Quand Théo Ananissoh évoque Sony Labou Tansi

Cette année 2015 est vraiment très riche sur le plan littéraire francophone. Elle est source d’une certaine frustration aussi pour moi. J’aimerais tant donner la parole à nombre d’auteurs qui animent par leurs publications cette seconde rentrée littéraire : Gaston-Paul Effa, Charline Effah, Eugène Ebodé, Kangni Alem, Théo Ananissoh, Mohamed Mbougar Sarr, Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou, Hakim Bah… 

Ananissoh romanIl y a aussi toute cette ambiance autour de la figure passionnante de Sony Labou Tansi. L'homme de lettres congolais est décédé, il y a 20 ans, déjà. Plusieurs rencontres auxquelles j'ai pu assister autour de Sony Labou Tansi m'ont données de reconsidérer le personnage. Loin de la figure aigrie et clivante que nombre de congolais ont connu à la conférence nationale, le Sony dans ce monde littéraire est tout autre : un personnage aux propos engageants, vrais sans réelle retenue. Depuis le début de l’année, j’entends un homme en véritable dialogue avec d’autres. Pas un écrivain frustré et isolé dans la tour d’ivoire de ses écrits.

Le nouveau roman de Théo Ananissoh consacré à Sony Labou Tansi s’inscrit réellement dans ce portrait engageant qui chaque jour est enrichi par tous ces témoignages de personnes l'ayant cotoyé. Ici, toutefois, les mots viennent du Togo. Celui qui témoigne est Charles Koffi Améla, un professeur de lettres classiques, latiniste impénitent, spécialiste de l’époque romaine. L’homme de lettres togolais a rencontré Sony Labou Tansi au cours d’un long voyage commun aux Etats Unis. Les deux hommes se sont pour l'occasion apprivoisés, se sont découverts et ils ont fini par sceller un pacte. Quel est-il ? Pour le savoir, il faut lire Le soleil sans se brûler de Théo Ananissoh.

Dans ses incessants retours au Togo, le personnage narrateur ici nommé Théo, ressemble beaucoup au profil du romancier. On est en 1995. Le narrateur vient de terminer une thèse de lettres sur Sony Labou Tansi et il profite de son séjour à Lomé pour rendre visite à son ancien professeur, Charles Koffi Améla qui vient de sortir de prison.

Autofiction, dire le faux pour exprimer le vrai ?

La première phase du roman oscille à la fois entre les échanges strictement littéraires entre l’élève et son ancien mentor. Sony Labou Tansi vs Ahmadou Kourouma. Le propos libre d’Améla, dans une discussion de salon, lui permet de présenter sous un jour surprenant et critique son ami Sony. Il peut parler vrai. Enfin, vrai si cela est possible puisque techniquement Charles Koffi Amela n’existe pas (j’ai fouillé sur Google). Amela Edoh Yao lui, est bien réel. Cette petite recherche sur Google a remis en cause les certitudes dans lesquelles le très beau récit d’Ananissoh me conduisait. Mais ce n’est pas un récit. C’est un roman. Une autofiction. Comment démêler le vrai, de l’envisagé, du supposé. Théo Ananissoh a-t-il discuté de Sony Labou Tansi un jour avec Amela ?

Photo Théo Ananissoh – copyright C. Hélie

Ce qui est finalement essentiel, c'est d'observer le dispositif que Théo Ananissoh met en place pour évoquer Sony Labou Tansi avec plus de liberté.

J'avais accordé foi à des écrits bâclés, livrés avec hâte et sans réflexion véritable. Ces romans de la fin sans queue ni tête, ces pièces de théâtre annuelles qu'avaient financées quatre, cinq ans de suite un festival à Limoges, en France… Facilité, politique, manipulation…

p. 21, éditions Elyzad

Soyons juste. J'ai été séduit, épaté même, je l'avoue, par Sony. Aux USA, lors de nos discussions interminables, et ici, en 1988. Il a le sens des formules, Sony. Ca fuse, et cela plaît. Il a secoué les gens ici, lors de son passage. Il les a saisis. Mais (soupir), c'est finalement qu'un perroquet.

