Dans son essai « Zero to One : notes sur les startups et comment bâtir le futur », l’entrepreneur américain Peter THIEL, co-fondateur de sociétés comme PayPal et Palantir, identifie deux approches du progrès : un progrès horizontal ou encore incrémental, et un progrès vertical ou exponentiel.
Notre société est bâtie autour de la notion de progrès incrémental. Tous les ans, nous analysons la croissance économique incrémentale de nos pays, comparativement à l’année précédente. Ainsi, l’Afrique se gargarise des taux de croissance de 6% de ses pays les plus dynamiques. Chacun se projette dans le futur en considérant les résultats du passé proche. Une entreprise ou un individu cherchera une croissance incrémentale de ses revenus, sur la base de ce qu’il connait déjà et de ce qu’il identifie comme le champ d’un possible restreint.
L’accélération des ruptures technologiques, des nouveaux modèles d’affaires qu’elles engendrent et les mutations rapides du champ sociopolitique invitent toutefois à considérer plus sérieusement l’option du progrès exponentiel. La caractéristique du progrès exponentiel est qu’il crée un champ nouveau de possibilités de services, de produits, d’accumulation de capital et de savoir, de créations d’emplois, de réseaux et de pouvoir qui, parce qu’il ne s’appuie pas sur un réel préexistant, est totalement imprévisible et transformateur. Le développement de la téléphonie mobile et du mobile money, passé en Afrique de quasiment 0 utilisateur au milieu des années 1990 à plusieurs centaines de millions dans les années 2000, est un exemple de développement exponentiel, de courbe verticale du progrès. Internet, les réseaux sociaux, sont d’autres exemples de progrès exponentiel. Dans un registre différent, le développement de l’Etat islamique au Moyen-Orient ou l’émergence de nouveaux acteurs politiques dans les démocraties matures, comme Trump aux Etats-Unis, peuvent également être assimilés à des phénomènes imprévisibles de développement exponentiel.
La contrainte du progrès exponentiel est toutefois…qu’il reste totalement à inventer. Contrairement à la croissance incrémentale, qui améliore l’existant à la marge, et demande donc des compétences de bons gestionnaires, d’administrateurs rigoureux, le développement exponentiel consiste à inventer ce qui n’existe pas encore, à le rendre viable (économiquement, socialement, politiquement) et à soutenir ensuite sa croissance exponentielle, en mobilisant les ressources humaines, financières et matérielles nécessaires à ce développement fulgurant en courbe verticale.
Ces concepts de progrès incrémental vs progrès exponentiel sont particulièrement signifiant lorsqu’on les applique à la situation actuelle de l’Afrique. Le continent africain se caractérise par une croissance démographique massive et l’arrivée de cohortes toujours plus nombreuses de jeunes actifs, dans un tissu économique peu structuré et relativement peu dynamique, qui peine à convertir le dividende démographique. Des millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail en étant peu ou pas formés et rejoignent des services informels à faible productivité et faible valeur ajoutée. Ces jeunes se retrouvent à la merci de tous les aléas socioéconomiques. Dans ce contexte de vulnérabilité forte, des courants idéologiques radicaux comblent le vide des institutions intermédiaires défaillantes (entreprises, écoles, institutions publiques et filets sociaux de proximité) et liguent une part sans cesse croissante de la population contre les institutions séculières avec des méthodes parfois terroristes. Ce contexte a largement nourri le discours sur l’afro-pessimisme.
Dans le même essai « Zero to One », Peter THIEL distingue quatre approches du futur, selon que l’on soit optimiste ou pessimiste, déterminé ou indéterminé. Il classifie la manière dont les êtres humains abordent l’avenir en fonction des quatre catégories décrites dans le schéma ci-dessous :
Il y a deux sortes de pessimistes. Ceux qui pensent que tout va aller mal et qui ne font rien pour se préparer ou contrer cet avenir sombre (pessimiste indéterminé) : ce sont les abstentionnistes, les petits parasites désillusionnés (petits policiers corrompus…) ou encore ces gens qui se réfugient dans certaines approches religieuses parce qu’il n’y a rien à tirer du « monde réel ». Et puis il y a les pessimistes déterminés : ils pensent que les choses vont aller de mal en pis, et décident de prendre leurs précautions ou, généralement, de fuir lorsqu’ils le peuvent. On retrouve dans cette catégorie bon nombre de migrants africains, prêts à braver tous les dangers et à consacrer des sommes d’argent non négligeables pour s’échapper de l’avenir pessimiste qu’ils prêtent à tort ou à raison à leur pays.
Dans la catégorie des optimistes, les plus courants sont les optimistes indéterminés, ceux que l’on appelle dans le cas africain les afro-optimistes. Ils croient à la fable selon laquelle l’émergence de la classe moyenne africaine va résoudre inéluctablement tous les problèmes et assurer un avenir radieux au continent, fait de croissance, d’emplois, de mall commerciaux et de villes modernes et attractives. Généralement, ces optimistes indéterminés, lorsqu’ils sont africains, ont fait des études supérieures, s’engagent dans un parcours carriériste et ne se posent pas beaucoup de questions sur la montée des inégalités ou le décalage criant entre leur mode de vie et celui de la majorité de la population. Ils pensent, sans savoir exactement comment, que la main invisible de la croissance africaine réduira ces gaps et fera converger le plus grand nombre vers… la « classe moyenne africaine ». Ces optimistes indéterminés surveillent de près le taux de croissance économique annuelle de leur pays ou du sous-continent, indicateur fiable selon eux du progrès incrémental qui résoudra tous les maux.
Cette approche, simpliste, illusoire, est dangereuse au regard des contraintes démographiques, économiques et sociopolitiques évoquées précédemment. La dernière posture qui, l’auteur se permet de dévoiler son opinion, nous semble préférable, est celle de l’optimiste déterminé qui cherche les moyens pratiques de construire un avenir meilleur qu’il sait possible. Possibilité ne veut toutefois pas dire inéluctabilité. D’où la nécessité d’imaginer, de planifier et d’œuvrer à l’émergence de nouveaux modèles, basés sur de nouvelles approches et nouvelles technologies, qui élargissent le champ des possibles dans tous les domaines de l’activité humaine et aboutissent parfois au développement exponentiel absolument nécessaire pour convertir positivement le dividende démographique africain au 21ème siècle. Ces nouveaux modèles se bâtiront parfois au détriment des anciens, et la phase de mutation rapide que nous appelons de nos vœux ne se fera pas sans résistance forte de la part de ceux qui vivent au crochet de l’ancien système. L’urgence de la situation appelle toutefois à n’avoir aucune indulgence avec la médiocrité de ceux qui contribuent à tirer le système vers le bas.
Espérons que l’Afrique de demain ressemblera à quelque chose que presque personne ne pourrait imaginer aujourd’hui. Cela voudrait dire que nous aurons connu plusieurs phases de développement exponentiel, dans plusieurs domaines, qui permettront – optimisme oblige – aux populations du continent de trouver les opportunités pour assurer leur bien-être. Cela ne sera possible que si une masse critique de jeunes africains fait le pari risqué de la créativité, de l’innovation et de l’anticonformisme, en lieu et place des parcours carriéristes conformistes de la « classe moyenne africaine ».
Emmanuel Leroueil