Au souvenir de Don T. Uribe Mosquera
Qui m'a fait redécouvrir l'Afrique
Au souvenir de Bogota, La dense
«Pour le pays d'où je viens, où les plus belles maisons sont des tombeaux»
Angelo Rinaldi, Les Jardins du Consulat, Envoi
Il fait froid ce soir sur Bogotá. La pluie la lave durement, fille volage qu'on prépare au mariage, un voile de gaze blanche s'étend sur elle, sur La Candelaria, sur Teusaquillo, sur Usaquen. Là-bas, Ciudad Bolivar s'est tu – s'est-elle jamais exprimée ?- les Chants aborigènes, monotones et abêtissants que les gens des villes supportent par faiblesse ou par remords, se sont tus, eux aussi. La Torre Colpatria ne s'est pas encore illuminée. Tout est calme. Chiens et Indigents se sont terrés. C'est un soir de pluie sur Bogotá, pour mon huitième mois sur ce continent, mais mon esprit n'est plus là, il me plaît de le voir flâner de l'autre côté de l'Océan, et je ré-entends mille choses prétendument mortes, renaître pour m'éblouir.
Se laisser aller à l'ivresse brutale et à la joie dangereuse des mots et des sons, des images et des illusions qui se font claires et amères comme du gin. Ne rien retenir! Non, ne rien retenir! Tout mêler: la Bataille de Gao, Askia Mohamed, Abla Pokou et Gonzalo Jimenez de Quesada. Et dans la mince supplique d'un enfant à sébile, il y a Dieu qui parle? Et la logique est morte. Que me veux-tu? Que me veux-tu? Souvenir!
Et j'ai revu mon pays!
C'était par une soirée calme mais triste. À Salvador de Bahia, au Brésil. Des bellâtres huilés, machette en main, reprenait pour nous autres touristes, ce qui était censé être une représentation de rites afro-brésiliens. Et les Orishas n'étaient pas présents. Et l'ennui en bandoulière j'attendais que passe le temps. Pêcheurs puis agriculteurs, chasseurs puis prêtres, la cohorte gesticulante des danseurs s'en allait et en revenait. Derrière, le chœur répétait inlassablement les mêmes vocables, était-ce en haoussa? Et soudain, au milieu du vacarme et des bâillements, un frisson dans le dos, ma madeleine à moi est le son sec d'un tam-tam, une mélodie rauque et sauvage qui me prend en dessous du nombril et remonte lentement. Et je revois Akoudzin.
Longtemps, je me suis levé de bonne heure. Et mon père assis sur la terrasse l'oreille tendue, scrutait les ondes qui annonçait les nouvelles de la veille, le son du tambour parlait une langue qu'il comprenait et qu'il parlait. J'étais de l'école française, vous savez : «l'art de vaincre sans avoir raison». Et ces sons, ce rythme saccadé, cet orage sonore qui assombrissait les traits du patriarche au fur et à mesure qu'il s'étendait, le lamento silencieux qui en découlait et auquel mon éducation m'avait rendu insensible m'était resté comme une déchirure, une parmi tant d'autres. Et voilà qu'au Brésil, perdu au milieu d'un banc de touristes ébahis par la prouesse physique, par la beauté de ces longs corps d'hommes, ébène et teck, je me retrouvai, enfant de dix ans, au petit matin frissonnant — les esprits essayait-on alors de me convaincre, terminaient à ces heures, leur funeste veillée et j'avais tort de ne pas retourner m'endormir — enfant donc, totalement insensible aux nouvelles véhiculées, mais tétanisé par la sécheresse et la violence de ce son, enfant, je me suis retrouvé. Du côté de Bahia, au Brésil, il y a un morceau d'Afrique Noire, «Exilé sur le sol au milieu des huées/, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher».
Et j'ai revu mon pays!
Il avançait courbé sur son balai, pas un mot plus haut que l'autre, un sourire édenté de temps en temps, Oui Monsieur! Comme Monsieur voudra. C'est un vieux nègre tout usé et que secoue une toux rauque, qu'il crache ou qu'il avale selon qu'il se sent observé ou seul. Un monsieur Médoun par Douta Seck, en plus squelettique et qui ne sait plus conter d'histoires de compère-lièvre. Il a comme l'air heureux de me voir dans le groupe qui pénètre l'aire de jeu.
C'est notre façon à nous d'être racistes: cette reconnaissance et cette joie qui naissent chaque fois que perdus au sein de cette nappe blanche qui tout enveloppe, nous voyons s'illuminer un sourire de gencives rouges comme le sang et surgir une main noire comme la nuit, chaude comme le souffle d'une femme qui s'abandonne.
Il me sourit et je crois revoir les miens, les ASSOKO-MAHEU à la peau sombre et au verbe haut, qui paradent tout de blanc vêtus, les matins de «fêtes de générations», avant de revenir le soir, le pas alourdi d'importance et de chaînes en or massif. Et le spectre de mes ancêtres de la Côte d'Or, tout droit sorti d'Elmina ne m'a posé aucune question, se contentant de me sourire en coin, en silence, comme en aparté, dans ce langage que nous semblons seuls à comprendre. Puis il retourne à sa tâche. Le pas lent, murmurant et onomatopant, et son balai et lui ne font qu'un, ils amassent les détritus, sans maudire. Et mon pays s'en est allé. Derrière moi, s'élève la clameur des blonds enfants de la ville qui m'appellent pour me ramener à leur vie. Et pas un sanglot. Se retourner et sourire. Il ferait mieux de courir plus vite cet imbécile s'il veut qu'on rattrape les trois buts d'écart.
«He andado muchos caminos,
/ he abierto muchas veredas;/ he navegado en cien mares,
/y atracado en cien riberas.
/ En todas partes he visto
/ caravanas de tristeza,
/ soberbios y melancólicos.»
EL VIAJERO. Soledades (1899-1907) Antonio Machado
J'ai revu mon enfance hier, dans l'après-midi qui berce les cauchemars d'une enfant.
Mon enfance s'était endormie sur les cuisses de sa mère. L'éternel printemps bogotanais et son soleil s'étendait sur elle, une main paresseuse de temps en temps, se levait, s'abattait, s'endormait sans vraiment troubler les mouches. Et mon enfance est lentement sortie de sa léthargie. Mon enfance réveillée, d'une main timide, tire sur les manches de sa mère qui l'ignore superbement. Mon enfance pleure, sur la place des journalistes dans le centre de Bogotá Et soudain mon enfance s'invente en marché d'Abidjan. Je revois les passants qui jettent négligemment une pièce de monnaie, sans s'arrêter. Mon enfance est enrhumée comme tous les gosses de mendiants. Mon enfance remercie. Mon Enfance murmure «Inicthé». Et j'entends des mots de Bambara, je crois que je rêve.
*Texte rédigé et publié originellement sous le titre "Corazon Africano" sur http://cuadernomanchado.wordpress.com, le 23 mars 2009.