p. 32 Ed. Elyzad

Je parlais d’oscillations dans la narration de Théo. S’il y a discussion sur Sony Labou Tansi, il y a aussi une observation très discrète du professeur Amela par Théo. Sans être dans une révérence forcenée, il échange avec beaucoup de respect avec cet homme déchu, ayant perdu sa superbe, vivant dans des conditions extrêmes, ayant goûté aux geôles malodorantes de Gnassingbé Eyadéma. Un peu comme dans Ténèbres à midi, un précédent roman de l'écrivain togolais, se dessine le portrait d'un homme broyé par un système politique impitoyable. La prouesse comme toujours chez Ananissoh, c’est que tout cela n’est jamais dit de manière frontale. Mais par des observations, avec une science portée sur le détail, qui je dois dire, comme chez Nimrod sont un régal pour le lecteur patient. J’aimerais juste sur ce point du détail, dire quelque chose de nouveau apparait dans la narration : une forme de jugement chargé de mépris. C’est assez étonnant. Il y a quelque chose de très subjectif, je pense quand il écrit le texte suivant à propos d’un haut fonctionnaire :

« Il a choisi, comme Améla, un demi-poulet rôti accompagné de frites qu'on lui sert dans une assiette à part. Le maître d'hôtel apporte lui-même deux tubes de ketchup et de mayonnaise. C'est pour Térémé dont il connaît le goût. Celui-ci dépose à l'ombre du demi-poulet une portion généreuse de chaque sauce qu'il mange comme ceci : il prend avec les doigts trois ou quatre frites, les plonge dans l'une puis dans l'autre sauce, et introduit le tout en une fois dans sa bouche. Le geste est adroit. Il enfonce et pivote en même temps les frites afin de les couvrir d'une bonne couche de ketchup et de mayonnaise. Il faut de l'application, je pense. Il s'occupe ainsi environ une minute sans plus parler. C'est ensuite qu'il se saisit de la fourchette et du couteau et entame le demi-poulet. Alors seulement, il revient à Améla et à moi. Il mange de cette façon dans les nombreuses rencontres de la Francophonie. Il s'alimentait de la sorte avant d'être promu aux fonctions qu'il occupe »

p.72 Ed. Elyzad

Sony, instruit ou pas ?

Sciemment, je n’aborderais pas la seconde partie du roman. J’aimerais juste dire qu’on termine ce roman, quand on s’est laissé un poil embarquer par le savoureux professeur Améla, avec une pointe de colère ou d’impuissance, selon l’humeur du lecteur. Les bonnes questions qui interpellent le lecteur ne sont pas tellement celles de savoir qui de Kourouma ou Sony Labou Tansi fut le plus instruit, le plus brillant, le plus original. Cette affaire de l’instruction pose problème. Construit sur les fondements de la culture kongo, peut-on dire que Sony Labou Tansi n’était pas instruit parce qu’il ne s’était pas suffisamment nourri aux références occidentales de la littérature moderne et peut-être trop influencé par Garcia-Marquez ? C’est naturellement de la provocation venant d’Améla. C’est peut être aussi le regard entre deux intellectuels arc-boutés sur deux postes d’observation du monde : Le latin et le kongo.

Au fond, la question qui importe pour Ananissoh est celle de cette relation complexe entre intellectuels africains et un pouvoir local qui les consume sans tenter de mettre un minimum de forme car là, seule compte l’allégeance complète et définitive, et une élite française qui sublime certains de leurs discours, car au final, elle finance et expose selon leur bon désir ces intellos dépendants. C’est ce qui se dégage du final de ce roman passionnant. Après lecture, on pourra peser le pour et le contre, mais il sera difficile d’ignorer ce texte engageant.

