Ibrahima Coulibaly (CNOP): «Nous sommes pauvres car nos paysans sont pauvres»

Ibrahima CoulibalyIbrahima Coulibaly: «Nous sommes pauvres car nos paysans sont pauvres»

 

Président de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP), vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), membre de la Via Campesina, Ibrahima Coulibaly se bat pour les intérêts de la paysannerie qui est, selon lui, le pilier du développement en Afrique.

  • Pouvez-vous nous expliquer les raisons de votre engagement dans l'agriculture et la souveraineté alimentaire des pays africains?

I.C. : Il m’est difficile de dire les raisons profondes de mon engagement mais je pense que ça m’est venu très tôt, au début des années 1970 lorsqu’il y a eu la grande sécheresse. J’étais alors très jeune et j’ai vu la famine, en 1973 au Mali. A cette époque il n’y avait pas les aides d’urgence que l’on voit aujourd’hui avec le Programme Alimentaire Mondial par exemple. J’avais la chance de ne pas être victime de cette famine mais j’ai vu des gens souffrir de la faim et cela m’a révolté. Je n’acceptais pas que certains puissent avoir à manger et que d’autres à côté n’aient rien. Ça m’a beaucoup marqué et j’y pense toujours. Je voyais des femmes venir de loin pour piler le mil afin de récupérer  le son qu’elles allaient transformer en couscous. Je n’ai jamais oublié ces images. Je pense que les raisons qui m’ont poussé à étudier l’agronomie, m’engager dans l’agriculture et me battre pour des politiques agricoles viennent de là.

  • Sur le continent africain, le phénomène d'accaparement des terres concernerait  presque 50 millions d'hectares[i]. Au Mali, plus de 800 000 hectares de terres arables auraient été vendues ou louées. Après la crise au nord Mali et vu l’imminence des prochaines élections, pensez-vous pouvoir changer la donne et obtenir d'un nouveau gouvernement des solutions au problème foncier au profit de la paysannerie?

I.C. : Tout à fait. Nous réfléchissons en ce moment à un contrat que nous allons proposer à tous les candidats à l’élection présidentielle. En effet, nous pensons que la seule chose qui peut expliquer l’accaparement des terres c’est la mauvaise gouvernance et la corruption. Autrement, il n’y a aucune justification en termes de progrès, cela n’apporte rien à l’agriculture, à la situation alimentaire ou au développement rural. Certaines personnes ont décidé de prendre le peu que d’autres ont. Moi, personnellement, je qualifie ce phénomène de banditisme d’Etat car ces actes sont réalisés au nom des gouvernements. Cela n’a rien à voir avec le développement car le fait de prendre à une famille paysanne le seul bien qu’elle possède, la terre, c’est la condamner à une mort certaine.

Mais le poids qu’ont pris les politiques libérales dans nos pays fait qu’il y a une banalisation de ce phénomène. La banque mondiale a joué un rôle important puisque, depuis 30 ans, elle ne cesse de dire que les petits paysans sont un problème pour l’Afrique, qu’il faut développer l’agro-business, remplacer les petites fermes par les grandes fermes et qu’il faut mécaniser l’agriculture afin que les paysans puissent faire face aux grands investisseurs; ce qui est impossible en réalité. Ces discours ont finalement donné une certaine acceptabilité au phénomène d’accaparement des terres. Je pense que ce qui serait plus souhaitable serait d’investir en amont et en aval de la production. Si, par exemple, des investisseurs installaient des réseaux d’irrigation et demandaient en retour aux paysans de payer une redevance, je le comprendrais tout à fait. Ou s’ils venaient pour acheter la production et organiser la transformation avec les paysans pour faire du profit, je le comprendrais aussi. Par contre, je ne comprends pas qu’on puisse retirer aux paysans leur terre, il n’y a aucune justification possible.

  • La campagne agricole 2012-2013 a cependant été très bonne au Mali et a battu tous les records. Cela peut-il avoir un lien avec les terres accaparées?

