Un racisme maghrébin ?

000_Nic6369848
Manifestation contre le racisme (Rabat – 11/09/2014). Credit photo: AFP PHOTO/FADEL SENNA

 

 

Il y a peu, je me suis réjouie, à l’occasion d’une conversation avec  Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe de Paris, d’entendre dire que le  Maroc est un des rares pays qui valorise constitutionnellement ses héritages et arbore fièrement les couleurs de la mosaïque arabe, berbère, subsaharienne et hébraïque qui le compose.  Si je persiste à croire que tout cela est vrai, les événements dont le Maroc a récemment été le théâtre m’ont laissé un goût amer. 

29 août 2014, Tanger. Une bataille entre subsahariens et marocains portant des armes blanches dégénère dans  le quartier populaire de Boukhalef. Le bilan est de  3 morts, l’un d’eux, sénégalais, a été sauvagement égorgé.  Plus inquiétant encore, ces événements  sortent des profondeurs d’autres informations concernant les problèmes rencontrés par les populations subsahariennes vivant au Maroc, aussi bien avec  la société civile qu’avec les autorités. De quels problèmes est-il exactement question ? De quoi découlent-ils ? Le terme racisme est-il réellement pertinent ?

Une migration transitoire qui finit par s’inscrire dans la durée.

Revenons-en au contexte des faits. Depuis quelques décennies maintenant, le Maroc connait une migration transitoire en provenance d’Afrique subsaharienne, en direction de l’Europe. A elle seule, la région de Tanger compterait plus d’un millier de migrants subsahariens, dont environ 800 résidant dans le quartier Boukhalef.

Rêvant d’une vie meilleure de l’autre côté de la Méditerranée, ces migrants africains se heurtent à la réalité des frontières hermétiques et finissent par jeter l’ancre au Maroc. Ainsi, une migration, qui était initialement transitoire, finit par s’inscrire dans la durée en imposant, d'elle même, la question de la régularisation des sans-papiers. D’après les chiffres officiels, le Maroc compterait au moins 30.000 sans-papiers sur son territoire.

Ce qu’il ne faut pas oublier est que cette problématique n’est qu’une goutte d’eau parmi toutes celles qui agitent le pays et qu’aucune politique d’immigration claire n’a, jusqu’ici, été mise en place. Les sans-papiers sont donc doublement rejetés, pris en étau entre un gouvernement qui les délaisse – quand il ne les expulse pas – et une société civile dont les réflexes sécuritaires se déclenchent au contact de cet élément nouveau qui n’a pas politiquement obtenu « droit de cité » dans l’espace public.

Un conflit latent entre les communautés?

Mais, plus que le problème de la régularisation, ce qu’il y a d’alarmant, dans la situation des subsahariens en terre marocaine, est le caractère identitaire sur lequel se base le double rejet que nous évoquions précédemment. 

« Alcoolisme, concubinage, squattage », cette énumération, loin d’être exhaustive, regroupe cependant certains des traits culturels prêtés aux populations subsahariennes et constituant le principal argumentaire du rejet de la population civile – les promoteurs immobiliers, par exemple. Le problème est que la liste en question ne semble nullement exclusivement imputable aux migrants, ce sont des problématiques récurrentes pour toutes les personnes qui ne sont pas insérées socialement, y compris dans les pays musulmans. Quelle différence alors ? La différence est qu’ils sont noirs, et que, par facilité, on préfère mettre cela sur le dos de leur culture.  Ce qui est curieux, c'est que ces accusations semblent familières. Elles rappellent étrangement les propos racistes tenus envers les maghrébins en Europe. Il suffit donc d’un léger décentrement idéologique pour faire resurgir un racisme qu’on condamne pourtant furieusement chez le voisin.

Pour autant, le parallèle avec l’intégration des maghrébins en Europe a des limites. Le Maroc, pays en voie de développement, hérite en effet a posteriori d'une immigration qui n'a pas été politiquement et économiquement programmée et qui ne le visait pas initialement. Aussi, le Maghreb et l'Afrique subsaharienne partagent une identité commune dont le Maroc s'est récemment mis en quête en la célèbrant dans des festivals et autres expositions, je vous en parlais ici.  L’exercice périlleux consiste, en fait, à trouver un juste milieu entre la dénonciation légitime des actes racistes et l’évocation systématique de l’identité des subsahariens même lorsque ce n’est pas justifié. En effet, cette attitude contribue paradoxalement  à essentialiser cette population dans son identité d’étranger et dessert le processus d’intégration plus qu’autre chose. C’est pourquoi il est nécessaire de faire preuve de beaucoup de vigilance quant aux informations rapportées, ici et là, et veiller à ne pas confondre délinquance et conflits identitaires.

Le racisme, un débat occidental ?

D’aucuns poussent, cependant, le raisonnement précédent jusqu’à dire que le racisme est tout bonnement étranger à notre culture, justifiant, par un habile tour de passe-passe, l’absence d’évocation de la composante identitaire africaine dans le débat politique comme l’indice de l’assimilation tacite de cette population dans le creuset maghrébin. Ici et là, certains s’emparent ainsi de l’occasion pour voir, dans le débat sur le racisme, l’importation d’une problématique occidentale. Cet argument de base, d’un dogmatisme puissant et annihilateur, est valable pour tous les sujets qui posent problème (la femme, la modernité, la liberté, la démocratie…) et se révèle somme toute assez pratique pour faire avorter toute velléité de débat public. S’il est vrai qu’il faut tenir compte de l’histoire du Maroc, où les populations d’origine et de confessions diverses ont longtemps cohabité en paix, et se garder d’établir des parallèles avec un Occident dont l'immigration résulte d'autres facteurs ; on ne peut cependant pas fermer l’œil sur de telles expressions de barbarie. 

Ce que prouvent ces affrontements récurrents et les réactions qu’ils provoquent est qu’il est urgent d’intégrer la communauté noire comme un élément du débat politique. La régularisation ne suffit pas, une vraie politique d’intégration s’avère nécessaire.  Cette dernière permettrait d’inscrire politiquement les subsahariens dans l’espace public, leur donnant ainsi un  « droit de cité » qui les fait exister aussi bien dans l’espace, d’apparition, public que dans la psyché maghrébine.