La crise de Suez, basculement d’un ordre mondial

La crise du canal de Suez marque un basculement des rapports de forces globaux: elle révèle l'affaiblissement des puissances européennes historiques par rapport aux nouvelles puissances américaine et soviétique. Elle illustre l’émergence des pays anciennement colonisés dans les relations internationales et démontre comment une défaite militaire peut finalement se transformer en succès politique et diplomatique.

 Les causes

La crise de Suez résulte de plusieurs facteurs. Au niveau mondial, elle intervient dans le contexte de la guerre froide et du rapprochement de l’Egypte avec l’Union Soviétique et le bloc de l’Est, ce qui se matérialise notamment par des ventes d’armes en provenance de Tchécoslovaquie.  Au niveau régional, le Proche Orient émerge d’une longue période d’occupation étrangère, et est déstabilisé à partir de la partition de la Palestine en 1947. 

En ce qui concerne l’Egypte, théâtre du conflit, le pays est en plein bouleversement politique et socio-économique entamé quatre années plus tôt avec le renversement de la monarchie, et renforcé par le pouvoir grandissant de Gamal Abdel Nasser. Dans le cadre de la mise en valeur économique du pays, Nasser souhaite construire un barrage sur le Nil, pour répondre aux besoins de l’agriculture et produire de l’électricité. Nasser sollicite en premier lieu l’aide financière et technique des Etats-Unis, mais ceux-ci refusent. Il décide alors de nationaliser la compagnie gestionnaire du canal de Suez, dont les revenus devront permettre de financer la construction du barrage d’Assouan.


Le facteur déclencheur 

«La pauvreté n’est pas une honte, mais c’est l’exploitation des peuples qui l’est. Nous reprendrons tous nos droits, car tous ces fonds sont les nôtres et ce canal est la propriété de l’Egypte. Le canal a été creusé par 120 000 Egyptiens, qui ont trouvé la mort durant l’exécution des travaux. La société du canal de Suez à Paris ne cache qu’une pure exploitation.(…) Nous irons de l'avant pour détruire une fois pour toutes les traces de l'occupation et de l'exploitation. » Discours de Gamal Abdel Nasser, à Alexandrie, le 26 juillet 1956.

Cette initiative suscite de vives réactions de la part des Français et des Britanniques, qui contrôlaient la Campanie du Canal et maitrisaient depuis prés d’un siècle cette  voie de communication stratégique au  niveau mondial. L’action servira de prétexte à une invasion de l’Egypte et une tentative de renversement de Nasser.Alors qu'Israël souhaite avant tout détruire l’armement acquis par l’Egypte et prendre le contrôle de l’entrée du golfe d’Akaba pour desserrer son isolement, la France et la Grande-Bretagne sont déterminées à reprendre le canal de Suez, pour  maintenir leur influence dans la région et sécuriser le commerce avec l'Extrême-Orient et l’approvisionnement en pétrole en provenance du Golfe. La France intervient également dans le but de faire cesser le soutien apportée par Nasser au FLN Algérien.

 L’offensive militaire

La détermination de la France, du Royaume-Uni et d'Israël à agir contre l'Égypte et à récupérer le canal de Suez se concrétise en un accord secret tripartite. Conclu à Sèvres les 22 et 23 octobre 1956, il établit le déroulement précis de l'action militaire contre Nasser et met en place un prétexte pour envahir l’Egypte: Israël doit attaquer l'Égypte le 29 octobre 1956. La France et la Grande-Bretagne lanceront alors un ultimatum aux deux belligérants pour qu'ils se retirent de la zone du canal et enclencheront une riposte le 31 octobre en cas de refus de l'Égypte de respecter l'ultimatum.

Le plan est mis à exécution comme prévu le 29 octobre. Les Britanniques prennent le commandement des opérations, en raison de la proximité de Chypre et de Malte où ils possèdent des bases militaires. Appelé plan Mousquetaire, le plan prévoyait initialement un débarquement des forces britanniques et françaises à Alexandrie, puis la prise du Caire. Cependant, l’objectif initial du plan est modifié et il est décidé que les troupes débarqueront à Port-Saïd, puis se rendront sur la zone du canal de Suez. Le rejet de l'ultimatum par les Égyptiens permet à l'aviation britannique de bombarder les aérodromes égyptiens et de déployer leurs parachutistes sur Port Said.


 

La contre-offensive diplomatique

 

L'opinion internationale est tout de suite indignée de la situation. Eisenhower,  réagit très vivement et obtient la convocation du Conseil de sécurité de l'ONU, meme si le veto de la France et de la Grande-Bretagne empêchent le vote d'une résolution. L'Égypte tente d’empêcher la circulation sur le canal en coulant des bateaux, mais ne parvient pas à résister à l’avancée des troupes terrestres. L’URSS n'hésite pas à menacer la France, la Grande-Bretagne et Israël d'une riposte nucléaire. L'OTAN brandit à son tour la menace nucléaire envers l'URSS si cette dernière utilise ses fusées atomiques.

C'est à ce moment que les États-Unis prennent une position décisive: ils exigent le retrait des forces franco-britanniques pour mettre un terme à la crise. Pour faire fléchir les puissances européennes, ils contribuent à la dévaluation de la livre sterling, menaçant la puissance britannique sur ses bases. Les pressions font plier la Grande-Bretagne, puis la France, qui acceptent un cessez le feu et la fin des opérations à partir du 6 novembre.Pour restaurer la paix en Égypte, l'ONU interpose entre Israël et l'Égypte la Force d'urgence des Nations unies (FNUE) dès le 15 novembre 1956. Cette opération marquera la naissance des Casques bleus de l'ONU.


Le basculement d'un ordre mondial

La crise de Suez marque la fin de l'influence traditionnelle des anciennes puissances coloniales dans la région. Motivée par des intérêts économiques et politiques, leur stratégie a échoué en raison d'un nouvel ordre mondial dominé par les Etats-Unis et l'URSS. Malgré les succès militaires de la coalition tripartite, ce revers humiliant profite à Nasser qui sort finalement victorieux du conflit et devient la nouvelle figure du nationalisme arabe et de la décolonisation. La crise de Suez marque clairement l'ère de la domination des puissances nucléaires américaine et soviétique dans le règlement des conflits internationaux.

Le dénouement de la crise a redoré le prestige de l'URSS, perçu désormais comme le défenseur des petites puissances contre l'impérialisme occidental. Son influence s'affirmera particulièrement en Syrie et subsiste jusqu'à aujourd’hui. Les États-Unis ont eux aussi augmenté leur prestige dans la région en faisant preuve de modération par leur attitude équilibrée. Cette restructuration des rapports de forces dans la région concentre la puissance entre les mains des deux géants nucléaires que sont les États-Unis et l'URSS. Le Proche-Orient devient ainsi un enjeu durable dans la lutte que mènent les principales puissances mondiales pour le contrôle de cette région stratégique et de ses richesses, et ce jusqu'à nos jours.

Nacim KAID-SLIMANE