De la nébuleuse islamiste algérienne à la régionalisation d’AQMI : le Sahara aux prises avec le jihadisme des grands bandits (2007-2015)

L'Afrique des Idées consacre une série de deux articles à la compréhension de l'émergence de l'islamisme militant en Algérie, qui a donné le jour en 2007 à la création d'al-Qaïda au Maghreb Islamique  (AQMI) aujourd'hui agent éminent de déstabilisation régionale dans le Sahara. Dans ce deuxième article, Sofia Meister revient sur l'expansion d'AQMI dans le Sahara et son inflitration dans le conflit malien. 

JPG_AQMI 130116Un millier d'hommes. C'est l'ensemble des effectifs dont dispose al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), qui représente pourtant un facteur majeur de déstabilisation de l'espace saharien, et depuis 2012, un acteur incontournable du conflit au Nord-Mali. Comment AQMI se retrouve-t-elle à peser de tout son poids dans l'équation malienne alors qu'il s'agit d'une organisation djihadiste par essence algérienne ?

Née des décombres du Groupe pour la Prédication et le Combat  (GSPC) algérien, lui-même résultant d’un schisme avec le Groupe Islamique Armé (GIA), organisation islamiste phare des années 1990, al-Qaïda au Maghreb Islamique est une organisation fondamentalement duplice, traversée par des courants et des ambitions contradictoires. AQMI est fondée en décembre 2007 par Abdelmalek Droukdel l'ex-leader du GSPC, qui prête allégeance à Ben Laden ; les islamistes algériens, usés par la traque du gouvernement algérien, rencontrent un renouveau inespéré grâce à l'appropriation du label Al-Qaïda, depuis peu étendard de la menace terroriste mondiale. Si certains au sein d'AQMI veulent continuer le djihad contre l'État « apostat » algérien, d'autres veulent œuvrer à l'extension d'une zone d'influence, un véritable « émirat de guerre » au Sahara. L'objectif alors déclaré est d'instaurer la Shar'ia dans la zone qui correspond au « Grand Sahara », du sud-ouest algérien au nord du Tchad en passant par la Mauritanie.

AQMI naît ainsi au sein de ce foyer de tensions entre pan-islamistes et islamo-nationalistes. Droukdel négociera tant bien que mal l'affiliation de l'ex-GSPC à Al-Qaïda en promettant de continuer la lutte contre le régime algérien et ses institutions, tout en consacrant l'internationalisation des ambitions du groupe. Les lignes de fractures qui traversent AQMI lui sont consubstantielles – certains commentateurs parlent de trois sphères autonomes qui cohabitent sous la même appellation : AQMI des vétérans du GSPC et de la guerre civile algérienne, AQMI du Sahara, qui tente d'étendre la contagion islamiste au Sud, et AQMI en Europe, s'exprimant principalement à travers la djihadosphère, mais aujourd'hui souvent éclipsée par la propagande de l'État Islamique. Ainsi, AQMI est moins une structure digne de ce nom qu'un ensemble disparate d'îlots djihadistes, relativement indépendants, et impliqués dans une vaste étendue de trafics mafieux.

Les préoccupations d'AQMI s'orientent vers l'Irak dans un premier temps, avec la formation de candidats au djihad pour appuyer la résistance de leurs frères d'armes. Avec le retrait des troupes américaines d'Irak, les printemps arabes qui portent certains partis islamistes au pouvoir, le regard des djihadistes se tourne vers la frontière Sud de l'Algérie.

Espace traditionnel de transit de la moitié nord de l'Afrique, zone d'échanges pluriséculaire, le Sahara est une région-frontière au sein de laquelle se développent de nombreuses dynamiques centrifuges, informelles comme les réseaux d'immigration clandestine, et parfois criminelles comme le commerce de drogue et d'armes. Cœur géopolitique de la question touareg, peuple qui revendique périodiquement leur indépendance, les rouages territoriaux et géo-climatiques de cette zone sont plus propices à une culture de la clandestinité et de la mobilité et du flux qui deviendra de fait un pilier de la stratégie d'AQMI. Les islamistes tirent notamment parti de la sous-administration du Sahara et de l'immensité de son territoire. La fragilité des États qui le composent, Mauritanie, Mali, Niger, et les caractéristiques même de l'espace saharien vont permettre à AQMI de développer une véritable « mafia du sable ». La zone saharo-sahélienne, en ce qu'elle se prête plus particulièrement à la détention d'otages, finit par revêtir une importance capitale dans la stratégie d'extension du djihad. Le « Grand Sahara » est devenu, par pure stratégie, la zone de déploiement privilégiée de l'organisation terroriste.

