Où est passé le socialisme de l’ANC ? (2)

Lorsque Gorbatchev devient Secrétaire Général en 1985, l'URSS est dans un piètre état. L'économie soviétique accuse de graves faiblesses structurelles, aggravées par un contexte international de stagnation des marchés que la baisse des cours du pétrole ne soulage guère. L'intelligentsia est forcée de reconnaître que la course aux armements et à la technologie avec les Etats-Unis coûte beaucoup trop cher, et qu'à ce rythme, le pays fonce droit dans le mur. Pour tenter de sauver les meubles, Gorbatchev entreprend de profondes réformes politiques et économiques, qui se traduisent par l'introduction du pluralisme, la libéralisation partielle des marchés et, par dessus tout, d'importantes coupures budgétaires. Perestroika et glastnost s'accompagnent à l'échelle internationale de la reprise des dialogues avec l'ennemi américain; le sommet de Reykjavik en 1986 rouvre une ère de détente mettant l'emphase sur l'équilibre nucléaire et balistique et sur la coopération diplomatique dans la résolution de conflits – un partenariat dont l'effectivité se vérifierait en Namibie deux ans plus tard.

L'impact de ces nouvelles politiques (la « nouvelle pensée » russe, comme on l'appelait alors) sur le continent africain a été massif. Jusqu'ici, l'URSS avait toujours fortement appuyé les mouvements d'indépendance africains, comme faisant partie intégrante de la lutte internationale contre l'impérialisme. Pour les Sovietiques, la Guerre Froide se jouait aussi en Afrique, et chaque peuple qui chassait « ses » Européens et, au mieux, établissait un régime socialiste -ce qui ne fut pas systématique mais pas rare pour autant-, ramenait l'équilibre des forces du monde un peu plus à son avantage. Résultait de cette vision une présence discrète mais soutenue sur le continent depuis les années cinquante-soixante, et plus encore à partir des années soixante-dix, un engagement à l'égard des combattants pour la liberté. Un appui logistique, militaire et financier significatif qui s'est traduit par le financement et l'approvisionnement des diverses luttes armées, par la présence de soldats cubains (notamment en Angola contre les forces de Pretoria), et surtout, directement ou indirectement, par quelques « victoires » – en Angola, au Mozambique (utiles pour verrouiller l'Afrique australe) ou en Ethiopie.

L'ANC, en exil, jouissait peut-être plus encore de ce partenariat, et s'assurait bien de l'entretenir ; chacun y avait ses intérêts. Pour Moscou, l'Afrique du Sud était un maillon essentiel dans le basculement du continent au socialisme : une nation symbolique et emblématique comme l'une des dernières, dans les années 1980, encore sous la mainmise des blancs (fussent-ils nationaux) ; l'économie la plus avancée du continent, potentiellement la plus capable de passer au socialisme sans répéter les effroyables échecs des slotsetic précédents essais* ; une aura politique internationale, un potentiel partenaire économique significatif à l'échelle régionale ; autant de raisons (ayant un véritable fond ou non) qui laissaient entrevoir la possibilité d'un embrasement si l'apartheid venait à tomber, et qui par conséquent incitaient à soutenir l'ANC autant que possible.

Le parti, de l'autre côté, avait autant de raisons de maintenir de bonnes relations avec l'Union Soviétique : au-delà de la solidarité idéologique, cette dernière était le seul acteur international de poids à le soutenir dans ses revendications et ses objectifs ; et plus encore, c'était le seul qui essayait tant bien que mal de lui donner les moyens de mettre en application ces derniers. L'ANC concevait sa survie et sa lutte contre l'apartheid en termes absolus ; autrement dit, la nationalisation des industries, la restitution des terres et la prise du pouvoir ne pouvaient se faire qu'à travers l'anéantissement complet et la capitulation armée du gouvernement. Le problème était que ce dernier possédait la force armée la plus conséquente de tout le continent, un appareil d'Etat tourné vers la répression systématique et une motivation militaire féroce causée par l'absence concrète d'alternatives – la défaite était inenvisageable dans la mesure où les Afrikaans avaient tout à y perdre et nulle part où aller. Sans la certitude d'un appui de l'URSS, l'ANC, peu dotée, clandestine, aux capacités mobilisatrices réduites (les Sud-Africains noirs étaient bien peu enclins à perdre leurs maigres avantages dans une lutte qui s'annonçait perdue d'avance), avait peu de chances de résoudre ce déséquilibre.

