L’année 2014 est marquée par le centenaire du début de la Première Guerre mondiale : le 3 août 1914, l’Allemagne déclarait la guerre à la France, déclenchant un conflit armé qui devait durer quatre années. Alors que les présidents français et allemand ont ouvert les cérémonies de commémoration de cette Grande Guerre dimanche dernier, il semble utile de rappeler le rôle non négligeable, mais souvent oublié, des soldats venus d’Afrique dans ce conflit.
Des troupes coloniales…
En 1914, l’Empire colonial français s’étend sur une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest (Afrique Occidentale Française) et de l’Afrique centrale (Afrique Equatoriale Française). Des troupes coloniales françaises existent alors déjà. Elles ont été créées en 1857, à l’initiative de Louis Faidherbe ; nommé Gouverneur en 1854, ce dernier arrive à la tête de la colonie du Sénégal avec d’ambitieux projets de conquête. Il entreprend alors avec succès de doubler les effectifs existants, et attire les nouvelles recrues en leur offrant un meilleur solde, des meilleures conditions de vie, et un nouvel uniforme chatoyant. Les soldats sont dès lors professionnalisés, et au fur et à mesure de la colonisation, l’armée française recrute des tirailleurs « sénégalais », bien au-delà du Sénégal, dans toute l’Afrique noire.Ces troupes n’ont alors pas vocation à être utilisées en dehors de l’Afrique noire, même si quelques bataillons sont amenés à combattre en Europe entre 1854 et 1871.
Mais en 1910, le lieutenant-colonel Mangin publie un ouvrage intitulé « La Force noire », qui milite en faveur de l’utilisation des troupes noires en Europe, clairement dans la perspective d’une guerre à venir contre l’Allemagne. Mangin décrit alors les soldats noirs comme des soldats valeureux, dotés selon lui de qualités physiques particulières (une plus grande résistance à la douleur, notamment), pouvant utilement compléter les contingents français. Son livre provoque un débat à la Chambre des députés, qui vote en 1912 la conscription des colonisés et le principe d’utilisation des troupes coloniales en métropole.
…Mobilisées et agrandies pour la grande guerre
La mobilisation des troupes coloniales se fait donc assez rapidement dès le début de la grande guerre. Mais ce n’est qu’à partir du mois d’août 1914, lorsqu’il apparaît que le conflit doit durer, qu’un recrutement de masse est organisé. Les révoltes locales ne font que freiner ou reporter les campagnes de recrutement. Ainsi, en Afrique Occidentale Française, le Gouverneur demande instamment à Paris d’ordonner l’arrêt des recrutements en 1917.
Mais les recrutements reprennent, dès 1918, sans coercition, grâce à une campagne énergique du député Blaise Diagne, premier Africain à siéger au palais Bourbon en 1914. En janvier 1918, ce dernier est nommé Commissaire de la République par Clémenceau et effectue une tournée de six mois en Afrique Occidentale Française au cours de laquelle il parvient à convaincre 63 000 Africains, principalement issus des élites occidentalisées des villes, de s’engager volontairement au secours de la « Nation Civilisatrice ». Mais le député Blaise Diagne ne doit pas leur accord qu’à sa force de conviction : il leur promet en effet qu’ils obtiendront la citoyenneté française pleine et entière à l’issue du conflit, et certains avantages matériels. Ce sont au total 189 000 hommes de l’Afrique Occidentale Française et de l’Afrique Equatoriale Française qui seront mobilisés pour la Première Guerre Mondiale.
Sur le front et dans les villes
Les bataillons africains participent à toutes les grandes offensives de la grande guerre, dont Verdun en 1916 et le Chemin des Dames en 1917. Les troupes de tirailleurs, donnent entière satisfaction aux autorités, et leur qualité de militaires sont louées par leurs supérieurs hiérarchiques et les hommes politiques, y compris le président de la République Raymond Poincaré. La presse renchérit et souligne leur courage, leur loyauté et leur civilité. C’est alors la première fois que les populations françaises militaires comme civiles sont amenées à interagir fréquemment avec des Africains : en quatre ans de guerre, les Blancs de métropole voient arriver plus de Noirs qu’en quatre siècles. Les autorités françaises souhaitent néanmoins limiter leurs relations autant que possible ; ainsi les camps d’entraînement sont situés à distance de la population civile, et les premières permissions ne sont accordées aux tirailleurs qu’en 1918, lorsque les autorités s’inquiètent de leur moral.