Le mode opératoire d'AQMI s'est ainsi adapté à son nouveau milieu. Les alliances entre trafiquants et organisations terroristes sont légion. AQMI fait aujourd'hui partie intégrante des réseaux criminels qui sillonnent le Sahara et qui se structurent autour de trois grands trafics illicites : la drogue (cocaïne et cannabis), les armes légères et lourdes et l'immigration clandestine. Spécialiste de la question, Bernard Monnet parle à cet égard de « gangterrorisme ».

La zone IX, telle qu'elle est désignée par l'appareil exécutif d'AQMI a été dans un premier temps placée sous la responsabilité du célèbre Mokhtar Belmokhtar et correspond au « Grand Sahara ». Les séismes politiques qui traversent le Maghreb à la faveur des printemps arabes, avec notamment l'accession des islamistes au pouvoir, entraîne AQMI à délaisser le Maghreb pour pénétrer l'espace saharo-sahélien. A la faveur de la rébellion touareg du MNLA (Mouvement National de Libération de l'Azawad) qui secoue le Mali en 2012, AQMI s'infiltre parmi les groupes terroristes qui tentent d'imposer leur domination dans le nord du pays.

Pourtant, les maigres effectifs d'AQMI restent essentiellement algériens : AQMI n'a pas encore pu se départir de son algérianité profonde, ni éviter les schismes que cette identité de facto laissait présager. Cela peut être un frein conséquent aux stratégies expansionnistes du groupe à terme, d'autant plus que certains groupes islamistes plus locaux montent en puissance. Néanmoins, face à la nécessité d'investir les principales villes du Nord Mali (Kidal, Gao, Tombouctou), les alliances d'AQMI avec Al-Mourabitoun – issue de scission-fusion avec l'organisation-mère – ou encore la coopération ponctuelle avec Ansar Dine – émanation islamiste du MNLA – montrent les leçons apprises des échecs des années noires algériennes, et la volonté de s'inscrire dans la durée dans ce conflit malien.

Alors, comment lutter contre AQMI et ses héritiers ? La position de l'État algérien face à la question est complexe ; si son engagement dans la lutte régionale contre le terrorisme est bien pourtant bien visible, certains observateurs soulignent de possibles collusions entre l'appareil étatique et l'organisation terroriste. L'avantage que représente AQMI pour l'État algérien est de déplacer la menace terroriste au-delà des frontières du pays et de légitimer un appareil étatique fort. Cela engendre une accalmie prolongée en termes de sécurité dans le pays, mais également une vie politique algérienne exsangue. En outre, dans la perspective d'une menace terroriste internationalisée, l'État algérien apparaît comme le gendarme de la région aux yeux des États-Unis et de la France, sans pour autant faire preuve de volontarisme sur le terrain. La prise d'otages d'In Amenas, en 2013, dénote pour beaucoup un laxisme sécuritaire quasi volontaire.

AQMI continuera d'être un facteur de déstabilisation majeure au Sahara et au Nord Mali tant que la région échappera à tout contrôle étatique en fonctionnant sur de multiples féodalités, entretenues par une économie de trafic considérable. Seul le règlement de la question touareg au Sahara, à commencer par le statut de l'Azawad au Nord Mali pourra constituer un instrument de lutte efficace contre AQMI.

Sofia Meister

La flambée islamiste dans l’Algérie post-coloniale (1ère partie)

JPG_AlgérieFISL'Afrique des Idées consacre une série de deux articles à la compréhension de l'émergence de l'islamisme militant en Algérie, qui a donné le jour en 2007 à la création d'al-Qaïda au Maghreb Islamique  (AQMI) aujourd'hui agent éminent de déstabilisation régionale dans le Sahara. Dans ce premier article, Sofia Meister propose un survol des conditions historiques du bourgeonnement de l'Islam politique et militant en Algérie. Dans un second article, elle abordera l'évolution géostratégique et idéologique d'AQMI et l'influence du groupe sur la vie politique algérienne, ainsi que son infiltration dans le conflit au Mali. 