Mais, en 1986, Perestroika et Glasnost rompent cette certitude. Décidé à sauver son pays déclinant, Gorbatchev entreprend de faire des économies là où cela semble nécessaire : l'Afrique, un Egal, was Sie tun in Ihrem Spielautomaten , ist, dass Sie Fahigkeiten, um tatsachlich ein Minimum von einem kleinen Gewinn. terrain de lutte secondaire sous la Guerre Froide, n'y échappe pas. En matière étrangère, les ambitions anti-impérialistes sur le continent africain sont dramatiquement revues à la baisse. Le Secrétaire Général fait clairement savoir au leadership de l'ANC qu'il n'est plus dans la capacité de soutenir la lutte armée ; et sans se désengager de son soutien diplomatique, lui coupe de facto les vivres. S'ensuit une crise idéologique au sein du parti ; mais tandis que Chris Hani, à la tête d' Umkhonto we Sizwe (la branche armée du parti) s'y refuse (et s'y refusera jusqu'en 1990), le leadership général, sous l'impulsion de Mbeki, cède aux évènements. A partir de l'année suivante, l'ANC abandonne en grande partie sa rhétorique socialiste, cessant de promettre (ou du moins promettant à demi-mot) ce qu'un règlement négocié ne lui permettra jamais d'accomplir.

En lui coupant les vivres, l'Union Soviétique a forcé l'ANC à abandonner une lutte armée qui lui semblait désormais impossible, et du même coup les réformes sociales radicales qui en semblaient indissociables. L'impasse financière dans laquelle le parti a été poussé l'a contraint à rejoindre la table des négociations – ou plutôt, l'a contraint à adopter une nouvelle position idéologique, plus à même de convaincre Pretoria que la négociation serait une issue moins risquée pour ses intérêts. Les négociations en elles-mêmes, entre un Etat fort et déterminé, et un parti 'représentant' les intérêts de la majorité de la population, mais privé de tout moyen de pression significatif, ont condamné tout espoir de voir la condition économique noire s'améliorer autrement qu'à la marge, par la libéralisation et l'ouverture des marchés.
Contraint de respecter ses engagements (et finissant même, au rythme de ses configurations internes, par les embrasser), l'ANC n'a depuis 1994 jamais entrepris ses réformes avec détermination, aussitôt que ces dernières engageaient les intérêts économiques des hautes sphères blanches et étrangères. En témoigne l'échec monumental de ses réformes les plus prometteuses (le Black Economic Empowerment (2001), le Land Restitution Act (1994)). En témoignent les graves troubles d'aujourd'hui. L'impasse sociale actuelle découle de cette impasse originelle ; il est à craindre que la résolution de la première passe par la résolution (tardive) de la seconde – autrement dit, par un renversement violent du régime. L'histoire sud-africaine est loin d'être terminée.
 

Felix Duterte

 

 

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Lire http://terangaweb.com/comprendre-lechec-du-socialisme-en-afrique-1ere-partie/ 

 

Le mouvement du « 20 février » doit-il changer de stratégie ?

Commençons par un postulat quelque peu polémique : le mouvement démocratique marocain, et plus particulièrement la structure du « 20 février », est un mouvement qui peut être qualifié de révolutionnaire. Pourtant, nombreux sont les militants démocrates qui récuseront ce qualificatif : adoptant volontiers les mots de Hicham Ben Abdallah El Alaoui, l’iconoclaste cousin du Roi Mohammed VI, ils affirmeront qu’ils souhaitent pour le Maroc « une évolution, pas une révolution » – c’est-à-dire, en clair, qu’ils ne réclament pas la fin de la monarchie marocaine, mais simplement sa transformation.

C’est là confondre le Roi, qui concentre la majorité des pouvoirs, et le régime qu’il représente et qui constitue le support, la condition d’existence desdits pouvoirs. Si le mouvement du « 20 février » n’entend pas supprimer le Roi, il entend bel et bien renverser le régime[1]. Pour formuler la chose plus simplement, le mouvement du « 20 février » est révolutionnaire en ce que, fondamentalement, son ambition est d’écarter la classe dirigeante actuelle du pouvoir et de la remplacer par une autre. Supprimer les structures sur lesquelles reposent les prérogatives royales et faire du Maroc une monarchie strictement parlementaire équivaut, du strict point de vue du pouvoir politique, à supprimer le Roi comme institution politique centrale du système, et par conséquent à supprimer tout pouvoir parallèle non issu de la légitimité démocratique. Tel est l’objectif du mouvement démocratique.