I.C. : Cela n’a absolument rien à voir avec l’accaparement des terres qui ne produisent rien à l’heure actuelle au Mali. Un seul projet lié à ces terres a été entamé et il ne produit absolument rien du tout pour le moment. Les paysans savent produire. Leur problème ne se situe pas du tout au niveau de la production. Le vrai problème c’est l’eau. Nous avons, avec le changement climatique, des saisons qui sont devenues très capricieuses. Il y a souvent des sécheresses, soit au cœur de la saison des pluies, soit en début ou en fin de saison agricole, et tout cela joue contre la production. Lorsque vous avez une sécheresse en début de saison vous ne pouvez pas semer à temps. Lorsque vous avez une sécheresse en milieu de saison, le stress hydrique joue contre les rendements, et c’est la même chose lorsque la sécheresse arrive en fin de saison. L’année dernière il n’y a pas eu de sécheresse. Il a plu tout au long de la saison sur la quasi-totalité du territoire malien. C’est ce qui explique la bonne campagne agricole.

Ce que nous demandons au gouvernement depuis longtemps c’est d’investir dans la maîtrise de l’eau au profit des familles paysannes. S’il y avait de l’eau, même avec une politique soutenue par un fonds pour que les paysans puissent investir dans des micro-barrages au niveau des rivières, dans les ruisseaux ou les rigoles – parce qu’il y a beaucoup de cours d’eau à travers le pays – les gens pourraient faire de l’agriculture d’appoint et irriguer leurs cultures maraichères lorsque la saison est mauvaise. En fait, il y a toujours un moyen de fournir suffisamment de nourriture mais ce type de politique ne figure pas dans les priorités de nos gouvernants. Leur seul souci est de nous dire que les paysans sont archaïques, que nous ne produisons rien et qu’il faut laisser l’agriculture à ceux qui ont de l’argent.

Par conséquent, l’agriculture telle qu’elle est aujourd’hui est une activité peu rentable comparée aux autres secteurs et n’attire pas les investissements. Les paysans continuent de cultiver parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. C’est tout ce qu’ils ont et ils cultivent d’abord pour manger, et s’ils ont un surplus ils peuvent vendre. En revanche, avec l’explosion démographique, les gens commencent à comprendre que la terre a une grande valeur. Les investisseurs commencent à s’y intéresser car l’alimentation devient un enjeu majeur de commerce et de développement et c’est pour cela qu’il y a un accaparement des terres.

  • Le scandale d'Herakles Farms au Cameroun, a révélé le risque de voir également des organisations à priori philanthropes s'accaparer des terres. Pensez-vous que ce risque est réel ou s'agit-il d'un cas isolé?

I.C.: Au Mali, je pense que les choses sont plus transparentes. Les achats et locations de terres se sont accélérés au cours des deux dernières années de l’ancien gouvernement et les acheteurs n’avaient pas besoin de se cacher. Ils venaient et disaient qu’ils voulaient des terres agricoles. L’Etat a créé le « Conseil Présidentiel pour l’Investissement » qui était directement rattaché au Président de la République. Il suffisait d’aller voir ce Conseil avec de l’argent et automatiquement le président de l’Office du Niger était contacté pour que des parcelles de terre soient cédées. Parfois, même le ministère de l’agriculture n’était pas au courant. Il ne s’agit pas d’environnementalistes ou d’ONG, ce sont des investisseurs privés qui sont venus à visage découvert. Ceux-ci sont souvent étrangers (multinationales, fonds d’investissement…), mais on compte aussi des nationaux. L’origine des fonds est très opaque et nous avons des raisons de penser que l’argent du trafic de drogue pourrait servir à financer aussi ce type de projet.

  • Vous êtes partisan d'une agriculture basée sur les techniques agro-écologiques alors même que l'administration Obama mène une "diplomatie des OGM". Vous affirmez également subir des pressions de la part des multinationales pour l'utilisation de semences hybrides F1 et OGM. Quelles formes prennent ces pressions? Pourquoi ce combat contre ce type de semences?

