Sami Tchak, La Couleur de l’écrivain

Sami Tchak. De l’écrivain, j’ai lu bien des romans. De l’essayiste, rien ! Son essai La Couleur de l’écrivain qui vient de paraître aux éditions La Cheminante est donc mon premier. La Couleur de l’écrivain, un essai ? C’est vite dit ça! Au fond, cet ouvrage est un ovni ou si on suit le regard de l’éditeur, une comédie littéraire ou essai-comédie si tant est que ce genre existe.

Enfin, une chose est évidente : sur 224 pages, l’écrivain togolais offre à ses lecteurs une œuvre à cheval entre fictions narratives et réflexions personnelles. Le tout organisé en trois parties essentielles.

La première partie titrée peau et conscience aborde des questions relatives au statut des écrivains noirs francophones, surtout ceux appelés aujourd’hui les écrivains de la nouvelle génération, confrontés aux problématiques de l’engagement, de la réception de leurs œuvres, de leurs rapports à la langue française ; toutes préoccupations au cœur même du contraste qui définit l’écrivain noir francophone marginalisé au centre(Paris) et méconnu dans la périphérie (son pays, le Togo pour Sami Tchak). Et puisque « l’écrivain, l’artiste, ne soulève pas des montagnes » (p. 96), Sami Tchak aboutit, exemples à l’appui, à la conclusion selon laquelle le génie à peindre la condition humaine dans ce qu’elle a de plus universel, de plus spirituel et de plus intime, reste le seul engagement qui peut permettre à l’écrivain d’être au-dessus de la mêlée. Ces réflexions de l’auteur sont accompagnées ou illustrées par des nouvelles plus ou moins courtes, notamment « Joe ne reviendra plus » (p.24), un beau texte qui prévient du piège de l’enfermement par l’intermédiaire d’un père qui console sa fille. Ou la nouvelle « Vous avez l’heure ? » qui met en scène la haine raciale et la complexité des rapports entre les hommes dont la justice ne concerne pas les pigeons (p.39), peut-être parce que seuls les oiseaux, comme dirait Kossi Efoui, savent encore que les hommes ont des racines aériennes.

La seconde partie de La Couleur de l’écrivain a pour titre comédie littéraire. Avec ironie en effet, Sami Tchak questionne le monde des écrivains, leurs forces supposées, leurs prétentions avérées, leurs ego et leurs diverses quêtes. « A y regarder de près, c’est une planète de putes, les charmes en moins, chaque pute se fabriquant une mythologie sur les montants de ses avaloirs, sur ses ventes » (p. 144), conclut-il. Mais alors, quelle position pour Sami Tchak sur cette planète d’écrivains ? Chacun trouvera une réponse à la lecture de son présent livre ! Cependant, on sait, par les réflexions qui ont suivi, que des écrivains échappent à cette lecture. Parmi ceux-ci, on trouve les préférés de l’auteur: Dostoïevski, Gracq, Tolstoï et tous les autres à qui il emprunte des extraits ou consacre des réflexions par admiration, par jeu d’intertexte ou par « affinités électives » (p.175) comme c’est le cas dans la troisième partie consacrée à Ananda Devi.

En effet, intitulée éloge de la Sarienne, la troisième partie de l’œuvre lève le voile sur une complicité littéraire et une amitié singulière qui existe entre le romancier togolais et la romancière indo-mauricienne. Le lecteur se rendra compte que les univers des deux auteurs sont assez proches et qu’ils en viennent à se faire des clins d’œil dans leur texte : Ananda Devi est présente dans le roman Hermina de Sami Tchak tandis que ce dernier est « l’ange noir » dans Les Hommes qui me parlent de la première. L’hommage rendu par l’auteur de Place des fêtes à l’auteure de Pagli, puise à la fois dans le réel et le fantastique. Et cette caractéristique scripturale s’applique à toute l’œuvre.

La Couleur de l’écrivain est un ouvrage qui joue à flouer, par la force de l’écriture, les frontières entre le réel, le rêve et le fantastique, voire le fantasme. Ce qui est déjà observable dans bien des romans de cet écrivain togolais, notamment dans Hermina. Mais dans ce dernier livre, le côté essai se construit sur des éléments concrets puisés dans:

– Les voyages de l’auteur : Sami Tchak exploite ses voyages pour questionner des réalités complexes. Par exemple, son voyage au Tchad lui permet de poser le problème de l’urbanisation des villes et les errements de la jeunesse des pays sous-développés (N’djamena, p. 89). Ses voyages en Algérie permettent la réflexion sur l’importance de la lecture, la mémoire et la construction du présent (La leçon de l’aveugle, p.99). Et le retour dans son Togo natal en 2007, il en parle encore avec cette déception due au dysfonctionnement du champ littéraire togolais où ceux qui doivent ou peuvent produire la valeur des œuvres, sont passifs ou versent dans des considérations qui ne tirent pas la littérature togolaise vers le haut. Ah, Sami Tchak, laissez-moi vous dire que la situation n’a pas vraiment changé au Togo !

– Des débats et communications littéraires qui résument la vision de l’auteur sur des questions qui le concernent. Le texte sur l’engagement (p.75) reste le plus important par la précision et la pertinence du point de vue de l’auteur. Dans ces réflexions et ces prises de position, le lecteur découvrira encore la culture de cet écrivain qui pousse les références jusqu’à l’agacement.