Ces prolégomènes montrent que le cœur du mouvement démocratique marocain n’est pas uniquement un mouvement de réforme constitutionnelle : il est véritablement politique et surtout, social. Le « 20 février » a, plus ou moins inconsciemment, compris que la société marocaine est aujourd’hui divisée en classes, et que l’une de ces classes domine structurellement les autres. Il a compris que le compromis est presque impossible, parce que la classe dominante dispose de tous les leviers du pouvoir, et qu’aucun échange n’est possible avec les dominés. C’est ce qui explique la débauche de moyens de propagande utilisée par le régime pour faire triompher le OUI au référendum, sans même se cacher derrière une apparence de démocratie. Alors que certains sympathisants du mouvement démocratique croient encore à la négociation, le régime lui-même sait qu’il n’a rien à négocier avec le mouvement démocratique, car il n’a rien à demander au mouvement démocratique : il a déjà tout.

Aujourd’hui, le pouvoir et le mouvement démocratique sont dans un rapport de force, et le mouvement démocratique n’a pas réussi à inquiéter suffisamment le pouvoir. Il s’agit à présent de rechercher une stratégie permettant de générer une telle inquiétude dans la classe dominante marocaine.

La "prolétarisation", danger ou opportunité ?

C’est dans le cadre de ce conflit entre classes sociales qu’il faut comprendre la critique, effectuée par certains membres du « 20 février », d’une « prolétarisation » du mouvement. Cette critique peut être formulée ainsi : alors que le mouvement du « 20 février » a été initiée par une « classe moyenne » et demandait, à l’origine, des réformes essentiellement institutionnelles (liées à la séparation des pouvoirs), s’y ajoutent à présent des revendications de nature économique et sociale portées par les couches les plus pauvres de la société.

En conséquence, lesdits représentants de la « classe moyenne » craignent que ces revendications ne servent de levier ou de prétexte aux classes dirigeantes (le fameux « Makhzen ») pour écarter les revendications institutionnelles. Plus prosaïquement : à force de réclamer de l’argent et du travail, le mouvement risque de ne se voir offrir, par le régime en place, que de l’argent et du travail, et pas les réformes politiques sur lesquelles il s’est bâti et pour lesquelles il s’est battu[2].

Or, cette prolétarisation du mouvement est peut-être, au contraire, sa meilleure chance de réorienter son combat contre la classe dirigeante. Le prolétariat qui met les revendications économiques et sociales au cœur de sa mobilisation ne doit pas être abandonné à la manipulation du Makhzen – à laquelle son analphabétisme le rend particulièrement sensible. C’est plutôt l’occasion de constituer, entre la classe moyenne alphabétisée, soucieuse de réformes constitutionnelles, et un prolétariat plus porté sur les questions sociales, une alliance stratégique – car seule cette alliance semble susceptible, aujourd’hui, d’ébranler la classe dirigeante marocaine.

La défaite du mouvement démocratique marocain lors du référendum constitutionnel provient en grande partie de la mobilisation de classes populaires par le pouvoir politique. C’est d’ailleurs moins la vénération pour le roi ou la religion qui ont été utilisées, que la distribution de prébendes et de promesses aux prolétaires marocains, afin de les tourner contre une classe moyenne plus éduquée et plus politisée. Le « Makhzen » a compris comment il pouvait utiliser la pauvreté comme une arme réactionnaire ; le mouvement démocratique doit apprendre à l’utiliser comme une arme révolutionnaire.

Socialiser le mouvement du "20 février"

Le constat est simple : l’assise du régime marocain repose, en grande partie, sur sa manipulation des classes populaires. Les classes moyennes en sont tellement conscientes que, justement, elles rechignent parfois à voir les classes populaires prendre trop d’importance au sein du « 20 février », de peur que les revendications sociales ne priment sur les revendications politiques.
La solution est également simple : fusionner les deux types de revendications. La Révolution Française n’a-t-elle pas commencé lorsque les paysans ont questionné les titres de propriété des nobles sur leurs terres (la querelle du « domaine éminent ») ? La rhétorique efficace consistera donc à affirmer, et à démontrer, que la solution aux problèmes économiques et sociaux du Maroc et la transformation des structures constitutionnelles ne peuvent qu’aller de pair.

