Le Paradis, à marée basse

La polémique née, en mai 2011, de la publication d'une circulaire jointe des ministères français de l'immigration et du travail, restreignant les conditions d'accès et les possibilités offertes aux étudiants extra-communautaires de travailler en France, ne s'est toujours pas résorbée. Certains cataplasmes ont été mis en place, misérables contre-feux, censés remédier la situation – à la marge, comme il est de coutume dans l'Hexagone. Le "Collectif du 31 Mai" né en réponse à cette circulaire est plus actif que jamais : intellectuels, artistes et hommes politiques en France, aux Etats-Unis et dans d'autres pays européens se sont émus de cette situation et un système de parrainage a été mis en place.

Cette polémique a eu, néanmoins, trois effets positifs sur lesquels je souhaiterais revenir.

D'abord, elle a fait voler en éclats un non-dit et une hypocrisie insupportables : il n'y a pas "d'immigration" en France, il n'y a même pas d'"immigrés", à proprement parler, c'est à dire en tant que groupe, en tant que "classe". Il n'y a qu'un ensemble assez hétérogène de gens, aux origines, aux ambitions, aux perspectives, aux situations familiales et financières, aux capitaux humains différents et aux intérêts le plus souvent divergents. Cette divergence des intérêts explique le réveil tardif de "l'élite" des étudiants étrangers aux réalités et aux conditions draconiennes de vie en France qu'ont eu à affronter, les "autres", pendant une dizaine d'années.

Deuxième effet salutaire : les réactions à la circulaire du 31 Mai ont permis de mettre en évidence un rapprochement assez saisissant entre les positions d'une partie des milieux conservateurs européens et d'un sous-ensemble non-négligeable de la population "immigrée", en France notamment. C'est l'idée qu'après leurs études, il est dans l'ordre "normal" des choses que les étudiants étrangers "rentrent aider au développement de leurs pays". Ted Boulou, s'est fait, ici même, le héraut de cette proposition.

Enfin, on ne peut occulter le contraste saisissant entre la stupeur que cette circulaire a créé en Occident (ainsi qu'en Inde, en Chine et en Amérique) et le silence assourdissant qui l'a accueillie en Afrique – alors que ce sont les étudiants originaires de ce continent que la circulaire Guéant-Bertrand visait en premier lieu.

Je n'insisterai pas sur le premier point, assez trivial. C'est toujours à des fins politiciennes que "les Immigrés" ont été présentés, en Occident, comme une masse compacte, menaçante ou porteuse d'un "renouveau" (démographique, culturel, etc.) La reconnaissance de leurs "individualités" et de l'hétérogénéité de ce "groupe" n'avait que trop tardé.

Les deux autres effets positifs que j'ai indiqués plus haut, sont liés. L'espèce d'ambition messianisme qu'expriment, peut-être inconsciemment, certains étudiants Africains formés en Occident, n'a d'égal que l'agacement, la méfiance et le mépris teinté d'envie que beaucoup d'Africains "restés sur place" témoignent à l'égard de ces Chicago-Paris-London-Boys revenus de "derrière l'eau", des théories plein la tête, l'orgueil en bandoulière et la certitude d'avoir une "mission" pour leur pays (ou l'Afrique – tant qu'on y est) gravée dans le coeur. Il y a là l'idée d'une passivité des "Africains d'Afrique", d'une incapacité pleine ou presque, à assumer leur futur. Qu'on se comprenne bien, je ne dis pas qu'il est possible que l'Afrique se développe sans que les méthodes, le savoir et le savoir-faire enseignés et pratiqués dans les meilleures universités, administrations et entreprises du monde ne soient rapportées et adaptées aux réalités du continent. Ce qui m'a frappé dès le départ, c'est l'ambition personnelle drapée en esprit de sacrifice, en "conscience d'un devoir". Dans le feu du débat, au nom du nécessaire combat contre cette politique d'immigration imbécile, je n'avais pas souhaité creuser d'avantage cet aspect. Mais quand même, il y a des relents hugoliens dans cette position, quelque chose dans ce "devoir d'aider l'Afrique" me renvoie à ceci :

"Refaire une Afrique nouvelle ; rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation tel est le problème, l'Europe le résoudra. Allez, peuples, emparez-vous de cette terre Prenez-la. A qui ? A personne ! prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe Prenez-la !"

Si l'émigration a été virtuellement absente des débats, durant les élections législatives et présidentielles qu'a connues l'Afrique en 2011, et si elle n'est que marginalement abordée en 2012, même dans les pays de forte émigration (Sénégal, Mali, etc.) c'est peut-être parce que l'Afrique n'attend pas de Messie. Et les prophètes d'outre-méditerranée devraient se le tenir pour dit.

Au surplus, un sous-entendu odieux traîne, non-traité, dans ce débat : l'obligation que les Africains auraient de se sentir concernés par le sort de l'Afrique. Kwame Nkrumah est mort et enterré. On n'est plus en 1950. Si des Africains, sur le continent ou au sein de la diaspora, se sentent concernés par le futur du continent, s'ils souhaitent s'investir dans le développement de leur communauté, de leur région, de leur pays, ou de leur sous-région etc. tant mieux, pour eux. Ou tant pis. Peu importe, c'est une décision personnelle. Naître en Afrique ou de parents originaires d'Afrique n'a jamais signifié qu'il faille lier ou (pire) subordonner ses ambitions personnelles à la destinée de ce morceau de terre. L'Afrique a-t-elle besoin de ces "enfants" là? Peut-être… Encore faut-il identifier ceux qui pourraient lui être utiles. Et cela ne signifie pas qu'ils aient le "devoir" de répondre à cet appel. Ou même qu'ils aient à se considérer comme porteurs d'une mission, d'une obligation envers "le continent".

Personnellement, je tiens pour co-responsables des tragédies liées à l'immigration clandestine, la myopie des Etats Occidentaux, l'ignominie des passeurs clandestins, les satrapes au pouvoir dans les pays en développement et le messianisme de la diaspora qui non seulement continue de faire miroiter aisance matérielle et nécessairement meilleurs conditions de vie, mais entretient en outre l'illusion d'une sorte d'onction à l'arrivée. Comme si le Paradis terrestre se trouvait quelque part, au Nord avec en son centre, l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et qu'à marée basse, une myriade de Moïse franchirait les Océans, porteurs d'une parole nouvelle et du salut. Ce n'est pas vrai  d'un, il est fort possible que l'Afrique puisse "faire sans eux [nous]" et, deuxièment, cette pauvre Afrique a assez  souffert, comme ça, aux mains de ceux qui lui voulaient du bien.

 

Joël Té-Léssia