Au-delà du côté essai, La Couleur de l’écrivain est une histoire de rencontres et d’échanges. Rencontre de l’auteur avec des personnes et des espaces réels qui ont donné naissance à des récits de voyage au propre comme au figuré. Rencontre avec les personnages et les univers de d’autres écrivains qui ont permis des jeux de miroir, rendant le texte très imagé, sauf « le temps des chinois » (p.117), récit-allégorie qui ne se laisse pas lire facilement, tellement les images s’enchevêtrent ! Hormis cela, La métaphore y est et vous emporte sur les rives des souvenirs de l’auteur qui peint son parcours et celui de son père avec des couleurs de son Togo natal.

Au final, cette œuvre est un bilan, une évaluation romancée de son parcours et de sa pensée pour un Sami Tchak qui va sur ses 60 ans. C’est à ce titre qu’on peut comprendre la récurrence dans l’œuvre du thème de la mort et de la quête de l’immortalité par la littérature. Et l’auteur de conclure, lucide :

« La littérature est une illusion, la mort, un instant où nous sommes amputés de tout, un instant de solitude absolue »

p. 196. Edition La Cheminante

Bon pour l’heure l’illusion continue, qu’elle dure, Sami Tchak, qu’elle dure encore et encore !

Anas Atakora

L'article original est extrait du blog Bienvenue dans mes monts

Sami Tchak : L’ethnologue et le sage

L’ethnologue et le sage, publié en septembre 2013 aux éditions Odette Maganga du Gabon, est le huitième et dernier roman en date de Sami Tchak. Au contact du titre, j’ai pensé à Tchak défricheur d’espaces lointains comme le dit souvent Kangni Alem. Mais ma lecture donne un autre verdict, plus évident du point de vue du contenu de l’œuvre : Sami Tchak signe son retour au pays natal !

Dans ce roman où l’auteur peint les rapports complexes d’un ethnologue français et les villageois tem de Tedi, On retrouve aisément les traces de Femme infidèle, son tout premier roman. Plus que des traces, on a l’impression que certains éléments qui avaient été laissés en creux dans sa première œuvre, trouve subitement consistance et importance sous la plume de l’écrivain. La plongée dans l’univers tem est totale avec le langage, le nom des personnages et l’espace. Justement Tedi, ce qui lui sert d’espace, est un mot tem (langue des Temba, peuple du Togo, résidant majoritairement dans le Tchaoudjo, l’Alédjo et le Fazao) qui suggère déjà "l’habitat" et la description de ce tout petit village de moins de cent habitants, p.7, révèle aux lecteurs sa logique coutumière incarnée par le chef Wourou Tou et sa logique religieuse incarnée par l’imam Alfa Salifou. Ce qui n’est pas sans rappeler Tchavadi, le village décrit dans Femme infidèle. Et la démarche de l’ethnologue citant certains mots et expressions en tem avant de les expliquer en français rappelle aussi la démarche du narrateur de Femme infidèle. Ces deux aspects évoqués sont très développés dans L’ethnologue et le sage : on y rencontre beaucoup de mots tem, avec ce solide prétexte que c’est l’ethnologue narrateur qui les explique, on y voit également tout le récit se dérouler à Tèdi, cela focalise l’attention du lecteur sur cet espace contrairement à Tchavadi qui n’était que l’espace secondaire dans le premier roman.

Par ailleurs, ce roman de Sami Tchak est un conte merveilleux qui plonge le lecteur dans la vie des contrées paysannes avec ses ferveurs et ses frayeurs, avec ses certitudes souvent ridicules, parfois salvatrices. Loin des "secousses narratives" de ses autres romans, cet écrivain togolais étale ici un schéma narratif et une écriture dans lesquels on a plaisir à entrer délicieusement. Une écriture par moments éminemment imagée, calquée sur le modèle langagier tem un peu à la manière de Kourouma avec le malinké , surtout dans le discours du chef, comme cet exemple où il s’adresse à l’ethnologue :

J’ai fini de parler. Maintenant, à toi de lier ta parole à la mienne, si tu estimes que ce que j’ai dit ne mérite pas l’insulte de ton silence. Sinon, on arrête nos bouches et chacun va rejoindre ses rêves dans le ventre de sa chambre.

pp. 83-84

Loin aussi des secousses modernes des villes, l’auteur oppose ici un espace relativement tranquille où tout est régi par le chef et l’imam avant l’arrivée du mauvais larron l’ethnologue Maurice Boyer – il n’est pas si mauvais que ça à mon goût! Et c’est cela qui me gêne dans le parti pris du titre de cette œuvre. Deux protagonistes dont le premier est présenté par sa fonction (ethnologue) et l’autre par un qualificatif(le sage). Même si on peut comprendre que le titre du roman soit peut-être une façon tem de titrer certains contes, qui du chef et de l’imam dans ce roman peut se gargariser de ce statut de sage ? À moins que la sagesse dans le cas d’espèce rime avec la tyrannie et la partialité du chef ou l’hypocrisie et le subtil cynisme de l’imam. A cet effet, la trahison du corps – belle métaphore pour désigner la diarrhée à la p.109 – de l’ethnologue n’est-elle pas l’œuvre de cet imam qui quelques heures plutôt avait fait envoyer chez leur hôte un plat copieux ? Ou encore l’œuvre du chef considéré par les Tèdiens eux-mêmes comme un grand envoûteur (p.11) ? Tant ces deux personnages ont des raisons de s’en prendre à cet Anansara, ce Blanc, venu faire voler en éclats leur parcelle du pouvoir. Si l’auteur tait l’origine de la diarrhée subite du Blanc, c’est pour mieux installer le flou, lequel flou fouette l’imagination et vient s’ajouter au brouillage de frontières entre le réel, le rêve et le fantasme de tout ce qu’il fait faire et dire à l’ethnologue narrateur de son roman.