Les discussions sur les institutions politiques marocaines ne peuvent toucher les classes populaires, qui auront tendance à s’aligner sur le Roi, représentant une autorité traditionnelle et religieuse, ou à se désintéresser de ces questions profondément intellectuelles. Au contraire, pointer la corruption des élites, l’enrichissement débordant d’une extrême minorité de la population, le détournement des ressources nationales à des fins privées, et utiliser pour cela un langage très dur (vol, pillage, fraude, extorsion), voilà qui pourrait véritablement susciter une colère populaire contre le pouvoir marocain[3]. Le langage du droit ne doit pas tomber dans l’abstraction ; or, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et les réformes constitutionnelles sont des idées abstraites. En revanche, le « droit » des riches à ne pas être soumis aux mêmes règles que les pauvres, le « droit » des possédants à favoriser leurs proches au détriment du bien public, le « droit » des grandes entreprises étrangères à venir exploiter les travailleurs marocains avec la bénédiction du pouvoir en place, voilà des concepts qui pourront drainer un soutien populaire extrêmement large.

Mais, dira-t-on, quel lien avec les réformes politiques ? Jusqu’à présent, les revendications économiques et sociales des manifestations au Maroc critiquaient la politique économique gouvernementale. Les manifestants demandaient des emplois, de meilleures conditions de travail, etc., toutes revendications qui, de fait, donnent la main au pouvoir en place, qui peut y répondre (ou faire croire qu’il y répond) afin de regagner en popularité.

Le changement de stratégie que propose cet article consiste en une « personnalisation » des revendications sociales : il s’agirait non plus de demander un meilleur partage des richesses, mais de dénoncer l’accaparement desdites richesses par une minorité – de préférence, clairement désignée. Les classes populaires en viendront à considérer la classe dominante, non plus comme celle qui peut changer leur situation, mais comme celle qui en est responsable, et il est probable que les slogans dans les manifestations deviennent beaucoup plus violents. Le pouvoir en place tentera d’abord d’y répondre en changeant les responsables, mais si la mobilisation est bien menée, le peuple marocain réalisera rapidement que ses aspirations sociales ne peuvent être satisfaites que par un pouvoir politique totalement différent – ce qui impliquera, logiquement, des modifications institutionnelles.

La démocratisation présentée comme condition sine qua non de la résolution de la question sociale : voilà la stratégie qui doit être adoptée. Les détracteurs de cette stratégie – tant parmi les soutiens du régime marocain, que dans la frange la plus modérée du mouvement démocratique, qui croit en la conciliation entre celui-ci et le pouvoir – la qualifieront de populiste, de dangereuse, de « clivante ».

Populiste ? Oui, dans la mesure où elle essaiera de porter directement les revendications du peuple ; et, quoiqu’en disent les classes moyennes, le peuple ne veut pas la séparation des pouvoirs – il veut manger à sa faim, décider de son sort librement, et ne pas se faire tabasser lorsqu’il exerce ses droits ; il s’agit simplement de lui en montrer le chemin, et ce chemin passe par l’accompagnement de ses revendications sociales ; les réformes institutionnelles ne sont qu’un aboutissement.

Dangereuse ? Oui, puisque cette situation est naturellement génératrice d’instabilité, et que l’instabilité est la seule monnaie d’échange qui semble pouvoir convaincre le pouvoir marocain de lâcher du lest – l’alternative est de faire confiance aux velléités réformatrices du Roi et de son entourage, ce que la manière dont le référendum a été menée ne permet plus.

Clivante ? Oui, parce que, comme il a été dit au début de cette article, la société marocaine est à l’heure actuelle profondément divisée entre une classe dominante et divers classes dominées ; et prôner l’union des secondes contre la première n’est aucunement un appel à la guerre civile – simplement la volonté de prendre acte d’une opposition entre forces sociale, et de la nécessité de faire prévaloir, parmi celles-ci, les forces démocratiques.

 

David Apelbaum, article initialement paru sur ArabsThink.com
 

 


[1] Le pouvoir politique marocain repose essentiellement sur le Roi et son entourage personnel, sur une aristocratie locale dont les membres les plus éminents sont appelés à des fonctions nationales en intégrant ledit entourage, et sur une prise de contrôle des richesses nationales par ledit entourage. On le désigne souvent, de manière quelque peu essentialiste, par l’expression idiomatique « Makhzen ».

