Seun Kuti, l’Afrique révoltée en chansons

Mettre des mots simples sur les aspirations profondes de ses contemporains. Créer les rythmes qui électrisent les corps, affolent les sens. Transcender la frustration et le sentiment d’injustice qui habitent les Africains pour les conduire vers une philosophie de la révolte. C’est ainsi que l’on peut résumer l’esprit qui anime l’afrobeat. Et c’est à cette aune qu’il faut juger le rôle joué en ces temps agités par le principal héritier de ce courant musical, Seun Kuti.

Oluseun Anikulapo Kuti est un héritier de génie. Il est le plus jeune fils de Fela Kuti (1938 – 1997), fondateur de l’afrobeat, un syncrétisme musical aux confluences du jazz, du funk et des rythmes traditionnels yorubas, qui s’exprime dans un mélange d'anglais bâtard et de dialecte nigérian des faubourgs de Lagos. Seun Kuti naît en 1982 quand son père est au sommet de son art et au pinacle de sa figure d’artiste protestataire contre les dérives politico-économiques d’un Nigeria et d’une Afrique en déshérence. Né dans la musique, Seun se révèle particulièrement prédisposé : à l’âge de 8 ans, il joue du saxophone et du piano ; à 9 ans, il est choriste dans l’orchestre de son père et assure bientôt les chansons d’ouverture de ses spectacles. Lorsque ce dernier disparaît tragiquement en 1997, c’est tout naturellement que les vétérans du mythique orchestre de son père, l'Egypt 80', se rangent derrière l’adolescent de 15 ans. Pendant près de dix ans, le jeune homme sera le légataire du répertoire de son père auquel il donnera une nouvelle jeunesse et une nouvelle exposition mondiale.

Seun Kuti sort son premier album personnel en 2008, Many things. L’album, furieux et puissant, puise incontestablement à la source du père, dans la force d’entraînement de la rythmique afrobeat, dans la philosophie des paroles percutantes, dans la présence scénique du jeune saxophoniste, chanteur et danseur. Mais Seun innove également, en intégrant de nouvelles influences reggae et hip hop à sa musique, en insistant plus sur les paroles, ce qui lui permet de mieux affirmer son message politique, on ne peut plus clair et engagé dans ses différents titres.

African Problems

Dans cette chanson, Seun Kuti incite d'une voix rugissante les Africains à dépasser le découragement qui les saisit devant l'immensité des problèmes du continent. Le chœur de chanter : « Les problèmes africains » et Seun de répondre « y en a trop pour en parler, trop pour y penser, trop pour les chanter » mais pourtant « je dois en parler, je dois les chanter, je dois les hurler » avant de saluer ses "frères là où ils meurent pour le futur de l'Afrique, là où ils se battent pour le futur". C'est investi d'un projet messianique qu'il entonne en refrain : "je dois essayer d'apprendre aux gens une nouvelle mentalité, leur faire apprécier la supériorité africaine" qui contraste avec la "médiocrité de nos leaders qui nous laissent dans une souffrance et une pauvreté sans fin". Le crédo politique de l'afrobeat est posé, qui puise aux sources du panafricanisme, qui exhorte à la revalorisation culturelle africaine, idéologie contestataire et progressiste qui incite à la révolte du peuple face aux détournements démocratiques et économiques. Fela n'aurait pas dit mieux. 

Ne m'amène pas cette merde

"Don't give that shit to me" évoque de manière crue une triste réalité du continent, qui a vu l'Afrique devenir la poubelle du monde développé. La chanson fait écho au drame du Probo Koala qui a mis en lumière l'exportation en Afrique de déchets toxiques. "On voit plein de merde en Afrique, on est dedans quotidiennement" constate Seun Kuti, qui évoque "la politique merdique et l'économie merdique". La merde est ici une métaphore englobante des différents maux africains que le chanteur énumère : la désunion, la malhonnêteté, la disgrâce, la discrimination, la destruction, la dévaluation… Mais la merde ne vient pas que de l'extérieur, et c'est aussi à "ses frères et soeurs" que Seun s'adresse en leur demandant "ne m'amenez pas cette merde, ne l'amenez pas à l'Afrique".