Bonne découverte à vous tous et souhaitons que L’ethnologue et le sage soit traduit en tem comme Femme infidèle pour rendre fidèlement les belles métaphores que la langue française peine à me faire avaler en bon tem !

Anas Atakora, un article extrait de son blog Bienvenue sur mes monts

Photo Sami Tchak © Armand Borlant

L’Engagement selon l’écrivain Sami Tchak

Je me souviens de cette autre question que vous m’aviez posée, Madame : « Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ? » Avant que je ne vous eusse répondu, vous m’aviez cité vos exemples d’écrivains noirs engagés : Mongo Béti et Wole Soyinka. Et vous aviez ajouté : « On a l’impression que les écrivains africains de la nouvelle génération sont un peu plus individualistes, plus préoccupés par la question de leur visibilité que par le destin de leur pays et de leur continent. Ils ont cessé d’être la voix de leurs peuples, dans un monde pourtant marqué par la marginalité encore plus grande de l’Afrique, dans un monde qui voit ce continent retourner à ses démons : les atrocités et les barbaries chroniques. Croyez-vous, monsieur Tchak, qu’un écrivain africain, comme vous, a le droit, je dirais le luxe, de nous décrire les yeux de sa femme alors que les Éthiopiens meurent de faim et qu’on a mangé des pygmées en République Démocratique du Congo ? ».

 

Salon_du_livre_de_Paris_2011_-_Sami_Tchak_-_004Chère Madame, ma réponse ne vous plaira pas, je vous la donne quand même. Récemment, pour écrire un texte de commande sur le Darfour, je me suis retrouvé devant mon écran d’ordinaire tout en fixant le dos d’un livre en particulier dans ma bibliothèque : La littérature et le mal de Georges Bataille [Lien vidéo]. Et cela m’inspira une réflexion sur moi-même, sur mon rapport aux tragédies dans certains pays africains. Par-delà moi, les écrivains et artistes que nous avons la prétention d’être. Quel est réellement l’impact de nos mots quand nous oublions les stratégies de placement, les petites comédies d’un milieu qui a la grandeur et la misère de tous les petits milieux ? Si en tant qu’êtres humains, nous parvenions à éviter d’être acteurs directs du mal, jusqu’où pouvons-nous empêcher qu’il soit commis ? Jusqu’où notre prétention à décrypter le monde nous permet-elle de prévoir des tragédies ? Jusqu’où nous aurions par exemple pu prévoir le Rwanda, le Darfour, la Côte d’Ivoire ? Je me suis demandé et je me demande toujours : après ces années de massacres au Darfour, ma voix enfin levée est-elle en moi le tardif sursaut de l’humain ou s’agit-il juste d’un travail de charognard : faire mon beurre sur les cadavres et les larmes ? En termes clairs, quand je me mettrai à parler du Darfour, à quoi cela servirait-il ? Ầ la compréhension du problème ? Ầ sa résolution ? Ou à ma propre visibilité, dans la mesure où la voix d’un écrivain mêlée à une actualité brûlante peut apporter une popularité supplémentaire à l’écrivain ?

Je me pose ces questions, qui ne peuvent paraître inutiles qu’aux yeux des écrivains imbus d’eux-mêmes et qui n’ont pas encore pris conscience de leur manque total de poids non seulement dans le milieu littéraire, mais aussi et surtout dans le monde. Or, que met en action un artiste pour faire avancer une cause ? Sa notoriété. Quelle cause peut faire avancer un écrivain sans notoriété ? Voici le sens de ma question. Et que peuvent faire, même réunis avec leur bonne volonté, des écrivains sans notoriété ? J’ai éteint mon ordinateur et je me suis installé devant la télé. Je ne comprends rien au problème du Darfour, je tente de le comprendre. Je ne vois pas ce que je peux réellement faire et à quoi servirait le texte que je bricolerais. Si j’avais été Nelson Mandela, si j’avais été Youssou N’Dour, j’aurais pu mêler ma voix au concert des voix déjà audibles au sujet de ce conflit. Et, peut-être, aurais-je pu faire bouger les choses ne serait-ce qu’au rythme où avancent les cadavres.

 

Le rôle social et politique de la littérature semble aller de soi lorsque les auteurs viennent non seulement des pays à problèmes, mais sont aussi perçus, ou se définissent eux-mêmes, comme porte-parole des sans-voix, comme écho noble d'une conscience collective qui émerge à peine dans la conscience du monde. Les œuvres qui en sont issues auront alors le fardeau de répondre à des questions concrètes, elles subiront l'abaissante lecture sociologique et politique, donc seront situées dans la temporalité d'une cause, d'une fonctionnalité qui éclipse, si elles en ont, ce qui leur vaut en réalité leur statut d'œuvres littéraires, c'est-à-dire leur exigence esthétique. On aura par exemple vite fait de dire que Mongo Beti était un auteur engagé, ce qui pour certains signifierait un écrivain conscient de son devoir envers son peuple, donc digne de respect, et pour d'autres un écrivain d'un intérêt limité, pour ne pas dire mineur, qu'on n'a pas besoin de lire, puisqu'on sait ce que cela vaut. On réduit sa plume à sa gueule, sa plume dense, magnifique. L'engagement couplé à la littérature renvoie donc assez souvent à des visions ambiguës de légitimation et de déclassement par rapport à une certaine norme. Or, lorsqu'on dit d'un écrivain qu'il est engagé, à supposer qu'il le soit réellement, il reste toujours à préciser s'il l'est par son écriture et/ou par sa personne.