I.C.: Pour les OGM, il s’agit surtout de programmes de recherche agronomique et de nombreuses propositions ont été faites par l’USaid pour que les chercheurs maliens expérimentent les OGM. Lorsqu’ils ont commencé, nous sommes entrés dans un conflit avec eux qui a duré quatre (04) ans. Puis ils ont compris que ça ne fonctionnerait pas de cette façon. Du coup une loi (« Loi sur la Sécurité en Biotechnologie ") a été préparée pour que l’expérimentation des OGM puisse débuter au Mali. Nous nous sommes battus contre cette loi mais elle a été votée avec le soutien de l’USaid et ils ne se sont pas cachés de cela malgré la marche que nous avons organisé contre ces derniers. Bien que la loi ait été votée, le Mali est probablement l’un des pays où la prise de conscience sur les conséquences néfastes des OGM est la plus développée, car nous avons fait une campagne de formation extraordinaire afin d’éduquer les paysans sur la question des OGM. Aussi, dans tous les villages maliens, les paysans savent de quoi il s’agit et ils n’en veulent pas.

La question des hybrides est différente. Ils sont distribués via des programmes comme l’AGRA (Alliance pour la révolution verte en Afrique) qui est financée par la fondation Bill Gates. Leur stratégie est de travailler avec des ONG et ils vont dans les villages distribuer des semences, engrais et pesticides aux paysans. Les paysans qui ont des difficultés les prennent naturellement. Mais ces distributions gratuites ne durent qu’un an ou deux. Une fois que les paysans y sont dépendants, ils doivent chaque année acheter des semences à un prix très élevé, ainsi que les pesticides et les engrais chimiques. A partir de ce moment, ils sont confrontés à de gros problèmes car ils n’ont plus les moyens de commencer la campagne agricole.

Les efforts sont détruits à la base, c’est pour cette raison que je dis qu’il y a des pressions. De notre côté, nous essayons de former les paysans à être autonome, à la pratique de systèmes agro-écologiques, à fertiliser leurs sols par leurs propres moyens, à produire leurs propres semences qui ont besoin d’eau et la fumure organique permet de maintenir l’humidité des sols. De cette façon, en cas de sécheresse, ce sont les systèmes agro-écologiques qui résistent le mieux. Nous avons vu des paysans qui utilisaient les semences hybrides tout perdre suite à quelques jours de sécheresse. Nos formations ont lieu dans notre centre où nous enseignons l’agro-écologie et la protection des cultures contre les nuisibles.

  • Quelle est, selon vous, la meilleure façon de développer l'entrepreneuriat agricole en Afrique?

I.C.: Je ne peux pas envisager l’entrepreneuriat agricole en dehors de la famille paysanne. C’est pour cela qu’on ne se comprend pas toujours avec les organisations. Lorsque l’on parle d’entrepreneurs agricoles on pense qu’il faut remplacer les paysans traditionnels par un nouveau type d’agriculteurs. Or, ceci est une grosse erreur. Ce sont les familles de paysans qui produisent tout ce que nous mangeons, qui produisent notre coton, etc. Je suis en milieu rural, je connais très bien les paysans et je sais qu’un paysan qui n’est jamais allé à l’école maîtrise mieux l’agriculture qu’un ingénieur agronome car il a fait face à des problèmes et les a résolu alors que l’ingénieur connait surtout la théorie. Ce sont donc ces familles paysannes qu’il faut soutenir. Mais depuis les programmes d’ajustements structurels, elles sont abandonnées à elles-mêmes.

Les gouvernements doivent faire en sorte que ces familles puissent accéder au crédit, à la formation, à l’amélioration de leurs moyens de production et à la conservation des produits après la récolte. Si nous parvenons de cette façon à consolider la famille paysanne, nous consoliderons par là même notre économie puisque si les producteurs peuvent produire mieux et vendre mieux ils investiront dans la santé, dans l’éducation de leurs enfants, dans la formation et ils consommeront mieux. Ainsi, ce sont tous les secteurs qui en profiteront. Mais aujourd’hui les paysans sont exclus de tout cela, et c’est justement la raison pour laquelle nous sommes pauvres: Si jusqu’à 75% de la population vit dans la pauvreté, jamais ce pays ne sortira de la pauvreté; c’est la triste situation dans laquelle nous vivons.

