Dans une interview accordée à Jeune Afrique en 2010, l’écrivain Cheikh Hamidou Kane revenait sur son célèbre témoignage, L’Aventure Ambiguë (1961) où son personnage principal, Samba Diallo, fait face à une identité nouvelle, hybride, imposée par la colonisation. La question identitaire posée dans l’œuvre a été résolue par son auteur :
« Je pense qu’il faut se tourner vers sa culture d’origine, non pour retourner aux sources, mais pour y avoir recours ».
À l’échelle continentale, il recommande aux peuples de retrouver leur propre mouvement :
« Il faut faire interagir le passé et l’avenir, reprendre possession de l’espace africain. Ce qu’on apprend de nouveau ne doit pas nous faire oublier les codes anciens. Certaines de nos valeurs du passé sont néanmoins dépassées et il faut leur substituer de nouvelles versions. »
Mais comment faire le tri et choisir entre quoi prendre et quoi laisser ? Cinquante ans plus tard, la question est toujours d’actualité. Dans cette quête, j’ai moi-même très souvent échangé sur le sujet avec bon nombre d’autres aventuriers, dans nos blogs, fora et réseaux sociaux. J’ai noté que pour les jeunes générations de l’époque post Guerre Froide, rien que savoir déchiffrer les codes anciens peut devenir en soi une épreuve, avant même de penser à un tri à effectuer d’avec les codes modernes. Réassi Ouabonzi (Centrafrique, R. du Congo) le résume en ces termes :
« Nous avons mal à notre histoire ».
Ce « nous » désigne en particulier les Africains instruits à l’école occidentale. Pas tous, bien entendu. Il y en a qui sont plus enracinés que d’autres. De plus, l’apprentissage de codes nouveaux peut se faire de façon tout à fait consciente. C’est ainsi que Joss Doszen (R. D. du Congo, R. du Congo) relève ce passage du texte de Cheikh Hamidou Kane :
« Moi, Grande Royale, je n'aime pas l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu'il faut y envoyer nos enfants cependant. L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre. »
Et l’écrivain Sami Tchak (Togo) de nous inviter à poursuivre la lecture :
« – Mais, gens des Diallobé, souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies. Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous alors? Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De même, souvenez-vous : que faisons-nous de nos réserves de graines quand il a plu? Nous voudrions bien les manger, mais nous les enfouissons en terre. La tornade qui annonce le grand hivernage de notre peuple est arrivée avec les étrangers, gens des Diallobé. Mon avis à moi, Grande Royale, c’est que nos meilleures graines et nos champs les plus chers, ce sont nos enfants. »
Il y avait donc cette possibilité pour l’élite de faire un choix stratégique et conscient de conservation du pouvoir royale malgré la colonisation. « Mourir en nos enfants » : pour vivre. La suite, nous la vivons. La renaissance est douloureuse car, en réalité, les dits enfants ont bien vu qu’il ne sera point possible de bâtir sur les fondations anciennes.
La difficile transition africaine
À la question « Qui sommes-nous ? » d’Abdoul Seydou (Mali), j’ai fini par répondre : « Des êtres en perpétuel devenir ». Du coup, Souleymane Soukouna (Mali) se demande alors : si l’objectif est de se propulser vers l’avenir, pourquoi la transition africaine est-elle si difficile ?
En analysant le cas du peuple mandingue, Ina Fatoumata Kéné (Guinée) constate qu’à l’époque de la colonisation nos territoires étaient devenus des économies d'exportation :
« C’est la raison pour laquelle le colonisateur avait pris soin de mettre toutes nos capitales sur le littoral, dans le cas des pays qui ont accès à la mer. C’est d'ailleurs deux de ces capitales du littoral qui se sont le mieux développées en Afrique de l'Ouest : Dakar et Abidjan. En plus d'être des villes servant à l'exportation vers l'Occident, elles ont été des villes touristiques pour ces mêmes Occidentaux. Conakry n'a pas suivi le plan français et a été désavantagée économiquement. Lorsqu’on étudie l'Afrique d'avant la colonisation, les capitales que les gens privilégiaient, dans les empires et royaumes mandingues en tous cas, étaient les villes bien situées par rapport au Fleuve Niger et à ses extensions. C'est pour cela qu'au temps de Samory Touré, la ville de Kankan a été une ville commerciale importante et l’Almamy était bien heureux de l'avoir conquise. Cela permettait d'entretenir un commerce interne dans la région. Le Sahara était également beaucoup plus stratégique qu’aujourd’hui (les distances étaient parcourues avec des animaux comme les chevaux, les chameaux, etc.). Il y avait vraiment une meilleure gestion du territoire qui permettait d'avoir des arrières pays fortifiés. Bien entendu, la voie maritime était tout aussi utilisée, mais pas comme aujourd'hui. Aussi, quand le colonisateur est arrivé, par exemple en Côte d’Ivoire, il a tout concentré dans le littoral, au mépris des gens du nord qui étaient donc obligés de descendre vers le sud. Ce qui fait que le nord s'est dépeuplé alors qu'il était très peuplé à l'époque. Et l’on voit, en pleine crise ivoirienne, beaucoup s’étonner que les peuples du nord soient allés là où le commerce s’est déployé alors que ce n’est qu’une conséquence de la restructuration territoriale découlant de la colonisation. »
L’historien et aujourd’hui recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Ibrahima Thioub, résume cette problématique en ces termes :
« Contrairement à ce que l'on prétend, le colonisateur ne nous a pas divisés, il nous a unifiés, mais sur des territoires découpés en fonction de ses seuls intérêts : l'évacuation des richesses via les ports. A notre époque, il s'agit de construire de nouvelles territorialités tournées vers nos besoins. »
C’est dans cette unification de peuples divers au sein de nouveaux territoires que le principe d’égalité, principe républicain, va s’imposer comme condition nécessaire à la stabilité des jeunes nations. L’historien Tidiane Ndiaye (Sénégal) estime qu’il fut le socle sur lequel s’appuyèrent révoltes et guerres de décolonisation. Aujourd’hui, les jeunes issus de ces nouvelles nations sont reconnaissants des luttes de leurs aînés et fiers de leurs origines. Cependant, certains restent critiques quant aux actions menées par ces mêmes aînés durant les cinq dernières décennies. Pour eux, l’imitation ne saura être une stratégie : il faudra réaliser ce qui n’a pu l’être hier avec les nouveaux outils disponibles aujourd’hui.