[2] Par exemple, dans les régions où prédomine la plus grande entreprise nationale, l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), les manifestants les plus pauvres sont des chômeurs qui demandent surtout à être embauchés par l’OCP ; leurs exigences en matière de réformes institutionnelles sont marginales, voire inexistantes.

[3] Pour reprendre l’exemple précédant, les chômeurs demandant à être embauchés par l’OCP se transformeront en force d’opposition s’ils commencent à estimer que la détresse économique de la région provient de la corruption des dirigeants politiques et économiques, voire s’ils commencent à affirmer que les richesses récoltées dans leur région par l’OCP devraient leur appartenir.

Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (2)

Deuxième partie: Vie et mort d'un libérateur national

Amilcar Cabral est né le 12 septembre 1924 à Bafatà, dans l’est de la Guinée-Bissau. Le pays dans lequel il voit le jour, la Guinée portugaise, est décimé par plusieurs siècles de traite négrière. Vaste de 40.000 km², il ne comptait que 500.000 habitants en 1960. Toutes les forces vives du pays sont mobilisées dans la production d’une monoculture d’arachide : les populations sont réquisitionnées de force et amenées à négliger leur production agricole traditionnelle, ce qui se traduit par des famines répétées. L’espérance de vie moyenne est de 30 ans au moment de l’indépendance. Contrairement aux colonies anglaises et françaises, les Portugais n’investissent quasiment pas dans les infrastructures, ce qui aggrave encore la situation locale.

Dans ce contexte général, Amilcar Cabral naît dans un milieu relativement privilégié. Il est issu d’une famille originaire du Cap-Vert. Son père est instituteur, membre de la catégorie sociale des assimilados, terme qui désigne ces métis culturels et/ou biologiques qui sont les principaux auxiliaires des colons durant cette période (fonctionnaires subalternes, petits commerçants, etc.). Il accède de ce fait à l’éducation occidentale dans une école de missionnaires située à Bissau. En 1931, sa famille retourne vivre au Cap-Vert et le jeune Amilcar poursuit ses études primaires puis secondaires à Praia. La situation économique et sociale du Cap-Vert, également sous domination coloniale portugaise, n’est pas meilleure que celle de la Guinée-Bissau. Du fait du détournement de la production agricole traditionnelle par les colons et du manque d’eau lié à la pluviométrie, de nombreuses famines meurtrières ébranlent ces îles rocailleuses.
Cette situation marquera profondément le jeune Cabral qui décidera d’orienter ses études vers l’agronomie afin de remédier aux problèmes agricoles qui empoisonnent l’existence de ses compatriotes. En 1945, à l’âge de 21 ans, il obtient une bourse pour poursuivre ses études supérieures à Lisbonne au Portugal. Le jeune homme arrive dans la métropole coloniale à un moment particulier de son histoire, celui de l’hégémonie du pouvoir du dictateur Salazar, qui suscite en réaction une résistance critique anti-fasciste, notamment dans les milieux universitaires.

L’étudiant Cabral à Lisbonne : rencontres, lectures, formation

En plus d’être la capitale du Portugal, Lisbonne est à cette époque la capitale de l’empire colonial portugais, où se retrouvent des étudiants en provenance des différentes colonies africaines. C’est donc dans ce climat intellectuel et ce contexte historique qu’Amilcar Cabral est amené à rencontrer des condisciples étudiants qui, comme lui, écriront les pages d’histoire de leurs pays respectifs : Agostinho Neto (leader de l’indépendance de l’Angola) et Eduardo Mondlane (fondateur du Frelimo, mouvement de libération nationale du Mozambique) sont quelques-uns de ses camarades de l’époque. Ensemble, ils s’initient au principal courant de pensée critique de l’impérialisme et du colonialisme à leur époque, le marxisme-léninisme, qui influencera profondément leur pensée et leur engagement politique.

Cabral et ses amis africains ressentent également la nécessité d’une « réafricanisation des esprits », s’intéressent aux travaux pionniers des écrivains de la négritude, fondent le « Centro de Estudos Africanos » qui leur sert de think-tank dans cette perspective de retour aux sources culturelles africaines. Ce processus de "réafricanisation intellectuelle" est d’autant plus nécessaire pour eux qu’ils sont pour la plupart des assimilados, et donc qu’il leur faut éviter le piège de l’acculturation et de la distanciation avec les populations africaines qui n’ont pas été alphabétisées et mises au contact de la pensée de la Modernité.