Interview réalisée par Awa Sacko

www.afriquegrenierdumonde.com 

Retrouver les articles de terrangaweb sur la question des terres agricoles :


[i] Selon le rapport 2012 de Land Matrix, environ 80 millions d’hectares de terres agricoles ont été vendues dans le monde dont 62% en Afrique  cf également l’analyse de Georges Vivien intitulé « Les arguments contre la cession des terres en Afrique aux grands groupes internationaux »

 

Pour la vente des terres agricoles : un partenariat public-privé classique !

agricultureAvant de développer notre argumentaire en faveur de la vente des terres agricoles africaines, il est important de s’accorder sur un axiome qui sera le fil conducteur de la démonstration : l’agriculture de subsistance n’a pas sa place dans des pays émergents/développés. Autrement dit, aucun habitant d’un pays développé ne doit avoir à dépendre des résultats de sa propre agriculture pour subvenir aux besoins de son alimentation. L’idée sous-jacente défendue est que chaque citoyen doit avoir une activité qui générera des revenus lui permettant d’accéder à un marché sur lequel il pourra trouver les produits agricoles. Fort de ce pré-requis, la seule agriculture qui doit subsister est une agriculture industrielle, à but non plus vivrier mais purement lucratif. Il ne reste plus alors qu’à répondre à un certain nombre de questions : comment répondre aux besoins de consommation de la population ? Qui dispose des meilleures capacités pour exploiter de la manière la plus efficiente les sols africains et pour quelles cultures ?

La première question est une fausse question. A une échelle individuelle, il n’est pas nécessaire de produire soi-même son alimentation, c’est une évidence. La seule question ici est une question de disponibilité des aliments à un coût final acceptable (coût de la denrée et coût d’accès à la denrée). A une échelle nationale, il n’est pas non plus nécessaire pour un pays d’être capable de produire la consommation nationale de produits alimentaires. La seule obligation de l’Etat est d’assurer comme dans le cas individuel un accès à un coût moindre aux denrées alimentaires de base. Pour cela, l’Etat peut inciter des acteurs privés à alimenter le marché tout en gardant une supervision nationale via des mécanismes de stabilisation de prix et de contrôle de l’inflation. 

Vient ensuite la question même de la vente des terres agricoles à des investisseurs étrangers. Ici l’équation est purement économique. Etant entendu que les terres ne devraient pas servir directement à la subsistance alimentaire, les principes économiques de base veulent qu’on alloue les ressources aux agents économiques qui en assureront la meilleure productivité. La question de l’inadéquation des productions réalisées par ces investisseurs et les besoins du marché local est peu pertinente. En effet, les agriculteurs industriels locaux aussi ont accès au marché mondial. Leur intérêt n’est pas de répondre aux besoins locaux mais de réaliser le maximum de profit via leurs exploitations agricoles. Dès lors s’il est plus rentable pour un agriculteur quelle que soit sa nationalité de produire et de vendre à une échelle mondiale un produit alimentaire dont la rentabilité est beaucoup plus forte via l’exposition au marche mondial, en raison notamment de la demande forte des pays émergents, l’Etat ne pourra contraindre cet agriculteur à investir dans des denrées locales de base moins rentables. La situation la plus dramatique est lorsque la production locale de denrées alimentaires de base est vendue à des pays voisins encore moins bien lotis en termes de production agricole, en raison des meilleurs prix liés à une simple équation d’offre-demande. 

Il convient dès lors de dissocier fortement la production agricole d’un pays et les besoins de sa population, tout comme de nos jours il est presque insensé de parler d’autosuffisance alimentaire. La Corée du Sud, présentée très souvent comme un exemple pour les pays africains à un taux d’autosuffisance alimentaire qui s’est établi à 22,6% en 2011. Et cela n’a pas empêché ce pays de réaliser des performances économiques qui font rêver les pays africains.  

