Le sujet du livre tient en une phrase : « Comment on s’empare d’un Etat moderne et comment on le défend ». Tout au long de l’essai, Curzio Malaparte démontre que les circonstances favorables à un coup d’Etat ne sont pas nécessairement de nature politique et sociale, elles relèvent plutôt d’une organisation technique et tactique. Il base son argumentation sur des exemples historique, dont le principal est le coup d’Etat bolchevique de 1917, modèle du genre. Il fait également état de l’échec du coup d’Etat de Kapp en 1920 à Berlin ; de la préparation des journées d’octobre 1922, modèle d’insurrection tactique, qui livrèrent l’Italie au Duce. Il introduit également la menace du parti nazi sur l’Allemagne (rappelons que le livre parait en 1931), et livre une analyse remarquable d’anticipation sur la technique d’Adolf Hitler pour s’emparer du pouvoir.
Si Technique du coup d’Etat explique comment « prendre » un Etat moderne, il expose également la stratégie de défense des Etats face à toute tentative de renversement arbitraire. C’est en cela qu’il est considéré comme un « traité de l’art de défendre la liberté ».Dans la révolution bolchevique de 1917, Malaparte distingue Lénine le stratège, et Trotski le tacticien. Selon lui, Lénine le stratège n’est pas indispensable au coup d’Etat, qui est l’œuvre principalement de Trotski et de ses hommes de main. Trotski qui déclare : « Pour s’emparer de l’Etat moderne, il faut une troupe d’assaut et des techniciens : des équipes d’hommes armés, commandés par des ingénieurs. » Malaparte affirme ainsi : « La clé de l’Etat, ce n’est pas l’organisation bureaucratique et politique, mais l’organisation technique, c’est-à-dire les centrales électriques, les chemins de fer, les téléphones, le port, etc. » Il explique que dans un Etat moderne, tous les instruments de répression du désordre, de la contestation, à savoir la police, l’armée, etc., sont conditionnés à faire face à des mouvements de foule, et non à protéger les point stratégiques de l’appareil d’Etat contre des unités d’assaut d’élite. Pour Malaparte, les systèmes de police ne permettent pas de protéger l’Etat contre les techniques modernes de l’insurrection. Il ajoute par la suite : « Si les communistes de tous les pays d’Europe doivent apprendre de Trotski l’art de s’emparer du pouvoir, c’est de Staline que les gouvernements libéraux doivent apprendre l’art d’assurer la défense de l’Etat contre la tactique insurrectionnelle communiste. » En effet, en 1927, Trotski veut fêter le dixième anniversaire de son coup d’Etat en remettant le couvert, en renversant Staline. Ce dernier s’attend à la tentative de coup d’Etat, et confie à Menjenski le soin de prémunir la Russie d’un nouveau renversement du pouvoir. La tactique de Menjinski ne consiste pas à défendre de l’extérieur, par un grand déploiement de forces, les édifices menacés, mais à les défendre de l’intérieur, avec une poignée d’hommes. A l’attaque invisible de Trotski, il oppose une défense invisible. Le deuxième coup d’Etat de Trotski échouera.
Malaparte explique l’échec du coup d’Etat de Kapp en Allemagne en 1920 par sa non compréhension de la technique d’insurrection moderne : « L’incapacité de la bourgeoisie à défendre l’Etat était compensée par l’incapacité des partis révolutionnaires à opposer une tactique offensive moderne à la méthode défensive désuète des gouvernements, à opposer aux mesures de police une technique révolutionnaire. » Il s’attache aussi à distinguer la sédition communiste de la sédition fasciste. Il s’appuie pour ce faire sur l’exemple de la tactique de Mussolini. Il explique ainsi : « En prévision de l’action insurrectionnelle pour la conquête de l’Etat, il était nécessaire de déblayer le terrain de toutes les forces organisées (qu’elles fussent de gauche, de droite ou du centre), susceptibles soit de fournir un appui au gouvernement, soit d’entraver le fascisme dans la phase déterminante de l’insurrection et de lui couper les jarrets au moment décisif du coup d’Etat. » En gros, le parti fasciste doit seul occuper le champ de l’organisation civile de la société.
Curzio Malaparte, auteur de l'essai Technique du coup d'Etat
Technique du coup d’Etat paraît au début des années 1930, dans une période de grande instabilité institutionnelle en Europe, qui voit les démocraties menacées par différents types d’insurrection révolutionnaire, qu’elles soient d’origine fasciste ou communiste. Dans ce contexte, l’essai de Malaparte n’est pas tant un manuel pour les séditieux de tous les pays qu’un guide de la défense des institutions démocratiques contre les tentatives brutales de renversement. L’ouvrage est devenu un classique du genre, dont les idées sont devenues tellement évidentes qu’on oublie qu’elles aient un jour été systématisées par un penseur original et hétérodoxe. Il est rare que la personnalité d’un écrivain dispute la vedette à son œuvre. C’est pourtant le cas concernant Curzio Malaparte (1898-1957), de son vrai nom Kurt Suckert. L’écrivain italien incarne en effet au plus haut point la figure de l’écrivain-engagé-aventurier, vivant l’actualité brûlante de son temps, lui donnant la perspective de sa réflexion, et les contours de sa plume. Orphelin allemand élevé par des paysans italiens de Toscagne, il s’engage volontairement au sein de l’armée française, à moins de 18 ans, lors de la première guerre mondiale, qu’il finit gazé, avec la croix de guerre et deux citations. Curzio Malaparte sera un témoin de première main de nombre de grands évènements de son temps. Il assistera ainsi à la Conférence de la paix à Versailles et fera partie de la Légation d’Italie en Pologne, malgré son jeune âge. En 1921, il s’inscrit en Italie au parti fasciste, fasciné, comme beaucoup d’autres jeunes italiens, par le courage militaire et le socialisme de Mussolini. Il n’en perd pas pour autant son esprit critique, et publiera un certain nombre de pamphlets à l’encontre du Duce. Il lui faudra tout de même dix ans pour rompre définitivement avec le fascisme qu’il n’aura de cesse dès lors de décrier. Ce qui le conduira en prison.
Malgré ses 80 ans d’âge, l’essai de Malaparte est plus que jamais d’actualité dans le contexte d’une Afrique postindépendance qui n’en a pas fini avec les démons des coups d’Etat et des renversements séditieux. Les insurgés africains ont parfaitement intégré la technique du coup d’Etat moderne, à savoir faire des attaques ciblées sur les points stratégiques de l’Etat : maîtrise des moyens de télécommunication (télévision, radio) ; maîtrise des moyens de transport (aéroports, postes frontières stratégiques, ports), maîtrise de la logistique (container d’essence, centrales électriques) et maîtrise des points stratégique de pouvoir (parlement, présidence, etc.). Comme l’ont illustré les exemples de la Guinée Conakry, du Niger, du Mali et de la Guinée Bissau, il suffit parfois d’une cinquantaine de militaires décidés et organisés pour renverser un Etat.
Si les militaires séditieux ont intégré depuis longtemps les leçons de Technique du coup d’Etat, il est temps que les défenseurs de la démocratie en Afrique s’approprient également la technique de défense contre les coups d’Etat, pour refaire de cet essai un « traité de l’art de défendre la liberté ».
Emmanuel Leroueil
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tres interessant!!!