Pour ma part, je fais cette distinction entre une littérature dite engagée et un écrivain qui peut être engagé sans forcément engager son œuvre ou engager celle-ci sans s'engager lui-même. Dans tous les cas, l'engagement est souvent favorisé par certains contextes historiques, sociaux, politiques… Il s'impose plutôt à certaines personnes qui ont eu la chance ou le malheur de rencontrer l'Histoire dans ce qu'elle peut avoir d'universellement tragique. Les écrivains noirs américains, franco-antillais et guyanais, africains : Wright, Baldwin, Himes, Césaire, Damas, Fanon, Senghor, Gordimer, Brink, Coetzee, et bien d'autres dans le monde, ont émergé à l'écriture dans la prise de conscience directe des grandes tragédies mondiales ou particulières à leur pays, touchant directement ou non à leur propre place au sein de la société. Pour ceux que nous avons cités, le racisme sous toutes ses formes et le sort envisagé ou réservé à certains peuples à cause de la couleur de leur peau, ont sans aucun doute rendu incontournable un combat par la plume, donc l'émergence d'une littérature qui favorise une prise de conscience collective, l'ancrage d'une identité particulière au sein des identités mondiales. Si les peuples ne se libèrent réellement de tous les jougs qu'en donnant une part de leur sang, ils ont dans certains cas bénéficié du secours de ces armes miraculeuses que sont les romans, les poèmes, les pamphlets qui, sans faire l'effet direct des bombes, peuvent introduire dans les mailles des instances répressives et discriminantes comme une substance brutalement ou lentement corrosive.

Les livres ont parfois été les armes d'une catégorie particulière de maquisards, d'hommes et de femmes qui, grâce à leurs dons singuliers, ont peint avec une beauté rare les démons de leur société tout en offrant à voir l'universelle condition humaine dans sa part d'enfer. Ils ont exhumé l'insoutenable pour venir à bout des silences complices, pour susciter des révoltes, le vrai combat. Car l'œuvre engagée est, de mon point de vue, celle qui porte clairement la volonté de son auteur de changer les choses. Fanon voulait changer le monde, il écrivait pour cela. Nadine Gordimer voulait changer l'Afrique du sud et elle a contribué à son changement. Et c'est cette volonté claire qui explique que généralement, les textes ne suffisent pas, leurs auteurs aussi les accompagnent dans le combat de leur propre notoriété, de leur propre personne, ils s'engagent, ils deviennent militants, acteurs, à leurs risques et périls.

 

Beaucoup d'écrivains engagés ont été contraints à l'exil ou ont connu les ténèbres des prisons. Certains ont été fusillés ou pendus… Hugo, Soyinka, Ken Saro-Wiwa, et bien d'autres avant eux avaient eu à payer de leur vie ou d'une partie de leur liberté leur engagement pour des causes qu'ils estiment justes. D'autres paient actuellement ou paieront toujours. Ceci pour souligner la permanence, l'universalité et la nécessité de l'engagement des écrivains, et d'autres catégories de citoyens dont l'activité favorise une certaine notoriété. Mais la nécessité de l'engagement peut-elle rendre celui-ci obligatoire ? Peut-on raconter les cabrioles de son chat dans un pays qui vit un génocide ? Aurait-on pu par exemple chanter les yeux d'une belle femme par une saison de machettes au Rwanda ? Bref, l'art peut-il côtoyer l'horreur sans s'en émouvoir ? C'est peut-être à ce niveau qu'un débat semble s'amorcer dans le milieu des écrivains africains dits de la nouvelle génération, si l'on se réfère à la polémique entre les écrivains franco-congolais Alain Mabanckou et franco-malgache Jean-Luc Raharimanana, polémique qui n'est que l'écho d'un débat longtemps amorcé, ravivé au Tchad en octobre 2003 lors du Fest'Africa sous les Étoiles. De telles polémiques, au-delà de la pertinence des points de vue des uns et des autres, sont en elles-mêmes significatives d'une réalité : une génération qui se cherche, qui tente de définir son rôle, sa place dans l'Histoire actuelle, et qui, parfois, dans un souci de se démarquer des aînés, dont l'ombre est encore pesante, ou de s'en revendiquer, impose à la littérature un discours qui ne la concerne pas forcément. Si l'engagement est une nécessité, peut-il devenir une obligation ? En d'autres termes, peut-on commander l'engagement ? Quel est déjà son degré de pertinence dans certaines circonstances ?

La plupart des écrivains africains dits de la nouvelle génération, ceux qui jouissent d'une certaine reconnaissance dans un certain milieu, ceux qui sont plus ou moins visibles dans un contexte de marginalité globale, la plupart d'entre eux donc vivent hors de leur pays, et ce depuis de longues périodes. Si leurs aînés, dont Senghor demeure la figure la plus illustre, avaient été à la fois des citoyens assez visibles au cœur des contradictions de la société française et des acteurs de premier rang du destin des jeunes nations africaines, eux ont rarement cette épaisseur de vie. Ils sont plutôt assis entre deux marginalités, entre deux non-existences : cloués aux marges de la société d'accueil, ils s'effacent aussi progressivement de la mémoire de leur propre société pour ceux qui s'y étaient déjà fait une place. Ce n'est pas remettre en cause leur degré de conscience que de soutenir qu'ils ont plutôt, au mieux, une demi-vie.