Il convient pour un pays de définir dans une vision globale quelle est la meilleure utilisation possible de ses terres agricoles. Après avoir analysé l’évolution de la consommation mondiale et décrit précisément les qualités du sol et du climat nationaux, l’Etat doit déterminer les productions à réaliser sur ses terres. A l’heure actuelle, la plupart des pays africains concernés par la vente massive des terres n’ont pas les compétences techniques pour tirer le meilleur parti des sols. Vendre ces terres à des investisseurs qui ont les compétences pour en tirer le meilleur parti constitue un gain énorme par rapport à une exploitation quasi-nulle et peu productive. Comme dans tous les cas de partenariats public-privé, l’Etat doit s’assurer un transfert de compétences par la mise en place d’un quota de locaux dans le personnel des entreprises privées en charge de l’exploitation de ces terres. Par ailleurs, la durée de ces contrats d’exploitation doit être clairement définie, ainsi que des critères de qualité du sol en fin de contrat, pour s’assurer que les investisseurs ne raisonnent pas uniquement dans une échelle de court-terme.

Quant à la sécurité alimentaire, l’Etat a la responsabilité de permettre l’accès aux denrées de base. Si les opérateurs téléphoniques sont capables de proposer des services à des populations rurales très éloignées des centres urbains, alors l’Etat se doit par lui-même ou par des incitations au secteur privé d’apporter les produits vivriers au plus près des populations. L’approvisionnement se fera sur les marchés mondiaux tout en mettant en place des mécanismes permettant d’amortir le coût final pour le consommateur.

Ted Boulou

 

Sur le même sujet, l'article de Georges-Vivien Houngbonon défendant les arguments du "contre" la vente des terres africaines à des groupes étrangers : 

Les arguments contre la cession des terres en Afrique aux grands groupes internationaux

Considérée comme la première des richesses naturelles, la terre a souvent été l’objet de convoitises conduisant parfois à des révoltes populaires[1]. Ainsi, la cession de terres, surtout lorsqu’elle est jugée injuste, déchaîne souvent des passions dont ce débat s’efforce de s’éloigner. C’est le cas actuellement dans le monde en général et en Afrique en particulier où des millions d’hectares sont vendues à des investisseurs étrangers.[2]

Selon le rapport 2012 de Land Matrix, environ 80 millions d’hectares de terres agricoles ont été vendues dans le monde dont 62% en Afrique, plus particulièrement en Afrique de l’Est et de l’Ouest. Les transactions sont plus importantes dans les pays où la productivité agricole est faible et où les terres agricoles sont sous-exploitées[3]. On estime à 75% la part des superficies vendues consacrées à la culture des biocarburants. Le quart restant est essentiellement destiné à la culture de céréales exportées vers les pays investisseurs. La plupart des articles traitant du sujet dénonce « l’accaparement » des terres agricoles en Afrique[4]. Dans cet article, nous considérons que si des transactions ont eu lieu, c’est qu’il y a nécessairement un intérêt mutuel pour les deux parties impliquées. Dès lors, une appréciation de cette transaction passe par l’évaluation des conditions dans lesquelles elle est faite, de ses incidences économiques et enfin des systèmes de compensation des parties tierces perdantes de cette transaction.

Abstraction faite des conditions de vente, la cession des terres en Afrique ne peut avoir une incidence sur la productivité agricole locale. En effet, dans la mesure où les terres vendues sont cultivées par des investisseurs étrangers qui emploient leurs techniques de production exclusivement sur la superficie achetée, les autres agriculteurs possédant encore des terres ne bénéficient pas d’une amélioration de leurs outils de travail ou de leur technique de production. De plus, même si indirectement, les techniques de culture des terres vendues peuvent être imitées par les autres agriculteurs, l’effectivité de cette imitation dépend de la disponibilité des outils de production adéquats. Par conséquent, l’un des problèmes à l’origine de la sous-exploitation des terres arables ne pourra pas être résolu par la vente des terres agricoles. Au contraire, il est possible que les terres vendues soient les meilleures en termes de productivité ; ce qui peut entraîner de facto une baisse de la productivité agricole.

Même si un système de transferts de la production agricole peut être organisé entre les terres exploitées par les investisseurs étrangers et les agriculteurs locaux, il est très peu probable que cela améliore la sécurité alimentaire. Cela est dû au fait que les types de cultures qui sont rentables pour les investisseurs ne sont pas nécessairement celles dont la population locale a besoin pour assurer sa sécurité alimentaire. L’utilisation d’environ trois quart des terres vendues pour la production de biocarburants illustre bien cette disparité entre les besoins de l’investisseur et ceux des populations locales.