C’est ainsi que Khadim Ndiaye (Sénégal), bien que d’accord sur la stratégie de l’enracinement et de l’ouverture de Senghor, souhaiterait que plus de ressources soient engagées dans l’enracinement.
Et Ina Fatoumata Kébé de noter dans les cas du Burkina Faso et de la Guinée :
Sankara est un homme intègre et un militant qui s’est sacrifié pour nous. Il est devenu un héros pour la bourgeoisie noire de notre génération. Cependant, il ne faudrait surtout pas oublier qu’il était méprisé par beaucoup de Burkinabés de la génération précédente et, parmi eux, par beaucoup de paysans parce qu’il exportait une vision politique venue d’ailleurs que les populations ne comprenaient pas. Et sûrement qu'il a négligé d'y adjoindre une vraie politique du changement pour expliquer et justifier ce qu'il faisait aux gens sur toute l’étendue du territoire national. Chose nécessaire quand l’on souhaite changer en profondeur les mentalités de peuples issus des Savanes. Pareillement, Sékou Touré était méprisé par beaucoup de Malinkés car, vu qu’il était communiste, il piétinait la nature commerçante des Malinkés du pays avec la main mise de l'État. Ce que ces derniers ne comprenaient pas. En plus, il disait aux traditionalistes que tous les hommes étaient égaux – ceux-ci de demander alors : « Ah oui ? Depuis quand ?».
Évoluant dans un autre contexte, la jeunesse africaine tente aujourd’hui de prendre le recul qui s’impose pour se poser les questions de son siècle. Ainsi, à la question identitaire s’ajoute celle du territoire, sous fond de crise grave de leadership. Et ceci pour le continent considéré aujourd’hui comme le plus jeune au monde sur le plan démographique. Ce qui a fait dire à l’écrivain Yambo Ouologuem, déjà dans les années soixante-dix lors d’une interview :
C'est pour cela même que l'on constate la chose suivante: l'indépendance qui aurait pu fournir à l'Afrique un renouveau des idées et de la littérature, une fois que le combat de la dénonciation du colonialisme fut achevé, cette indépendance acquise théoriquement n'a apporté qu'une castration de la littérature et de la force vive qui devait faire la sève de la jeune génération. Et quand bien même on voudrait offrir à l'Afrique des chances de s'exprimer, on s'aperçoit qu'il y a un tel grouillement, un tel craquement dans les structures de base, qu'il est difficile que quelque chose surnage.
Il n’y a donc d’autre choix que de refonder nos sociétés. Abdoul Aziz Sy (Sénégal) est convaincu de la nécessité de nous doter d’une nouvelle constitution, ainsi que des moyens de la faire respecter. Ce qui serait, pour Mourad Guèye (Sénégal), une opportunité unique pour nous d’intégrer, avec pragmatisme, des outils simples et modernes, dans le but de libérer – enfin ! – tout le potentiel d’un peuple.
Ndack Kane
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Merci Ndack pour cette belle analyse!
Merci ma chère Ndack pour cette brillante intervention. Je suis d'accord avec toi, on ne doit pas toujours se focaliser sur la colonisation certes, elle a engendré beaucoup de dégats mais on ne doit pas se figer sur sur le passé. Il faut qu'on se projète vers l'avenir tout en gardant ce qu'il a mieux de nos cultures mais aussi interroger nos propres tares. Comme le disait Sembene Ousmane " Aimer l'Afrique, c'est l'aimer suffisamment pour exiger d'elle le meilleur.Aimer l'Afrique, c'est l'aimer suffisamment pour la regarder en face, pour lui désigner ses propres tares parce qu'on veut qu'elle soit belle". En sus de cela puisque nos enseignements se font toujours avec la langue du colon, le mieux c'est d'envoyer nos enfants dans leurs écoles pour qu'ils s'arment de connaissances et apprendre l'art de vaincre dans la manière la plus bonne pour l'humanité.