Un quart de siècle après sa mort, celui que d’aucuns ont surnommé le dernier pharaon continue à être méconnu par une bonne partie des jeunes Africains. Son œuvre immense n’est toujours pas enseignée dans les programmes scolaires du continent noir. Cheikh Anta Diop nous a par exemple démontré, par des preuves irréfutables, bien qu’il y ait encore quelques résistances, que les anciens Egyptiens auteurs de la première des civilisations qui par la suite engendra toutes les autres, étaient noirs et Africains. Qu’en avons-nous fait ?
Ce qui aurait dû être une évidence pour au moins toute personne qui est allée à l’école continue à ne l’être que pour une élite extrêmement minoritaire du fait que l’accent n’est pas suffisamment mis dessus dans l’éducation et la formation des jeunes. En effet, dans les livres d’histoire les plus disponibles chez nous, il est fréquent de voir des illustrations d’anciens Egyptiens sous des traits d’hommes et de femmes blancs. Il en est de même au cinéma, dans les dessins animés ainsi que les livres pour enfant. La seule fois où mes camarades et moi avons vu la représentation d’un pharaon noir, dans notre enfance, beaucoup de jeunes de notre génération sont sans doute dans le même cas, a été le clip de la chanson «Remember the Time» de Michael Jackson avec Eddy Murphy dans ce rôle. Cet état de fait qui consiste à présenter l’Egypte antique comme blanche est tout bonnement une falsification de l’Histoire dont l’Afrique est, n’ayons pas peur des mots, complice car la subissant sans réagir. On imagine d’ici la réaction des Occidentaux si l’on se hasardait à représenter Jules César ou Byzas sous des traits négroïdes.
Lorsqu’on nous demande où est née la Philosophie, on cite automatiquement la Grèce parce que c’est cela que l’on nous a enseigné. Lorsqu’il est question de l’origine de l’algèbre ou de la géométrie, on pense tout de suite à Pythagore ou à Thalès parce que c’est cela que l’on nous a enseigné. Or à un moment donné une relecture de l’Histoire par nos Etats s’imposait puisqu’il a été établi par Cheikh Anta notamment qu’Hérodote lui-même traitait Pythagore de simple plagiaire des Egyptiens. Que Jamblique son biographe écrit que tous les théorèmes des lignes, c'est-à-dire la géométrie, viennent d’Egypte. Que Prochus affirme que Thalès est le premier élève grec des Egyptiens et que c’est lui qui avait introduit la science en Grèce à son retour, en particulier la géométrie. Que Diodiore de Sicile rapporte qu’un prêtre égyptien lui a dit que les savants grecs réputés pour leurs prétendues découvertes, les avaient bien apprises en Egypte, même s’ils se sont attribué la paternité, une fois rentrés chez eux. L’Egypte qui, est-il besoin de le rappeler, était nègre. De plus en plus d’intellectuels tiennent des thèses allant dans le sens d’affirmer que la question de l’apport du nègre et donc de l’Africain à la civilisation est dépassée, que le temps serait venu de «déracialiser» l’Afrique.
Cheikh Anta Diop avait en son temps répondu en disant que tant que le Noir était censé n’avoir rien fait, il restait noir. Mais dès qu’il s’est agi de soutenir que la première civilisation était noire, on nous a dit qu’il n’est pas important d’être noir. Dans la même lancée, nous ferons humblement remarquer à ces intellectuels qu’une question ne peut être dépassée si elle n’est pas au préalable réglée. En effet, chez nous, force est de constater que dans l’imaginaire populaire, souvent inconsciemment d’ailleurs et faute d’une meilleure connaissance de l’histoire, la civilisation est encore associée à l’occidental, au blanc. «Dafa silwiisé» rime avec «Dafa tubaabe» (1). Chez les jeunes, même instruits, il est fréquent d’entendre des discours qui soutiennent que de toute façon, cela tiendrait de la fatalité, l’Africain n’a jamais rien créé, que l’inventivité à toujours été l’apanage du blanc et que le seul choix qui s’offre à nous est de continuer à subir cet état de fait. Ce discours est, il est vrai, souvent tenu sous forme de plaisanterie ou d’autodérision, mais qui cache un profond complexe d’infériorité. Cela semble relever de la psychologie. Les idées reçues, une fois sournoisement ancrées, sont difficiles à combattre. Pour s’en convaincre, prenons deux anecdotes racontées par Nelson Mandela et Desmond Tutu.