Il est possible d’envisager que même si la vente des terres n’a d'incidence directe ni sur la productivité, ni sur la sécurité alimentaire, elle peut être source de bien-être pour les paysans initialement propriétaire des terres ; ceci grâce au système de compensation qui rémunère les agriculteurs en contrepartie de l’installation de l’investisseurs étrangers. Ainsi, ce revenu peut servir aux paysans à se reconvertir dans d’autres activités. L’ampleur d’un tel effet, s’il existe, ne saurait être suffisante pour compenser la perte de la terre compte tenu de la spécialisation que requiert l’activité agricole. De plus, la tendance des investisseurs étrangers à acheter les terres les plus productives contraint la productivité d’un agriculteur qui pourrait migrer vers d’autres terres. Dès lors, l’effet global de ces compensations ne peut être positif. 

De plus, on pourrait être tenté de considérer cette transaction comme l’équivalent de celle qu’aurait faite un investisseur local. Toutefois, cette conception est erronée du simple fait que la production est quasi-entièrement renvoyée à l’extérieur du pays[5]. Cela correspond donc à une amputation d’une partie des terres arables d’un pays en contrepartie du revenu de la vente. Ainsi, la possibilité que cette vente soit neutre sur les conditions économiques dépend des conditions de ventes et de l’utilisation qui est faite de ce revenu.[6]

Aujourd’hui, les conditions de ventes souffrent du manque total de transparence. Ainsi, il n’est pas possible d’apprécier l’efficacité de cette vente, puisque les effets observés peuvent être tout simplement liés aux conditions de vente. En plus, cette absence de transparence entrave la substitution entre le financement des infrastructures et le revenu de la vente des terres. Elle n’assure pas la bonne gouvernance de cette activité aux risques innombrables sur la population dont l’exode rural avec ses incidences sur l’accroissement du secteur informel et la paupérisation des bidonvilles. En outre, nous n’exposons ici que les aspects purement économiques de cette transaction[7]. Toutefois, il existe bien entendu des effets sur l’environnement, la famine, et l’organisation sociale des communautés villageoises. Par exemple, certaines transactions, lorsqu’elles ne sont pas basées sur un consentement mutuel entre les membres d’un village, peuvent générer des conflits et de l’instabilité politique.

Il en résulte donc que la vente des terres à des groupes internationaux comporte des graves inconvénients potentiels. Certains comme la baisse de la productivité et l’affaiblissement de la sécurité alimentaire sont irrémédiables. Toutefois, ces effets peuvent être atténués si les conditions de ventes des terres et l’utilisation des revenus générés étaient plus transparentes. 

Georges-Vivien Houngbonon

A suivre sur Terangaweb – l'Afrique des idées : les arguments pour la vente des terres en Afrique aux grands groupes internationaux, par Ted Boulou


 


[1] Cf. la révolution française de 1789, la révolution chinoise de 1911, la réforme agraire du Zimbabwe en 2000, etc.. Ainsi, la cession de terres, surtout lorsqu’elle est jugée injuste, déchaîne souvent des passions dont ce débat s’efforce de s’éloigner. C’est le cas actuellement dans le monde en général et en Afrique en particulier où des millions d’hectares sont vendues à des investisseurs étrangers.

[2] La différence avec les transactions foncières courantes est dû au fait que la production est entièrement renvoyée à l’extérieur du pays. Les principaux investisseurs sont les pays étrangers comme la Chine, l’Arabie Saoudite, le Brésil, etc.

 [3] Figure 5, Land Matrix Report, 2012.

[4] C’est le cas notamment des articles publiés sur SlateAfrique, le Ockland Institute, etc. Un article de Terangaweb intitulé « A qui les terres en Afrique ? » a déjà introduit le sujet.

[5] Nous ne savons pas si la production exportée est soumises aux taxes à l’exportation. Dans le cas échéant, cela pourrait être assimilée à l’exploitation de terres agricoles par des investisseurs locaux.

[6] L’argument qui consiste à dire que la vente des terres est une alternative au financement des infrastructures pourrait être renforcé si la gouvernance était meilleure. 

[7] Ces effets ont été notamment identifiés par le Ockland Institute.