Wael Ghonim, le pharaon 2.0

Un jeune homme en larmes devant des millions de téléspectateurs. Un homme blessé, effondré à la vue d’images de jeunes tués par les bras armés du régime finissant de Hosni Moubarak. Nous sommes le 7 février 2011, une Egypte bouleversée, meurtrie par la mort de ses enfants mais déterminée à donner le coup de grâce à son Raïs, découvre sur la chaîne Dream TV, un héros d’un genre nouveau.

Wael Said Abbas Ghonim, né le 23 décembre 1980, est diplômé en informatique de l’Université Américaine du Caire. Lorsqu’éclatent les manifestations qui conduiront à la chute de Moubarak, maître incontesté de l’Egypte pendant trois décennies, il est responsable marketing de Google pour le Proche Orient et l’Afrique du Nord à Dubaï. Dans cette vie paisible entourée de sa femme et de ses deux enfants, Wael Ghonim n’en suit pas moins de très prés la situation dans son pays. D’ailleurs, depuis juin 2010, il administrait la page Facebook : "Nous sommes tous Khaled Saïd", dédiée au jeune blogueur arrêté et battu à mort par la police du régime. Cet hommage que lui et d’autres internautes tenaient à rendre à ce jeune homme a permis de nouer des liens qui ont constitué, selon beaucoup d’observateurs ,un élément déterminant dans le lancement des contestations de janvier 2011.

Le 23 janvier, Wael Ghonim rentre au Caire pour prendre part, deux jours plus tard, à la première de cette série de grandes manifestations de la place Tahrir qui auront raison du pouvoir despotique installé trente ans plus tôt au pays des pharaons. Premier grand succès !

Mais alors que le mouvement est décidé à surfer sur sa dynamique populaire, Ghonim montra quelques signes d’inquiétude : « Priez pour l’Egypte. Je suis très inquiet car il semble que le gouvernement envisage un crime de guerre demain contre des personnes. Nous sommes tous prêts à mourir », écrit il sur sa page Twitter. Il est arrêté dans la foulée et conduit dans un lieu secret. Sa famille et ses amis n’auront aucune nouvelle de lui durant plus d’une dizaine de jours. Ses proches, son employeur Google et Amnesty International se mobilisent pour sa libération. «Les autorités égyptiennes doivent immédiatement indiquer où est Wael Ghonim et le relâcher, ou l'inculper d'une infraction pénale» déclare Hassiba Hadj Sahraoui, directrice adjointe d'Amnesty International pour le Moyen et l'Afrique du Nord qui, poursuivant sa plaidoirie, fait comprendre aux autorités qu'elles seraient tenues responsables de tout ce qui pourrait arriver à celui que les habitués de la place Tahrir surnomment affectueusement : « le maire ».

La mobilisation finit par porter ses fruits. Après exactement douze jours de détention, Google annonce la fin de la captivité de son employé. Le soir de sa libération, il accepte d’être interviewé par la journaliste Mona El Shazly pour un grand moment de télévision que Ben Wedeman de CNN assimilera à un tremblement de terre. Pourtant durant l’émission, on voit un homme hésitant, mal a l'aise devant la camera, qui bafoue et cherche constamment ses mots. Les yeux baissés, il martèle fébrilement ses convictions : « J’aime l’Égypte »; « Je ne suis pas un traître ». « Aucun étranger ne m’a demandé de faire ce que j’ai fait ». Une fébrilité qui n’occulte aucunement sa détermination. De cette émotion ressort l’envie et la force de continuer la lutte qui furent symptomatiques de la révolution dans laquelle des millions de ses compatriotes, assis devant leur poste téléviseur, se retrouvent parfaitement. Lorsque la chaîne montra des photos de jeunes souriants et pleins de vie, victimes de la répression du pouvoir, l’invité craque. D’une voix entrecoupée de sanglots, il présente ses condoléances aux familles de victimes. Il ne savait, explique t-il, ce qui se passait dehors durant tout ce temps. Il affirme que le mouvement devait être pacifique mais le régime en a décidé autrement. « Nos manifestations étaient pacifiques, notre mot d’ordre était “pas de sabotage” » assure t-il. Puis d’ajouter avant de quitter précipitamment le plateau, les larmes aux yeux : « Je voudrais aussi vous demander, s'il vous plaît, ne faites pas de moi un héros. Je ne suis pas un héros, j'ai dormi pendant douze jours. Vous êtes les vrais héros, vous qui descendez dans la rue.»
Héros malgré lui donc car sur les bords du Nil plus qu’ailleurs la révolution a eu besoin de s’identifier à une image, une icône qui portait la voix du peuple de Tahrir. Qu’elle soit incarnée par un geek, se voulant ordinaire, n’ayant d’autre prétention que celle de participer anonymement au changement en cours dans son pays ne fait qu’accroitre le sentiment de proximité envers lui qu’éprouve chaque citoyen ayant épousé la même cause, et l’affection qu’il lui porte.

«Le vent insufflé par Wael Ghonim, sa sincérité, son patriotisme, qui ont pénétré les salons égyptiens, vont enflammer cette révolution» écrivait, sur Twitter, un internaute après l’émission sur Dream TV. La prédiction se révèlera exacte. De la place Tahrir, où il tint un jour à faire cette précision: « J'aime à appeler ça la révolution Facebook mais après avoir vu les gens ici, je dirais que c'est la révolution du peuple égyptien. », comme ailleurs dans le pays, « le maire » et d’autres continuerons à entretenir la flamme de la contestation jusqu’à l’annonce de la démission de Moubarak. Le magazine Time le consacrera par une place de numéro un sur sa liste des 100 personnalités les plus influentes de l’année 2011 aux côtés d’Ai Weiwei, Mark Zuckerberg, Julian Assange entre autres. Mouhamed El Baradei, autre grande personnalité égyptienne, écrivait aussi ceci à son propos : « un jeune homme brillant (…) qui a compris que les réseaux sociaux et notamment Facebook, devenaient l'outil le plus puissant pour développer les idées et mobiliser les gens (…) Il a aidé à lancer une révolution pacifique extraordinaire, qui a abouti au départ d'Hosni Moubarak et la fin de son régime (…) Merci Wael, merci à la jeunesse égyptienne. »

Après avoir crié avec toute une génération égyptienne le fameux « dégage » qui a eu raison de Moubarack, Wael Ghonim a quitté Google pour créer une ONG utilisant les NTIC dans la lutte contre la pauvreté et la promotion de l’éducation. Il promet aussi à qui veut l’entendre qu’il n’entrera pas en politique après la normalisation de la vie institutionnelle de son pays. Si les égyptiens acquiescent tous à la première partie de la réolution, sur la deuxième, en revanche, ils sont plus réservés. Beaucoup parmi eux, en effet, espèrent que celui qui est passé de cyberdissident sous l’énigmatique pseudonyme de Shaheed, à « maire » de Tahrir manifestera un jour un intérêt à être de ceux qui présideront aux destinées du pays des pharaons.

En attendant une chose est au moins sûre: son engagement pour la défense des libertés n’est pas prêt de faiblir. Ce fameux soir où il a fait irruption dans les salons de ses compatriotes et gagné leur sympathie, il écrivait ce message sur Twitter : « La liberté est une bénédiction qui mérite que l’on se batte pour elle. » Tout simplement. En bon révolutionnaire 2.0…

 

Racine Demba