« Xala », d’Ousmane Sembène

« Je n'ai pas réussi à bander ».

Si l'intégralité du récit pourrait se résumer à cette phrase appuyée par une note de bas de page indiquant pour les non initiés que le mot « xala » signifie « impuissance » en langue wolof, il mérite toutefois une attention particulière afin d'y discerner les véritables enjeux essentiels. C'est en fait une véritable critique de la société sénégalaise qui se dessine en filigrane dans ce cinquième roman d'Ousmane Sembène paru en 1975. L'ouvrage est indiscutablement ancré dans le contexte postcolonial immédiat dans lequel évolue l'auteur, mais il semble néanmoins porter à la lumière, une satire sociale qui garde une certaine résonance dans l'Afrique contemporaine.

Le personnage principal, El Hadji Abdou Kader Beye, quinquagénaire et membre du « groupe des hommes d'affaires » est un de ces hommes qui aime à se penser important dans la microsociété d'élites postcoloniales dakaroise. Le sarcasme de l'auteur sur la condition du personnage est tout à fait poignant tout au long de l'œuvre et est notamment caractérisé par l'emploi de guillemets pour définir son secteur d'activités. El Hadji Abdou Kader Beye et ses semblables ne sont en réalité, en dépit de leur arrogante posture anticolonialiste, que des exécutants à la solde d'administrateurs coloniaux tirant les ficelles. Peu rassasié par son train de vie matérialiste et extravagant, El Hadji Abdou Kader Beye cherche à renforcer son influence et l'admiration de ses pairs en accumulant les femmes et le roman s'ouvre avec l'annonce d'un troisième mariage. Ironie du sort, El Hadji est frappé par le xala, lors de sa nuit de noce avec Ngone, la jeune fille qu'il a choisie pour troisième femme. Nul ne doute que la sanction lui paraisse aussi imprévisible qu'humiliante étant donnée la haute estime qu’il voue à sa personne. Époux de deux femmes, chacune avec ses caprices et ses exigences, il se doit de les visiter dans leurs villas respectives trois nuits par semaine et de les satisfaire, impuissant ou pas. Il y a aussi les onze enfants à entretenir dont l'aînée, Rama, l'aînée aux instincts révolutionnaires et qui s'oppose à la polygamie de son père. Comment El Hadji pourrait-il désormais supporter toutes ces responsabilités alors qu'il est incapable d'assurer une érection dans son propre lit ?

L'histoire racontée dans la centaine de pages qui composent la nouvelle est en effet celle d'un homme qui se retrouve impuissant au moment de consommer son union avec sa femme pendant leur nuit de noce et celles qui suivent. Pourtant peu à peu, le lecteur est amené à comprendre que ce sont tous les personnages gravitant autour du nouveau couple qui sont mis à mal par cette irruption du xala. Qu'on ne s'y trompe donc pas: le xala est loin d'être l'affaire exclusive de deux jeunes mariés qui se retrouvent dans une situation qu'on imagine aisément frustrante mais somme toute privée puisque confinée dans les quatre murs de leur chambre de noce. En réalité, si l'impuissance d'El Hadji Abdou Kader Beye se trouve au centre de cette histoire, c'est surtout parce qu'à travers et autour d'elle se construit un circuit de relations et d'événements qui dépassent la passagère mauvaise fortune d'un homme.

Alors qu'El Hadji Abdou Kader Beye s'interroge désespérément sur les raisons de son impotence, il en vient à soupçonner tous les membres de son entourage et engage des sommes astronomiques pour payer marabouts et autres guérisseurs afin de le débarrasser de cette malédiction. Si cet homme a manifestement noyé ses actions d'autrefois dans une vie luxueuse de parvenu, ce n'est certainement pas le cas de celui ou celle qui cherche à le punir par ce mauvais sort. Il lui faudra donc prêter une oreille particulièrement attentive afin de l'identifier. C'est dans cette aventure déroutante qu'Ousmane Sembène invite le lecteur.

Muna Soppo