Quelle pourrait être l'efficacité de leur engagement ? De quelle notoriété disposent-ils au point de la mettre au service de quelle cause ? Ou, pourraient-ils acquérir une certaine notoriété en se servant de certaines causes ? Les complexes questions de survie bassement matérielles ne constituent-elles pas pour nombre d'entre eux peut-être la cause la plus urgente ? Comment leurs œuvres, ce qu'ils considèrent comme leurs œuvres, pourraient-elles entrer dans cette complicité intime avec des consciences nationales dont ils sont pratiquement exclus ? Non lus dans leur pays, est-ce en engageant leur personne qu'ils feront entendre leur voix, au point d'agir profondément sur des consciences ? Enfin, sont-ils nécessaires ici ? Sont-ils nécessaires là-bas ? Le débat ne devrait-il pas porter plus sur leur propre destin, leur situation de dépendance sans fin qui renvoie à la dépendance de leurs pays d'origine et leur marginalité absolument logique ?

Il ne me semble pas nécessaire de répondre à ces questions qui pourraient orienter un autre débat : le destin des écrivains venant des périphéries. Dans le meilleur des cas, il arrive que des écrivains " exilés ", dont l'œuvre alimente l'hostilité consensuelle d'une large opinion envers les dirigeants de leur pays d'origine, jouissent d'un succès que ne justifie pas toujours la qualité de leurs œuvres. Ils servent d'une certaine manière de caution aux discours convenus. Formant comme des groupes d'engagés, ils deviennent une diaspora littéraire qui ne réfléchit pas toujours ou pas assez profondément sur sa propre misère. Or, généralement, quel est son destin ? Une littérature en marge de la littérature du pays d'accueil, qui peut devenir occasionnellement un bon produit commercial, mais ne s'ancre jamais dans le patrimoine culturel qui lui prête pour une durée limitée sa caution auprès des instances légitimatrices, alors qu'elle n'a nul écho dans le pays d'origine des auteurs. On a ainsi l'impression de nains qui s'illusionnent sur leur taille et croient brandir pour effrayer les démons qu'ils ont fui des épouvantails dont même les gosses riraient. Ils sont engagés, mais contre quoi et pour qui ? Leur isolement favorise généralement un militantisme du vide, c'est-à-dire une grande débauche d'énergie pour des discours progressivement désincarnés ou qui finissent par ne plus parler que de leurs auteurs et d'eux seuls. La bonne foi, pour ceux qui en ont, ne les protège pas toujours contre le risque de l'assèchement du sens dans leurs plaidoiries. L'injure suprême qui leur est faite, c'est dans certains cas, le "Vous, vous ne comprenez plus rien à notre pays", qu'on leur jette à la figure dans leur propre pays, alors que nulle part ailleurs ils n'ont réellement pu faire racine. Aussi, leur destin littéraire lui-même tient-il aux circonstances qui l'ont favorisé.

 

Aux États-Unis, en Espagne, ailleurs, certains auteurs cubains par exemple construisent une œuvre si liée à Castro qu'elle pourrait cesser d'intéresser quand tarira leur source. Ce tableau sombre au sujet de l'écrivain dit exilé ne peut faire oublier le destin des écrivains "locaux", ceux qui ne sont pas partis, ceux qui sont restés au pays. Plus en phase avec les réalités sociales et politiques qui pourraient conférer à une œuvre son authenticité et lui permettre d'entretenir avec un peuple une relation passionnelle (le roman La Marche en crabe de Günter Grass s'est vendu, à sa sortie en Allemagne, à quatre cent mille exemplaires en une semaine – au-delà du fait qu'il s'agit ici d'un écrivain mondialement connu, prix Nobel, c'est aussi qu'un auteur et son peuple se sont réellement rencontrés avec ce livre qui rappelle leur tragédie commune, ils se sont parlés directement aux tripes), oui, plus en phase avec les réalités qui font la puissance de certaines œuvres, sont-ils pour autant mieux lotis dans des pays plus qu'en faillite ? Quelle que soit la qualité de leurs œuvres, quel impact peuvent-elles avoir dans des sociétés qui ne les entendent pas ? Quel rôle peut jouer un écrivain dans son pays où l'écrivain n'a de statut que pour lui-même ? Quel rôle peuvent jouer ces marginaux parmi les marginaux, ces pauvres parmi les pauvres qui, après avoir écrit dans des conditions parfois pénibles, doivent ensuite réunir des fonds pour publier leurs textes à compte d'auteurs chez des éditeurs locaux n'ayant pour la plupart aucun circuit de diffusion ? Ont-ils un destin s'ils ne devenaient, même en vivant chez eux, des écrivains révélés ailleurs ?

La question, qu'il s'agisse d'un écrivain parti ou resté, quand on parle particulièrement de l'Afrique, la question est celle-ci : un écrivain, c'est quoi ça ? Ahmadou Kourouma, Mongo Beti, eux, pourtant très connus, eux aussi ont eu à le comprendre, chacun à son heure, chacun à sa manière, avant de se suivre vers le royaume où personne n'est engagé, là où tout s'apaise peut-être ! Mais pour revenir à l'engagement, en partant de l'idée qu'il n'est ni à recommander ni à être perçu avec une condescendance insultante, je soutiens que lorsqu'on parle de littérature, on parle de la création du beau, on parle de l'art. Si ce point de base n'est pas oublié, on jugera forcément une œuvre littéraire à partir de sa cohérence interne, de sa capacité à faire coïncider les particuliers et l'universel, à offrir une lecture originale de la condition humaine.