En 2011, alors que la jeunesse africaine se révolte un peu partout et bouscule certains pouvoirs corrompus, Seun Kuti sort un second album personnel en parfaite résonance avec le climat continental. From Africa with fury : Rise est à ranger dans la catégorie des hymnes de toute une génération. On pourra dans le futur se souvenir de la décennie 2010 en Afrique et des idées qui habitaient les hommes et femmes de cette époque, en réécoutant les morceaux de Seun Kuti. Chaque chanson est un slogan politique, chaque parole une invitation à la révolte citoyenne, à la reprise en main de la destinée africaine par les jeunes générations sacrifiées.

Mr Big Thief

Ce morceau est un formidable hommage à la musique de Fela. Il commence par un long instrumental jazz dont seul l'Egypt 80' a le secret, une rythmique percussion – cuivres à la signature si particulière. Le thème de la chanson ensuite, le "grand voleur", est une figure récurrente de l'afrobeat, une personnification de la corruption, désigné parfois nommément (Obasanjo par Femi Kuti), parfois génériquement comme c'est le cas dans cette chanson. "Si tu ne connais pas M. le grand voleur, je vais t'en parler : tout le monde respecte M. le grand voleur ; la police le protège, cette police qui est censée l'arrêter ; tu le vois montrer son pouvoir". Monsieur le grand voleur est un notable, un homme lié au parti au pouvoir, un homme d'affaire influent et respecté. Un homme envié par le tout venant. Un exemple pour la société. C'est ce renversement des valeurs que dénonce Seun Kuti, sur un ton d'autant plus mordant qu'il s'exprime par l'humour.

Rise

C'est sur un ton plus apaisé que d'habitude que Seun entonne que "nous devons nous soulever" . La révolte est devenue une évidence, l'artiste n'est plus dans l'appel enflammé, mais dans la tranquille affirmation du nouveau crédo d'une jeunesse africaine pour qui la coupe est pleine. "Je pleure pour mon pays quand je vois entre les mains de qui il se trouve" ; "Il n'y a pas de business à faire sur le dos de notre pays", avant que soit entonné le refrain "Nous devrons nous révolter un jour". Cette révolte doit être multiforme, et Seun pointe nommément du doigt les pouvoirs contre lesquels il faudra se soulever : les compagnies pétrolières qui pour du pétrole détruisent les terres (la situation du Biafra sert évidemment ici de toile de fond), "ceux qui utilisent nos frères comme esclaves tailleurs de pierre", les dirigeants africains corrompus, les multinationales prédatrices et corruptrices comme Monsanto et Halliburton. Au-delà des mots, ce morceau constitue une évolution musicale dans la discographie de Seun et dans le courant afrobeat, laissant plus de place à la guitare et à la musique synthétique. Le jeune artiste s'inspire de son temps, de sa nouvelle musique et de son nouveau contexte politique et social. Mais comme il le reconnait lui-même, les choses n'ont pas tant changé que cela entre le Nigeria des années 1970 où vivait le jeune Fela et le Nigeria de 2011 de Seun. Les problèmes sont les mêmes. Le devoir du chanteur afrobeat n'a pas changé.

Une philosophie que Seun décrit lui-même au cours d'une interview : "Aujourd'hui en Afrique, la plupart des gens luttent en silence. La répression systématique des populations les a rendu aveugle à leur réalité. Tout le monde pense d'abord à sa survie. Personne ne veut s'élever contre quelque chose, tout le monde veut juste rester dans le rang. Donc j'essaye de faire réfléchir les gens à certaines choses qu'ils sont en train d'oublier. Je veux inspirer en eux le désir du changement. La musique a un grand impact sur les sentiments des gens. Mais la pop music aujourd'hui, c'est le règne du moi, moi, moi. Personne ne chante de nous. Et il n'y aura aucun changement si l'on ne s'occupe pas de nos frères et de nos soeurs."

 

Emmanuel Leroueil