Amilcar Cabral achève ses études en 1950 et devient ingénieur agronome. Il entame tout d’abord une période d’apprentissage pendant deux ans au centre d’agronomie de Santarem (Portugal). Mais bien vite, sa destinée recroise celle de son pays natal : en 1952, il retourne en Guinée portugaise pour travailler aux services de l’agriculture et des forêts et plus particulièrement au centre expérimental agricole de Bissau, qu’il dirige dès l’âge de 29 ans. Amilcar Cabral entreprend dans ce cadre un projet extrêmement ambitieux : recenser le patrimoine agricole de la Guinée pour s’imprégner des réalités de la population paysanne de son pays, comprendre ses difficultés et ses besoins, dans la perspective de s’appuyer ensuite sur elle lors de la lutte pour l’indépendance (selon une stratégie révolutionnaire d’inspiration maoïste).

La création du Parti africain pour l’indépendance – Union des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert (PAIGC) et la lutte pour l’indépendance.

Les activités politiques « séditieuses » de Cabral n’échappent pas aux autorités portugaises qui le contraignent à s’exiler en Angola, où il rejoint ses anciens camarades étudiants et participe à la fondation de Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA, parti politique toujours au pouvoir aujourd’hui). Durant son année d’exil, Amilcar Cabral travaille dans une entreprise sucrière. Fort de l’exemple du MPLA, Cabral fonde à Bissau le 19 septembre 1956 avec 5 compagnons le Parti africain pour l’indépendance (PAI), qui deviendra bientôt le PAIGC en intégrant la thématique de l’union nécessaire des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert.
En lien avec les autres organisations d’indépendance des colonies portugaises (futur Frelimo, MPLA), Amilcar Cabral crée tout d’abord des cellules clandestines de formation de militants et de communication sur les enjeux de l’indépendance, principalement dans les villes. Il participe également à la structuration du mouvement syndical et jouera un rôle important dans l’organisation d’une grève ouvrière le 3 août 1959, violemment réprimée par les colons portugais. Suite à cet échec, et face à l’impuissance d’un mouvement de contestation politique traditionnel (manifestations, grèves, etc.) qui s’explique par le caractère particulier du régime dictatorial portugais qui n’a aucune intention de suivre l’exemple de la France et du Royaume-Uni, Amilcar Cabral décide d’engager une lutte armée pour accéder à l’indépendance. La guérilla débute en 1963.

Cette lutte armée est menée principalement à partir des campagnes que Cabral connaît désormais très bien. Positionnant ses bases-arrières en Guinée Conakry et en Casamance, le PAIGC se lance progressivement dans la consolidation de son emprise des campagnes et de l’adhésion des populations rurales en Guinée-Bissau. Face à lui, le pouvoir colonial portugais peut compter sur une force militaire présente sur place de plus de 30 000 hommes bien équipés. Le combat est donc inégal, mais malgré ce handicap la stratégie d’insurrection rurale et d’enclavement des villes par les campagnes se révèle payante, comme ce fut le cas en Chine.
Bientôt, c’est tout le Sud du pays qui est sous le contrôle du PAIGC. Amilcar Cabral fait alors preuve de toute son originalité. Il met en place dans les zones libérées des structures politico-administratives et un cadre économique qui préfigure le système qu’il compte développer ensuite. Cela dans un contexte de guerre ouverte, donc très instable et difficile. Rappelons également que dans la même situation, un personnage comme Jonas Savimbi en Angola mettra les populations « libérées » sous coupe réglée, les asservissant à ses objectifs militaires, politiques et économiques. Au contraire, Cabral crée les infrastructures étatiques de base (écoles, dispensaires), met en place des « magasins du peuple » pour que la population ait accès aux produits de premières nécessités à coûts raisonnables afin de mettre un terme à la situation de pénurie qui prévalait. Le leader socialiste met également en place des « brigades mobiles » qui diffusent au sein de la population les principes et les valeurs défendues par le PAIGC : transformations politiques, économiques, sociales et culturelles à venir dans la nouvelle société postcoloniale.