Le premier révèle dans son autobiographie (2) qu’après avoir quitté clandestinement l’Afrique du Sud afin de parcourir les autres pays africains à la recherche de moyens financiers et d’armes pour pouvoir faire face au pouvoir de l’apartheid, il a dû, à un moment de son périple, voyager sur un vol où à sa grande surprise le pilote était noir. N’ayant jamais vu de noir occuper un tel poste de responsabilité dans son pays, il s’est surpris à se demander si un pilote noir pouvait être compétent. Le second a déclaré que lors d’un voyage durant lequel son avion est entré dans une zone de turbulences, il s’est lui aussi surpris à prier pour que le pilote soit un blanc. Si ces deux icônes de la lutte pour la dignité de l’homme noir admettent avoir été psychologiquement atteints par des idées reçues au point de développer ce type de réflexes, qu’en est-il de ces millions d’enfants, de jeunes Africains dont l’essentiel de l’éducation consiste à leur laisser entendre, voire à leur affirmer tout bonnement que le blanc est à l’origine de toute science, de toute invention, alors même que le contraire a été démontré depuis un bon bout de temps ?
Aujourd’hui, il ne serait donc pas superflu de s’atteler à gommer chez le jeune Africain, ce qui ne sera pas chose aisée, toutes ces idées reçues, en commençant par revoir les programmes enseignés. Car comme l’a dit Cheikh Anta : «Le nègre ignore que ses ancêtres qui se sont adaptés aux conditions matérielles de la vallée du Nil sont les plus anciens guides de l’humanité dans la voie de la civilisation, que ce sont eux qui ont créé les arts, la religion (en particulier le monothéisme), la littérature, les premiers systèmes philosophiques, l’écriture, les sciences exactes (physique, mathématiques, mécanique, astronomie, calendrier…), la médecine, l’architecture, l’agriculture, etc. à une époque où le reste de la terre (Europe, Asie, Grèce, Rome) était plongé dans la barbarie». il est temps de remédier à cette ignorance non pas pour se complaire dans ce riche passé mais pour retrouver des bases historiques qui nous permettent d’avoir plus confiance en nous, en nos capacités, donc en notre avenir.
(1) «Dafa silwiisé… Dafa tubaabe» pourrait se traduire par «Il est civilisé… il se comporte comme un blanc» ; (2) Nelson Mandela : [Un long chemin vers la liberté].
Racine Assane DEMBA Etudiant en droit professionnel à l’université Cheikh Anta DIOP
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Merci beaucoup Racine pour cette très enrichissante contribution.
Je partage notamment ton avis sur le rôle de l’éducation et la nécessité de revisiter les programmes en y donnant une place essentielle aux penseurs africains. J’ai tendance d’ailleurs à considérer que l’un des plus grands obstacles au développement de l’Afrique réside dans ce manque de prise de conscience et ce déficit de connaissances que tu décris très bien. Il faudra non seulement une volonté politique des gouvernants dans ce sens mais aussi une responsabilité des jeunes d’aujourd’hui ont pu entré dans cette prise de conscience qu’il faut tout faire pour généraliser. Et c’est un vrai défi!
[…Il faudra non seulement une volonté politique…] c’est le grand défi pour la révolution éduquative, et tous les décideurs et politiques en sont conscients…
Tu l’as dis ce n’est pas un défi simple à relever mais comme on dit en wolof: »naniou si bay souniou waar ».Si chacun dans son domaine donne sa modeste contribution peut être que les gouvernants finiront par suivre.En tout cas notre génération a au moins le devoir d’essayer de faire bouger les choses.
J’ai pris énormément de plaisir à lire ton article Racine. Une façon particulière de pointer du doigt ce qui ne va pas et je dois moi-même avouer que je n’ai jamais copié, durant toutes mes études secondaires, une leçon ayant pour titre « Cheikh Anta Diop ».
Il serait grand temps d’arrêter de chercher des héros au delà de nos frontières.