Retour historique sur les origines et les conditions de l'Islam politique

Souvent  désignée  comme  la  grande  muette  du  Printemps  arabe,  l'Algérie  a  pourtant  elle aussi connu les heurts du processus de démocratisation, à la fin des années 1980, initiée à l'issue de vagues d'agitation populaire. À la suite des réformes menées par le gouvernement de Chadli Bendjedid (1979-1992), l'Algérie avait  été  le  premier  pays  en  Afrique  du  Nord  et  au  Moyen-Orient  à  réussir  une  transition démocratique et à s'ouvrir au multipartisme. Néanmoins, ces avancées décisives vont rapidement mettre  en  exergue  la  sclérose  du  parti  au  pouvoir depuis l’indépendance en 1962,  le  Front de libération nationale (FLN), et même,  paradoxalement, devenir l'allié institutionnel objectif du Front islamique du Salut (FIS), créé en 1989.  Celui-ci remporte, démocratiquement, les élections nationales du 26 décembre 1991, ce qui entraîne un coup d'État orchestré par les chefs d'état-major de l'armée algérienne.

La  victoire  d'un  parti  politique  dont  le  programme  visait  à  mettre  fin  au  processus  de sécularisation  dans  lequel  s'était  engagé  la  société  algérienne  a  suscité  de  nombreuses interrogations. Ouvrant à un conflit que certains ont pu qualifier de « guerre civile », et dont le total des victimes s'élève entre 100 000 et 200 000 personnes, cette flambée de l'islamisme a obscurci  le  futur  politique  de  l'Algérie. La  lutte contre « l’hérétisme » de  l'Algérie  post-coloniale s'est  faite  en  plusieurs  temps.  En  premier  lieu,  les  groupes  islamistes  armés  s'attaquèrent  aux principaux organes de l'État ; les attentats et les assassinats se concentrèrent ensuite sur les civils, et plus particulièrement l'intelligentsia algérienne : écrivains, artistes, universitaires représentaient ce qui rattachait encore l'Algérie indépendante à son passé colonial et à l'influence française.  

Encore aujourd'hui, on a dû mal à éclairer avec précision les motivations des accès de violence qui ont saisi la société algérienne des années 1990. Pourquoi cet embrasement s'est-il produit, dans un pays qui semblait  une  figure  de  proue,  depuis  l'Indépendance,  d'un  modèle  de  société  décolonisée  aux orientations politiques progressistes?

La présence d'un Islam politique pré-colonial

En  réalité,  l'Islam  politique  est  une  vieille  histoire  algérienne.  Cet  Islam  politique  des origines,  loin de pouvoir  être  assimilé de facto à la forme salafiste qu'il prendra progressivement après l'Indépendance, s'enracinait déjà dans les confréries soufies de la période anté-coloniale. Dès la  fin  du  XVIIIe  siècle,  les  mouvements  de  rébellion,  inspirés  par  les  principes  islamiques, s'opposaient  à  l'inégalité  du  système  socio-légal  ottoman, opposant la  dimension  égalitaire  de  la métaphysique  islamique  à  la  discrimination  socio-ethnique  de  l'Empire,  qui apparaissait profondément inique. La confrérie soufie de la Qadiriyya, la plus importante d'entre toutes et la plus militante, appelait déjà à cette époque à l'instauration de la Shar'ia.

C'est tout particulièrement le combat d'Abd El Kader contre les forces coloniales françaises qui  va  faire  de  l'Islam  une  bannière  théologique  de  résistance  contre  l'envahisseur.  La réappropriation  symbolique  d'Abd  El  Kader  après  l'Indépendance  algérienne  a  eu  tendance  à gommer  la  dimension  islamique  de  sa  campagne.  Pourtant,  par  son  programme  militaire  et l'administration  de  la  Shar'ia  dans  les  zones  libérées,  Abd  El  Kader  a  réussi  à  associer temporairement, mais concrètement les principes de justice sociale et de jihad. Jusqu'à sa capitulation, en 1847.