Laréus Gangoueus

Théo Ananissoh : Ténèbres à midi

Je poursuis l’exploration du travail de l’homme de lettres togolais, Théo Ananissoh. Il est vrai que j’ai deux bonnes raisons de le faire : primo, son roman L’invitation récemment publié chez Elyzad m’avait fait forte impression. Secundo, dans le cadre de la préparation de nouvelles Lettres africaines à Dijon, il est important que j’aie une vision la plus large de son œuvre littéraire. Ténèbres à midi est donc le deuxième roman que j’aborde de cet auteur. Comme dans L’invitation, le narrateur est un romancier venant comme Théo Ananissoh de Dussëldorf. Après vingt années d’absence loin de son pays d’origine, si on peut encore me permettre cette expression, il revient en terre togolaise. Il y a quelques années, une amie libraire l’a mis au défi d’écrire une fiction sur son pays, à défaut d’y retourner et de s’y fixer. Il lui demande de le mettre en contact avec un immigrant ayant réussi son retour au bled. Elle lui propose Eric Bamezon.

theo_ananissohJ'ai besoin de voir de près quelqu'un comme Eric Bamezon, de m'entretenir avec un homme né après la colonisation comme moi, qui mène son existence d'adulte dans ce pays, qui y agit. (p. 19, édition Gallimard)

Le cas Bamezon

Cet homme va donc être la cheville ouvrière du projet littéraire du narrateur. Tout de suite, celui-ci met tout en œuvre pour établir le contact d’un homme qui est tout de même le conseiller spécial du président de la république, le bien nommé Bestia. Le narrateur raconte avec sobriété les difficultés de l’abord de ce genre de personnage. Les heures d’attente, les rendez-vous manqués, le peu d’attention accordé à l’auditeur. Sans caricaturer, Ananissoh, nous conte le ponte bien assis dans poste, qui recommandations ou pas, vous fait bien savoir qu’il a prise sur vous. Alors que l’écrivain désespère d’avancer un jour sur son projet et qu’il s’attarde pour se consoler dans une description méthodique de la laideur et de la puanteur de cette grande ville africaine, il reçoit finalement l’appel de Bamezon pour une rencontre dans un milieu plus neutre dans un grand hôtel de la ville. Etonnamment, l’homme se montre très disert et ouvert pour un interlocuteur qu’il ne connait que par Nadine, leur connexion commune. Le temps d’une nuit, Bamezon va révéler le contexte de son retour au bled et le prix de sa réussite, lui, qui, otage d’un système envie la liberté de l’homme de lettres assis en face de lui.

L’approche Ananissoh sur les retours des élites

Ce pays doit être décrit sans aucune crainte – (p. 43, édition Gallimard)

Le romancier togolais ne laisse absolument rien au hasard. Bâtit-il de toute pièce ce personnage de Bamezon ou est-ce une connaissance réelle qui est passée à confession ? Il est très difficile de le dire et très honnêtement, cela finit par être secondaire dans ce projet, tellement l’auteur prend le soin de ne rien laisser au hasard. Il a un regard sombre et sans concession sur les marges de manœuvre de celles et ceux qui souhaitent repartir sur le continent chargés d’idées brillantes qui peuvent changer le quotidien de beaucoup. L’impuissance de Bamezon semble être une insulte au lecteur tant elle a quelque chose de grotesque.

Seulement le romancier togolais ne laisse absolument rien au hasard. Mettre en scène l’impuissance d’Eric Bamezon, personnage au cœur même du système de décision, est un choix que l'écriture porte. Quand on lit ce roman, on peut avoir l’impression que Théo Ananissoh plaide pour justifier son exil et l’impossibilité d'un retour sur une terre dirigée par des animaux. Bamezon envie l’écrivain exilé. Le retour d’Eric est héroïque et son engagement inspire l’écrivain. Mais le retour nécessite prudence et sagesse. Quelle différence entre ce que décrit Théo Ananissoh et les histoires glauques que parfois, on entend de nos pays d’origine. L’intime violé des leaders incarnant le changement ou du moins une forme de probité fait d’ailleurs écho au juge M’Poba, personnage central Des fruits si doux de l’arbre à pain de Tchicaya U Tam’si. Bamezon disparait tragiquement. Comprendre l’histoire de cet homme, c’est d’une certaine manière lui offrir un tombeau. L’écrivain va poursuivre sa remontée du fil d'Ariane vers l’absurde et l’horreur.

Et que dire de l'écriture? Conscient que le format blog m'impose de ne pas être trop bavard, je vous dirai juste que ce livre est un régal pour les amoureux des belles lettres.

 

Théo Ananissoh, Ténèbres à midi

Editions Gallimard, première parution en 2010

Voir la lecture de quelques extraits de texte par Théo Ananissoh

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