d’Edéa entre les fonctionnaires ou hommes indépendants revenant des grandes villes camerounaises, des femmes, souteneuses ou épouses.

Quatre personnalités de ce roman foisonnant de portraits se dégagent. Bilong, l’adolescent impétueux, imbu de lui-même, audacieux et rêvant de se faire une place parmi les hommes. Ahoga, le faux hilun, broussard un peu perdu dans ce cénacle, magnifique chantre de la tradition orale bassa, Philotée, le bègue, aussi jeune que Bilong et Hebga, le cousin bucheron de Pouka, qui ne fait pas partie du cercle, mais dont le rapport avec Pouka est d’abord celui très intime du talent que ce dernier, dans son adolescence avait pour porter une parole qui sublime la puissance physique d’ Hebga et le pousser au dépassement de soi pour le meilleur comme pour le pire.

Dans cette première phase du roman, la question du sens de la littérature et de la parole dans une société qui se forme est intéressante. Cette prise de parole est essentielle même si on peut se poser la question de son fondement et du genre employé, la poésie, pour former des illettrés à la recherche d’un emploi.

Le sarcasme de l’écrivain sur cette question est très caractéristique de son discours et on peut penser d’une  certaine manière que NGanang ne se fait pas trop d’illusion sur la place de la littérature dans une société qui se cherche. Ecoutez, Bilong expliquer la démarche à sa belle nommée Nguet, une wolowos, l’esprit du cénacle.

« Qu’est ce que vous faites là-bas ? » lui avait-elle demandé avec curiosité, après lui avoir apporté l’eau. 

C’était Nguet.

« Ecrire », lui avait dit Bilong. Il but dans le gobelet que lui avait donné, les jambes écartées pour laisser les gouttes impregner le sol.

« Ecrire quoi ? avait continué la Nguet

Des rimes. »

Les autres femmes avaient réagi.

« C’est quoi, ça ? »

« On mange ça ? »

Page 208, Editions Philippe Rey

Le contexte de ce roman est celui la construction de la France libre à partir des colonies qui sont pour la plupart vichystes à la fin 1940, excepté le territoire du Tchad que dirige le gouverneur Félix Eboué. Assez rapidement, entre en scène autre personnage historique, le capitaine Leclerc qui arrive à Edéa en pirogue. Cet homme à tout faire de Charles de Gaulle, stratège futé, va construire pas à pas une légitimité au discours de Gaulle exilé en Angleterre en prenant Yaoundé avec le soutien d’Eboué, et en organisant avec quelques officiers, la formation des tirailleurs qui vont constituer la Force noire qui partant d’Afrique subsaharienne vont remporter les premières victoires significatives françaises pendant ce conflit à Murzuk et Koufra dans le désert du Sahara face aux troupes italiennes.

Edéa étant une plaque tournante, selon Nganang, de ses troupes de tirailleurs, plusieurs membres du cénacle sont embrigadés dans ces contingents et armés de la parole construite avec Pouka, ils vont nous raconter cette guerre de l’intérieur.

« Il (Hegba) faisait partie du contingent, lui – dans lequel les sénégalais n’étaient pourtant pas nombreux. C’est une paresse française que personne n’a corrigée, car le Sénégal, alors vichyste, n’avait pas jusque là fourni de tirailleurs à de Gaulle ; de plus, il lui a infligé sa première véritable défaite militaire du 23 au 25 septembre 1940 […] En tout cas le premier contingent de soldats au Tchad venait du Sénégal. On racontait que c’est parce que ces sénégalais ne voulaient pas tirer sur des tchadiens, comme leur ordonnaient leurs officiers supérieurs, et manquaient toujours ceux qu’ils devaient mettre en joue, qu’on les avait appelés tirailleurs. Qui sait ? Toujours est-il que les Français désignèrent bientôt tous les soldats africains de leur armée comme « tirailleurs », et tous les africains qu’ils recrutaient comme « Sénégalais ». C’était commode. C’était simple. Comme toute injure »

Page 170, éditions Philippe Rey 

C’est l’âme du tirailleur « sénégalais » – qui paradoxalement  ici est bassa –  que nous restitue avec brio le romancier camerounais. L’initiation de Pouka, va servir à l’élaboration du discours de ces tirailleurs. Ce roman participe à donner, selon ma lecture, un sens très particulier à la question de la France libre et des enjeux que celle-ci a dû surmonter pour reconstituer une identité nationale française mise à mal par l’occupation nazie et la collaboration vichyste. De Gaulle n’aurait pas existé devant Churchill sans ces victoires en Afrique de Leclercq, sans cette chair à canon qu’ont été les tirailleurs « sénégalais » dans le désert du Sahara.

Ce roman participe donc à l’exploration de tous les non-dits de cette période douloureuse, mais qui dicte des comportements entre postcoloniaux et français. Comme tout roman historique, il faut naturellement identifier ce qui relève de la fiction et ce qui est avéré et je pense que l’ambition de Patrice Nganang se situe dans cette invitation à creuser le sujet.

Je terminerai en disant que cet auteur n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait des romans où subrepticement il laisse exprimer son rire qui désamorce le dramatique. Ce texte est donc utile. A lire et à  faire lire.

 


Patrice NganangPatrice Nganang (1970 – ) est un écrivain camerounais. Docteur en littérature comparée (Johann Wolfgang Goethe University – Francfort) et professeur de littérature à la Stone Brook University de New York, son second roman Temps de chien a reçu le Prix Marguerite Yourcenar (2002) et le Grand Prix de Littérature de l'Afrique Noire (2003).

La saison des prunes est son cinquième roman.

Editions Philippe Rey, 445 pages, 1ère parution en avril 2013

www.philippe-rey.fr