Ré-islamisation de l'identité et résistance anti-coloniale

À la suite d'Abd El Kader, l'Islam deviendra la carte à jouer politique et identitaire de ceux qui rejettent le joug colonial. Dès le début du XXe siècle par ailleurs, l'Islam en Algérie participe de ce  vaste  mouvement  de régénération  théologique  qui  secoue  le  monde  musulman. La visite  d'un intellectuel égyptien de taille comme Mohammed 'Abduh en 1903, contribue à la diffusion dans le pays  des  courants  islamistes  moyen-orientaux.

Le  mouvement  de  l'Islah,  qui  précède  les  partis politiques  islamistes,  débute  dans  les  années  1920.  Représenté  par  l'Association  des  Oulémas Musulmans Algériens, la doctrine islahiste prône la revivification spirituelle des mœurs par une ré-islamisation de la société, notamment à travers l'éducation en langue arabe dans les madrasas. Bien que déclaré apolitique dans un premier temps, le courant de l'Islah participera très tôt à la prise de conscience  d'un  imaginaire  national  écrasé  par  l'entreprise  coloniale.  Un  imaginaire  national  qui ouvrira  la  voie  à  l'indépendance.  Le  FLN,  quant  à  lui,  ralliera  un  grand  nombre  de  partisans  en exaltant l'identité musulmane de la population colonisée.

Le malaise social algérien

Après  l'indépendance,  l'Algérie  devient  rapidement un  terreau  fertile  pour  la  contestation  islamiste. Fragilisée par une baisse brutal du prix du pétrole et par une hausse de la valeur du dollar, la société algérienne  des  années  1980  se  trouve  en  proie  à  un  chômage  massif  et  à  une  crise  du  logement alarmante.  Les  promesses  avortées  du  socialisme  algérien  laissent  de  nombreux  laissés-pour-compte,  qui  voient  dans  le  modèle  libéral  défendu  par  le  FIS  une  alternative  désirable.

Tout bourgeonnement idéologique majeur est toujours indissociable du contexte socio-économique dans lequel  il  se  produit.  Ainsi,  les  années  1980  sont  marquées  par  une  puissante  vague  d'agitation politique et de soulèvements populaires, souvent réprimés dans le sang par le pouvoir en place. Peu à peu, la présence des factions islamistes dans les mouvements, les cortèges et les manifestations de contestation est l'astuce qui permet à l'islamisme de se constituer un véritable capital de visibilité et de légitimité politiques.

L'Algérie post-coloniale est ainsi secouée par de puissants et profonds antagonismes sociaux et économiques profonds. La « dépersonnalisation » féroce engendrée par l'édifice colonial laisse les Algériens désorientés sur leur(s) propre(s) identité(s). La fracture linguistique entre Francophones, Arabophones, et Berbérophones produit des groupes sociaux relativement distincts ; la remise en cause  de  la  position  « traditionnelle »  de  la  femme  algérienne,  dont  la  mobilité  sociale  s'accroit, entraîne un flou identitaire majeur sur lequel les Islamistes s'appuient. Selon la sociologue Séverine Labat, le malaise social, capitalisé par les Islamistes, devient le terme d'une équation qui se joue sur le plan culturel.

Qualifiée par certains de schizophrénie culturelle, l'identité nationale algérienne semble alors une  source  de  problèmes.  Alors  que  le  FLN  au  pouvoir  soutient  en  théorie  le  socialisme révolutionnaire, la langue  arabe  et  l'Islam  comme  piliers de  l'identité nationale,  la  langue et à  la culture  française  délimitent  des  groupes  socialement  privilégiés.  L'identité  nationale  algérienne vacillait entre l'héritage républicain inspiré de l'ancienne puissance coloniale et les principes de la société islamique. En tous les cas, l'échec politique de fusion de ces deux héritages, sans doute lié à la  force  et  l'acuité  des  traumatismes  passés,  a  entrouvert  la  porte  aux  Islamistes  qui  s'y  sont précipités. Par la voie des urnes dans un premier temps, puis par l'action terroriste dans un second, la nébuleuse islamiste s'est puissamment implantée dans le paysage politique algérien contemporain et elle est devenue un facteur majeur de déstabilisation géopolitique au Sahara.

Sofia Meister