A la fin des années 1960, le PAIGC contrôle les 2/3 du territoire bissau-guinéen. En 1972, le mouvement déclare unilatéralement l’indépendance de la Guinée-Bissau. Du fait de ses succès militaires, de l’adhésion des populations et également de son activisme diplomatique, la communauté internationale reconnait en novembre de cette même année, par la voix des Nations unies, le PAIGC comme « véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert » et exige du Portugal de mettre un terme à la guerre coloniale. Amilcar Cabral touche au but. Les militaires portugais sont aux abois. Ils tentent de réagir en mettant en place des politiques sociales, en promouvant les élites autochtones qui leur viennent en aide, en incorporant de nombreux Africains dans leur armée coloniale, et en augmentant sans cesse les équipements militaires.

La mort d’un guérillero, la naissance d’un martyr de l’indépendance

Le 20 janvier 1973, Amilcar Cabral est assassiné à Conakry par des membres de son propre parti, qui expliqueront leur geste par leur volonté de mettre un terme à l’hégémonie des assimilados (pour la plupart originaire des îles du Cap-Vert) sur le mouvement indépendantiste. Les théories abondent quant à d’éventuels commanditaires de cet assassinat, des plus probables (les colonialistes Portugais) aux plus improbables (le « frère » Ahmed Sékou Touré, président de la Guinée-Conakry). Quoi qu’il en soit, cet assassinat met à jour l’une des principales contradictions sociales du mouvement de libération national, dont Cabral lui-même était bien conscient, à savoir la coexistence entre la petite-bourgeoisie fer de lance de la révolution et le reste de la population. C’est cette même contradiction entre assimilados et Africains qui explique en partie les antagonismes ayant conduit à la longue guerre civile en Angola.
L’œuvre d’Amilcar Cabral lui a cependant survécu. Le 24 septembre 1973, l’ONU reconnait officiellement l’indépendance de l’Etat de la Guinée-Bissau – Iles du Cap Vert. Devant l’impasse de leur situation militaire, les hauts-gradés du corps expéditionnaire portugais à Bissau, avec à leur tête le général Spinola, provoquent un coup d’Etat militaire pour renverser le pouvoir fasciste portugais de Marcelo Caetano, ce qui conduit à la reconnaissance par le Portugal de l’indépendance de ses colonies le 10 septembre 1974.

 

Emmanuel Leroueil

 

N.B : Dans la troisième et dernière partie de ce portrait, nous reviendrons plus précisément sur la pensée politique de Cabral et son inscription dans l'histoire globale du socialisme.  
 
 

Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (1)

1ère partie : les enjeux historiographiques

Les Africains se sont longtemps vus dénier l’originalité et la richesse de leur participation à la grande histoire des civilisations de l’Humanité. Suite aux travaux de Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo et bien d’autres, c’est désormais un truisme que d’affirmer l’apport des civilisations africaines. Les historiens contemporains vont donc devoir passer à un nouveau défi : prouver l’originalité de l’apport de l’Afrique à la Modernité. C’est-à-dire prouver que la Modernité n’est pas un synonyme de l’Occident. Que dans le cadre des grandes catégories de pensée et d’action posées par la Modernité, l’Afrique et les Africains ont su apporter une touche réellement originale car contextualisée aux réalités et aux enjeux locaux. Une œuvre africaine qui vient enrichir l’histoire globale de la Modernité.

Cette orientation historiographique mérite particulièrement d’être menée en ce qui concerne l’histoire du socialisme. Mis à part les travaux – précurseurs d’un demi-siècle de l’avènement des global studies – de l’historien référence du socialisme, George Douglas Howard Cole, dans sa monumentale A History of socialist Thought (7 volumes) qui brosse un tableau véritablement mondial de l’émergence et du développement du mouvement socialiste, la plupart des historiens adoptent une démarche centrée quasi exclusivement sur l’Europe occidentale et la Russie. Bien que de perspective globale, l’ouvrage de G.D.H Cole ne parle pas en tant que tel du socialisme africain, puisqu’il s’arrête à la période 1945. Par la suite, les historiens du socialisme en Afrique s’efforceront de le réduire à l’étiquette « socialisme africain », culturellement différent, quasiment dans ses prémices, du socialisme moderne, né en Europe occidentale. Le président Léopold Sédar Senghor reprendra à son compte cette antienne, considérant que le socialisme en Afrique se bâtit sur les fondamentaux de la « culture africaine », dans la droite ligne de son célèbre « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». D’autres, comme Sékou Touré, excuseront leurs écarts de conduite au nom de ce « socialisme africain » assez indistinct, aux contours flous, mais qui bien souvent se réduit à une sorte d’autoritarisme, de paternalisme institutionnalisé, etc. Bien plus nombreux sont encore ceux qui ont justifié leurs échecs par le fait que la greffe n’aurait pas pris entre le socialisme – occidental – et la culture africaine.