Certaines œuvres engagées n'ont survécu que parce qu'au-delà des causes immédiates qui les ont inspirées, elles ont échappé au cadre géographique de leur inspiration et à l'acide du temps. Relire par exemple aujourd'hui Amour, colère et folie de Marie Chauvet, est toujours source d'un grand plaisir, de grandes émotions, parce qu'au-delà des situations passées et actuelles d'Haïti, il s'agit d'une œuvre qui nous parle intimement, qui descend au plus profond de nous, au-delà des âges, des sexes et de la couleur de la peau. Cahier d'un retour au pays natal de Césaire conserve sa beauté et sa puissance qu'elle doit au Verbe. C'est tout simplement un très, très grand texte. Ce sont ces exigences-là, qui ne se décrètent pas, ce sont elles qui font de certaines œuvres engagées des œuvres littéraires tout court, des œuvres durables, parfois immortelles, pour autant qu'un mortel peut décréter l'immortalité. Césaire, Senghor, Damas, Brink, Jacques-Stephen Alexis, Boulgakov, Soljenitsyne, Lezama Lima, Arenas, Glissant, etc., ont eu, pour la plupart d'entre eux, une très grande conscience de la tragédie de leur peuple, mais en en faisant la peinture, ils ont touché l'Homme. En d'autres termes, ce qu'il reste de leurs textes au fur et à mesure qu'ils s'enlisent dans le temps, c'est leur valeur esthétique et leur dimension universelle.

Tous les débats ont leur utilité peut-être, mais les écrivains ne doivent pas oublier que la littérature, engagée ou pas, a ses propres exigences, que ce n'est pas forcément avec un cœur gros comme une montagne qu'on bâtit une œuvre puissante. Les bonnes intentions ne sont pas un obstacle à la bonne littérature, mais elles n'accouchent pas forcément du Voyage au bout de la nuit. Je soutiens donc que lorsqu'on parle de littérature, on parle aussi d'art. Si ce point n'est pas oublié, on jugera forcément une œuvre littéraire à partir de sa cohérence interne, de sa capacité à faire coïncider le particulier et l'universel, à offrir une lecture originale de la condition humaine. Mais l’engagement d’un écrivain médiocre peut être touchant sans que cela change notre jugement sur sa prétendue œuvre.

Interview de Sami Tchak sur son roman « Al Capone le Malien »

Sami Tchak, de son vrai nom Sadamba Tchakoura, est un écrivain togolais lauréat en 2004 du Grand prix littéraire d'Afrique noire. A la suite de la critique de son 7ème roman, Al Capone Le Malien, Sami Tchak répond aux quesitions de Lareus Gangoueus. En gras, les questions de Gangoueus, en clair les réponses du romancier.

Vous avez habitué vos lecteurs à des excursions en Amérique latine dans vos dernières parutions (Hermina, La fête des masques, Paradis des chiots ou Filles de Mexico). Qu’est-ce qui a déterminé, voir dicté ce retour en Afrique ? Est-ce que pour l’auteur que vous êtes, il y a eu des difficultés à écrire dans cet univers ?

Sami Tchak : Je pars de l’idée que chaque créateur s’inspire de tout ce qui, à un moment, l’interroge avec une sorte d’urgence. Parfois, c’est la nouveauté (la découverte) qui le stimule. Je n’ai jamais pensé qu’en tant qu’auteur togolais, il y ait un terrain ou un territoire qui s’impose à moi d’emblée, même si, contrairement à certains commentaires sur moi, je n’ai jamais laissé entendre que mon pays, ou le continent africain, était exclu de mes sources d’inspiration. Pour chaque livre, un événement, un prétexte, une situation, une expérience. L’Amérique latine m’en avait fourni et m’en fournira sans doute encore. Mais le dernier roman est né, lui, d’un moment précis dans ma vie : lorsque je me suis retrouvé à Niagassola (Guinée), dans le compte du magazine Géo, pour un reportage sur le balafon mythique de Soumaoro Kanté, classé par l’UNESCO comme patrimoine mondial immatériel de l’Humanité. D’autres éléments, puisés surtout dans l’histoire récente du Cameroun se sont par la suite introduits dans mes expériences à partir de mes voyages. Le roman est né de là. Et d’autres viendront, si la vie m’en laisse le temps et les moyens, sur ces mêmes sujets dont je tenterai de rendre davantage la complexité.

On retrouve plusieurs éléments déjà présents dans Filles de Mexico. Le premier auquel je pense est la géographie. Ce roman se déroule successivement en Guinée et au Mali avec un épisode assez long au Cameroun. La France est présente aussi. Est-ce votre côté globe-trotter qui influence cette construction géographique de vos histoires ? Ou plutôt un besoin de ne pas zoomer sur une seule cible ?

Sami Tchak : Ces éléments étaient déjà présents dans tous mes autres romans, depuis Place des Fêtes. Je dirais que pour le moment mes personnages sont des êtres assez mobiles, dont les expériences traversent des frontières. Cela ne renvoie pas à un besoin de ne pas « zoomer une cible », mais au fait assez simple que pour le moment c’est de cette manière que je trouve plus adapté de rendre compte des expériences de mes personnages. Un jour, je pourrais écrire aussi un roman dont les actions se déroulent par exemple dans une piaule ou dans une voiture. L’essentiel étant de tenter de jeter un regard relativement personnel sur le monde dans lequel on vit, sur la condition humaine, les sujets littéraires de tous les temps.

Le 2ème élément est ce personnage narrateur, René Cherin, qui fait beaucoup penser à celui de Djibril Nawo de votre précédent roman. Tous deux sont des personnages un peu pommés, se laissant porter par les situations, permettant la libération de la parole et/ou celle de l’action des personnages qu’ils observent. S’agit-il d’un artifice littéraire uniquement ou d’un discours sur la passivité et la rencontre de l’autre ?