Dans les tranchées, la dureté des conditions de vie fait oublier toute forme de discrimination voire de différenciation : enfoncés dans la boue, couverts de poux et de rats, les soldats sont tous égaux face au danger, à la peur et aux souffrances de la guerre. Les autorités militaires ont la tâche délicate d’assurer les bonnes relations entre Noirs et Blancs tout en décourageant une trop grande proximité. Des bagarres peuvent éclater entre soldats : il est ainsi rapporté que le soldat Ndiaga Niang s’entend dire un jour, au moment de trinquer, par un camarade blanc « ne touche pas à ma tasse, tu es trop sale ». Niang réplique par un coup de poing, une bagarre s’ensuit et se termine devant le capitaine, qui donne raison à Niang. Les deux hommes deviendront finalement amis. Dans l’ensemble, le racisme est peu présent et la camaraderie l’emporte. Des amitiés se nouent et se prolongent par des visites dans les familles lors des permissions.
De même, les soldats noirs sont globalement bien accueillis par les populations civiles ; passée la surprise de l’arrivée de ces nombreux hommes à la peau sombre, les tirailleurs font très bonne impression : la Première Guerre mondiale efface l’image du sauvage cannibale vivant dans la jungle pour imposer celle du Noir enfantin, du tirailleur rieur à la chéchia « y’a bon Banania » figuré sur les célèbres boîtes de cacao jaunes. Les relations amoureuses avec des Françaises (marraines de guerre, infirmières, etc.) inquiètent les autorités françaises. Au-delà de ces liaisons, les témoignages font état de meilleures relations avec les femmes, souvent plus respectueuses et moins agressives. Ainsi, en dépit de quelques témoignages humiliants et brutaux de racisme, les relations sont plutôt bonnes, trop bonnes même, au goût des autorités.
A titre de comparaison, leur situation est bien meilleure que celle des soldats noirs américains, dont les premiers régiments de volontaires arrivent en France en décembre 1917, emmenant avec eux une ségrégation raciale implacable. L’état-major américain refuse ainsi d’armer ces soldats noirs et les cantonne à un rôle de soutien logistique. En 1918, face à la pression des autorités françaises et pour satisfaire aux revendications de ces régiments, quelques bataillons sont envoyés sur le front, mais sous commandement français. Ils s’illustrent par leur bravoure, notamment dans les violents combats en Champagne. De nombreux soldats noirs feront partie des premiers soldats étrangers à recevoir la croix de guerre. De retour chez eux, ces soldats noirs américains raconteront avec enthousiasme n’avoir vécu aucune ségrégation raciale en France.
Le bilan
Sur les 189 000 tirailleurs « sénégalais », 31 000 environ furent tués, soit une proportion de pertes assez voisine de celle de l’ensemble de l’armée française sur cette période. Ces chiffres masquent néanmoins une autre réalité : alors que les pertes françaises sont terribles pendant les deux premières années de la guerre, elles déclinent par la suite tandis que celle des tirailleurs augmentent pour atteindre leur maximum en 1918 ; à la fin de la guerre, l’utilisation massive des tirailleurs a clairement pour objectif de sauver des vies françaises, et plusieurs responsables militaires et politiques français, dont Clémenceau, expliquent que la mise en première ligne des troupes coloniales permet d’épargner le sang français qui a déjà suffisamment coulé.
Malgré ces dizaines de milliers de soldats africains morts ou portés disparus et la « dette de sang » qui en découle, les autorités décident d’organiser le rapatriement rapide des survivants vers les colonies, afin d’empêcher l’installation de ces combattants en métropole. Ils n’obtiennent donc ni la citoyenneté française, ni les avantages matériels promis, et la colonisation ne connaît aucun aménagement significatif après la Guerre. Par la suite, la République Française n’entretiendra pas la mémoire de ces tirailleurs, et la question du montant de leurs pensions, cristallisé au moment de la décolonisation, soulèvera un contentieux qui durera près de cinquante ans, et dont nous avons tous entendu parler de notre vivant.
Rouguyatou Touré
Sources :
Pap Ndiaye, La Condition Noire : Essai sur une minorité française, Editions Calmann-Lévy, 2008
Philippe Dewitte, Deux siècles d’immigration en France, La Documentation française, 2003
Juan Gelas et Pascal Blanchard, Noirs de France, De 1889 à nos jours – 130 ans d’histoires partagées [DVD], 2012