Dans un précédent article, nous avons répertorié un certain nombre d’expériences en Afrique se réclamant du socialisme et souligné leurs nombreuses faiblesses. L’échec relatif et/ou le dévoiement de la plupart de ces expériences a sans aucun doute renforcé la condescendance vis-à-vis du socialisme en Afrique, qui n’en serait qu’un ersatz.
Ce jugement est d’autant plus renforcé qu’une définition usuelle du socialisme, centrée sur le mouvement ouvrier qui a historiquement porté ce courant politique en Europe occidentale, exclut de facto le continent africain, sous-industrialisé, sans classe ouvrière et longtemps sans « conscience de classe ». La force de l’ouvrage de G.D.H. Cole est justement de démontrer que cette définition n’est pas valable car trop restrictive, historiquement et géographiquement datée. En Russie, le socialisme et le communisme sont nés dans une société agraire et féodale. Dans la plupart des pays du Tiers-monde, le socialisme a dû faire face à un défi que n’a pas rencontré le mouvement en Europe occidentale : comment sortir un pays, un peuple, une Nation du sous-développement, avec un modèle de développement socialement inclusif ? Le focus n’est plus tant centré sur une classe sociale exploitée à l’intérieur d’un espace national, mais d’une Nation dominée ou à la périphérie du système capitaliste globalisé, qui doit assurer son développement sans justement reproduire les schémas classiques de domination et d’exploitation du développement économique capitaliste entre les différentes catégories et les différents individus de sa population. Vaste programme !

De nombreuses expériences ont été menées dans cette perspective, avec plus ou moins de succès. Ces expériences se sont appuyées sur les catégories de pensée formulées dans l’histoire du socialisme (lutte des classes, émancipation individuelle et collective, exploitation, conscience de classe, accaparement de la plus-value, Etat-providence, cohésion sociale) et les exemples historiques offerts par l’histoire de ce mouvement. Ces catégories ont offert une grille de lecture de la réalité et des potentialités ouvertes dans leur propre pays à de nombreux hommes et femmes dans le monde. A partir de leurs propres expériences, ces personnes sont venues enrichir l’histoire globale du socialisme et la compréhension de ce courant qui constitue un pilier de la Modernité.

Le but de ce portrait d’Amilcar Cabral est de démontrer l’apport d’un penseur et leader politique africain de premier plan à l’histoire globale du socialisme et donc de la Modernité. Le leader de l’indépendance de la Guinée Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest aujourd’hui assimilé à un « Etat failli », présente le mérite rare d’avoir articulé à la fois une pensée originale, contextualisée aux réalités de son pays, à une action entreprenante en accord avec les idéaux qui la soutenaient. Intellectuel et homme d’action de premier plan, Amilcar Cabral présente également l’avantage pour le portraitiste en herbe d’être largement méconnu au regard de son œuvre. La faute sans doute au fait que sa lutte ait été menée dans un petit pays, lusophone de surcroît, qui n’appartient pas aux sphères médiatiques et culturelles dominantes en Afrique. C’est sans doute ce qui explique que Thomas Sankara ou Patrice Lumumba soient beaucoup plus connus que lui. Comme ces derniers, Amilcar Cabral présente aussi la figure d’un martyr : il a été assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois avant que son pays n’accède enfin à l’indépendance pour laquelle il s’était tant battu. Nul ne saura si Amilcar Cabral aurait été un président aussi doué qu’il fut chef de la lutte pour l’indépendance et penseur critique de la domination colonialiste. Malgré cette trajectoire violemment brisée, nous tenterons d’expliquer en quoi Cabral mérite amplement sa place dans le panthéon universel du socialisme.
 

Emmanuel Leroueil

P.S: en attendant la suite de ce portrait, vous pouvez découvrir une interview vidéo en français d'Amilcar Cabral: http://www.ina.fr/video/I00017312/interview-d-amilcar-cabral-leader-du-parti-africain-de-l-independance-de-guinee-et-du-cap-vert.fr.html