Sami Tchak : Là aussi, il s’agit de traits qu’on retrouve chez le héros de Hermina, chez celui de La fête des masques, chez le narrateur principal du Paradis des chiots. Pas forcément des personnages paumés, mais plus des gens qui se laissent emporter, qui suivent, pour certains par une sorte de résignation, pour d’autres par curiosité ou inconscience, mais dans tous les cas c’est de cette manière qu’ils se retrouvent au cœur des secrets des autres, qu’ils voient et restituent le monde devant eux, dont l’impact sur eux devient peut-être l’élément qui les rend originaux. Leurs manières de réagir les singularisent mais aussi dévoilent, peut-être, ce qui en eux, chez eux, est universel.

Une petite différence entre Djibril Nawo et René Cherin. Djibril a des origines togolaises comme vous, alors que René est blanc et il sort de sa campagne bien française, même s’il a vécu dans une de ces banlieues très mondialisées d’Ile de France. A-t-il été difficile pour vous de vous glisser dans la peau de ce personnage ?

Sami Tchak : Entre Djibril Nawo et René Cherin, la différence va au-delà de ces aspects soulignés. Mais cela n’est peut-être pas le plus important. Prenons en compte juste René. Il n’a pas vécu dans une banlieue, mais dans le vingtième arrondissement de Paris, dans un immeuble où en effet il croise des hommes et des femmes venus, pour la plupart d’entre eux, d’ailleurs. Il ne m’a pas été plus difficile, ni plus facile, de me mettre dans la peau d’un journaliste blanc se retrouvant dans des pays africains qu’il ne l’avait été pour moi lorsque j’écrivais dans les années 1980 mon premier roman en faisant parler une femme. C’est le même travail pour tenter de rendre crédibles les voix des gosses d’un quartier difficile d’une capitale latino-américaine ou la voix d’un jeune Français fils d’immigrés africains. Même pour un roman dit autobiographique, je crois que le travail de l’écrivain consiste, entre autres contraintes, à se mettre sous la peau de ses personnages. La véritable question, à mon avis, c’est s’il le réussit toujours !

Il y a comme une sorte d’inversion des rôles – du rapport dominant/dominé – qu’on a du mal à concevoir parfois dans le contexte africain actuel, notamment ce rapport de fascination qui le lie à tous les personnages qui gravitent autour d’Al Capone ?

Sami Tchak : Je ne sais pas si on peut parler de rapport de dominant/dominé, mais il est, en effet, moins fréquent qu’on mette en scène des Blancs, quels qu’ils soient, qui, dans un pays africain, découvrent des personnages qui les fascinent, qui ne viennent pas vers eux comme des mendiants de situation, mais comme des « maîtres » qui les aspirent dans leur monde. Mais la personnalité de René, mieux que la couleur de sa peau, explique la situation qui s’est créée, le rapport vertical entre Al Capone et lui. Le photographe n’a pas éprouvé la même fascination, on peut même parler, de son côté, d’une sorte de répulsion pour le faux prince et ses mœurs. Il est donc resté totalement à l’écart de cet univers, il n’a éprouvé de l’intérêt que pour les paroles de Namane Kouyaté. Peut-être parce que lui, le photographe, était un habitué du terrain, avait déjà établi des liens avec beaucoup de sociétés africaines qu’il interroge pour comprendre leurs vérités les plus ancrées.

Al Capone le Malien est un feyman, un escroc camerounais d’envergure internationale. Comment avez-vous été conduit à créer ce personnage ténébreux, complexe, charismatique, très moderne ?

Sami Tchak : Je me suis inspiré des histoires de feymen qui ont réellement existé, au premier rang desquels Donatien Koagne, celui qu’Al Capone considère comme son dieu. Comme dans mes autres romans, il me faut du concret, à partir duquel ma liberté d’écrivain a un sens. 

Une autre figure introduit ce roman, celle de cet ancien diplomate guinéen ; Namane Kouyaté. Homme dévoué passionnément à son épouse et à son art de joueur de balafon et de griot mandingue. Enraciné dans l’histoire, dans la tradition orale, il est antithèse d’Al Capone. Avez-vous souhaité reproduire, en confrontant ces deux personnages, le choc de deux mondes tel que Chinua Achebe, version 2010 ? Une collision frontale entre le matérialisme bling-bling d’Al Capone et l’« archaïsme » d’une culture millénaire incarnée par un balafon enfermé dans une vieille case ?

Sami Tchak : J’ai tenté de montrer la complexité des éléments qui composent nos identités. Bien sûr, il y a une véritable opposition entre les visions du monde de Namane et d’Al Capone, mais ce qui me semble encore plus important, c’est la façon dont ces mondes si antagoniques cohabitent, font la modernité, le dynamisme de nos sociétés. Si on prend le cas de Donatien Koagne, le plus célèbre des feymen, on verra que c’est sur les symboles des sociétés anciennes de son pays qu’il a construit son mythe. Il s’est autoproclamé roi du Cameroun et on le voit habillé comme un roi, avec sa canne, tous les symboles extérieurs qui vont avec, dont l’or. Al Capone, avant qu’on ne sache qui il est, se présente aussi comme un prince venu à Niagassola pour voir un symbole du pouvoir ancien, le balafon. Namane Kouyaté, l’homme toujours en veste et cravate, incarne sans doute une certaine identité, fondée sur ce que le passé a de plus glorieux. Mais c’est aussi un homme de son temps. Les choses sont relativement plus complexes dans la réalité, elles ne peuvent être simples dans les livres qui s’en inspirent.

On pourrait vous reprocher de regarder cet effondrement des valeurs avec une pointe de sarcasme quand vous mettez en scène cette photo avec ces notables de Niagassola qui veulent être immortalisés devant la limousine du feyman… Qu’en pensez-vous ? Y-a-t-il des choses à rattraper ?

Sami Tchak : Pour me reprocher une sorte de sarcasme, il faut me prêter ce sarcasme. C’est ce que je viens de dire : les choses ne sont pas aussi simples, ni dans la réalité, ni dans le livre. Si vous vous référez à un autre moment du livre, vous le remarquerez encore plus aisément : Namane Kouyaté parle d’un féticheur, Moustapha Diallo, assez riche dont l’une des passions consiste à acheter des voitures de luxe. Moustapha Diallo existe réellement, et ce que je dis de lui est authentique. Il vous suffit de chercher sur Internet le féticheur Moustapha Diallo du Mali pour découvrir ce personnage. Ce n’est donc pas parce que les vieux sont bien ancrés dans leurs valeurs qu’ils demeurent insensibles aux symboles actuels de la puissance, de la richesse, du pouvoir. Et il me semble que je regarde l’effondrement de certaines valeurs avec une pointe de tristesse. Je ne sais s’il y a des choses à rattraper, mais il est possible, au moins sur un plan individuel, de ne pas céder facilement à la fascination de tout ce qui brille.

(La suite de l'interview est consultable sur le blog de Gangoueus : http://gangoueus.blogspot.com/2011/02/interview-de-sami-tchak-sur-al-capone.html)

Interview réalisée par Lareus Gangoueus

Sami Tchak : Al Capone le Malien

L’auteur togolais nous avait habitués à plus de sobriété dans le choix de ses titres : La fête des masques, Place de fêtes, Hermina, Paradis des chiots, Filles de Mexico. On pourrait parler de rupture en pensant à ce titre clinquant qui ne manquera pas d’émoustiller la curiosité du lecteur… à juste raison.
En effet, Al Capone le Malien est le personnage de ce roman. Il est le noyau d’un atome d’Uranium autour duquel gravite une myriade de personnages-électrons, tous sous l’emprise de son champ de force qui empêche toute fuite possible. Il est des personnes dont il n’est pas souhaitable d’entendre la simple voix. Tout est dérèglement autour de ce feyman, entendez par là escroc international d’origine camerounaise. L’homme est un hédoniste accompli, il vit chaque seconde de sa vie comme c’était la dernière, il aspire l’air de ceux qui l’entoure, les abreuve selon son bon vouloir à coup de champagne Veuve Cliquot.

C’est au travers d’un de ces électrons insignifiants qu’on observe le charme qu’opère le malfaiteur africain. René Chérin est un journaliste français venu à Niagassola réalisé en compagnie d’un photographe un photo-documentaire sur l’art du Manding pour un très grand magazine, en particulier sur le fameux Sosso-Bala, balafon ancestral lié à l’épopée mandingue. Il rencontre tout d'abord Namane Kouyaté, un notable guinéen devant l’aider dans le cadre de sa mission. L'homme a été diplomate, mais il est surtout un très grand griot et un fin connaisseur des cultures mandingue et occidentale, un défenseur d’une Afrique se rassérénant de son passé glorieux dont il ne reste cependant que des traces orales dans l’histoire.
C'est au cours de la cérémonie traditionnelle que René Chérin, sorte de personnage éponge, figure récurrente de la prose tchakienne, se prend d’intérêt pour cet Al Capone, figure concrète et charismatique de l’Afrique contemporaine dans tout ce qu'elle a de retors et de moderne. Il le retrouve à Bamako.

Disons-le tout de suite, Sami Tchak réussit là un très beau portrait de cette Afrique des coulisses, des arcanes du pouvoir. Celles du Cameroun principalement, quand est exploré le passé d’Al Capone, ce qui le définit. Comme à son habitude, Sami Tchak explore les fossés jonchés de détritus, d’histoires scabreuses, les scandales dont certains sont liés à des faits réels qui ont secoué le Cameroun. Son terrain d’exploration n’est plus l’Amérique latine. Bamako que le livre de Valérie Marin La Meslée présentait sous un aspect positif est revisitée dans son aspect ténébreux, loin des valeurs ancestrales clamées par les djéli, plus proche de cette course matérialiste et égocentrique de l’individu et de la faillite des moeurs.

Plus que le personnage de Djibril Nawo, dans le roman précédent de Sami Tchak, René Chérin agace par sa passivité. Elle n’est pas seulement un artifice littéraire pour permettre une libération totale de la parole des personnages observés. Personnages qui malgré l'extravagance de leurs actions, avancent masqués. L’emprise d’Al Capone est réelle. Il donne une direction, à des personnages en quête de spiritualité, en quête d’eux-mêmes. Que ce soit une bell française d’origine malienne, spécialiste de littérature. Que ce soit une fille à papa initiée à la luxure. Que ce soit une certaine malienne malicieuse. Que ce soit un français en perte de repère, préfiguration d’un pays sur le déclin ?

Quand on remonte, le temps d'une confession, sur le parcours de Joseph Tawa dit Al Capone, sur sa fascination pour Donatien Koagne, prince disparu des feyman, on saisit une part de la personnalité de ce comédien né. Enfin, on croit le saisir… Le reste est à découvrir.

Bonne lecture,

Lareus Gangoueus

http://gangoueus.blogspot.com/

Editions Mercure de France, 1ère parution en 2011, 298 pages.