"War has a way of distinguishing between the things that matter and the things that don't"
(La Guerre a une façon bien à elle de distinguer ce qui compte de ce qui ne compte pas)
Matthew Crawley, Downton Abbey, Saison 2, Episode 1
Dans Le suicide (1897), Emile Durkheim remarque que les taux de suicide sont paradoxalement moins élevés durant les périodes de guerre et de grande commotion nationale. L'une des explications était, si je me souviens bien, que durant ces périodes, les drames personnels pouvaient être sinon relativisés, du moins relégués au second plan. Et certains archétypes du suicidaire – l'égoïste ou l'anomique – de Durkheim trouvaient d'autres formes d'expression, conséquences de la guerre et de son pouvoir "révélateur" (cf. citation introductrice)
Je ne sais si ce constat tient aussi pour les périodes de crises économiques. Il semblerait qu'à première vue, les taux de suicides aient crû depuis la crise financière de 2007, aux États-Unis, comme en Europe. Mais cela ne semble pas avoir été le cas durant la plupart récessions connues depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aux États-Unis du moins.
Je crois avoir pensé au suicide (pas nécessairement au mien) plus souvent que la plupart des gens que je connais. Et je serais bien le dernier à le concevoir exclusivement comme une manifestation d'hystérie ou la traduction ipso facto d'une faiblesse irrémédiable. Le dicton idiot qui veut que les "blacks ne se suicident pas" m'a toujours semblé plus insultant que bien des discours ouvertement racistes.
Pourtant, quiconque a observé la place occupée par "l'Immigration" dans le débat politique européen au cours des cinq dernières années ne peut s'empêcher d'observer une similarité entre le déclin de ce sujet dans l'opinion publique et celui évoqué par Durkheim. Pendant les périodes de relative instabilité, blâmer les étrangers et en faire les boucs-émissaires de toutes les faiblesses de l'Europe était "un bon sport". Même si je n'imaginais pas que le débat descendrait aussi bas qu'il le fit durant les beaux jours du Sarkozysme en France. Personne n'a le droit d'oublier le temps des "mariages gris" (cette horreur inventée par l'ancien socialiste Eric Besson), de l'humour auvergnat de Brice Hortefeux, des débats sur la dénaturalisation, de la circulaire Guéant et des stigmatisations.
La stupide équation qui posait nombre d'immigrés = nombre de chômeurs avait un semblant de logique durant les années de faible croissance. La crise aura mis ce sophisme au repos. A mesure qu'elle se prolonge, le nombre de chômeurs augmente alors même que les flux de migrations ne semblent pas se renforcer, bien au contraire. Le sujet des "immigrés" est désormais relégué aux brèves de fin de 20H, après les fermetures d'usine, après les récriminations contre l'Allemagne et la BCE. En France, les incessantes jérémiades sur le péril musulman en Europe ont disparu avec la question du mariage gay. Aux USA, la violence de la crise et la ré-élection d'Obama ont ôté toute virulence politique au vieux débat sur l'intégration des immigrés clandestins. En Espagne, autant qu'en Angleterre ou en Italie, dans cette Europe en crise, les punching-balls d'avant la "crise", ont perdu de leur splendeur. De leur utilité. Comme les fantômes s'effacent au lever du jour, les fantasmes ont disparu avec la réalité.
Il faudrait également noter que si cette crise a tempéré l'ardeur anti-immigrés, elle en a paradoxalement accentué les effets. Ma prédiction d'octobre 2011 selon laquelle le résultat le plus probable de la circulaire Guéant serait que les plus doués de ces diplômés étrangers vilipendés et broyés par l'administration finiraient par s'en aller, n'a pas été démentie. Le climat délétère de la dernière décennie a sapé la volonté de beaucoup de ces étrangers – parmi ceux qui avaient le choix bien sûr – de venir ou de rester en Europe. La crise aidant et bien qu'ils ne soient plus mis à l'index aussi souvent qu'avant, le "retour en Afrique" et l'émigration vers d'autres cieux paraissent plus opportuns que jamais.
En définitive, la crise de 2008 aura eu un avantage, elle a retiré aux citoyens Européens leur joujou favori, l'immigré. Maintenant, ils devront se trouver d'autres bouc-émissaires. Grand bien leur fasse…
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Avis intéressant, mais que je ne partage pas complètement.
Si l'on prend en compte les diverses vagues d'immigration qu'à pu connaître la France, on s'aperçoit que celles ayant eu lieux dans les périodes de prospérité économique (trente glorieuses notamment) se sont faites avec moins de heurts notamment parce qu'il y avait du travail pour tous et qu'on ne cherchait pas de bouc-émissaires à un chômage inexistant ou presque à l'époque. Formule résumée par l'écrivain Jean-Claude Izzo en une phrase:
"Les français partagent volontiers leur pain blanc mais veulent manger leur pain noir tout seul."
Les premiers heurts inter-communautaires d'envergure sont d'ailleurs à situer dans les années 80 quand le choc pétrolier a commencé à faire ressentir son effet dans l'hexagone.
Bien sûr, la crise actuelle fait que les banquiers et les patrons du cac 40 ont remplacé en grande partie les immigrés dans les récriminations des gens, mais pas complètement. Et de plus, comme tu le fait bien remarquer, la précarité augmentant, les attaques anti-immigrés sont de plus en plus violentes.
Article intéressant ceci dit….
Très bel article. Mais je rejoins l'avis de Kilkenny. L'étranger reste toujours un responsable favori du chômage et des difficultés économiques. J'ajouterais que ce n'est pas particulier à l'Europe et aux USA. Faisons le tour du monde avec un questionnaire, et nous en verrons sûrement les résultats. L'autre est de manière générale plus facilement pointé du doigt pour le malheur qui tombe sur la tête des nationaux, surtout lorsque cela concerne l'accès à l'emploi. Voyez la main-d'oeuvre asiatique bon marché vilipendée en Algérie. Voyez la stigmatisation des fermiers blancs en Afrique australe. Ou de manière générale le haro sur les étrangers aux salaires florissants dans le monde entier…
Merci pour vos commentaires. Ils me permettent de préciser un point important de l'article. En rapprochant place de l'immigration dans le débat et incidence du suicide, je tenais surtout à montrer qu'il existe peut-être un stade de crise, à partir duquel les soupapes d'échappement traditionnelles ne sont plus aussi intéressantes ou utiles que ça. La France (ou mettons l'Occident) doit certainement mieux gérer ses flux migratoires. Mais la quasi-hystérie avec laquelle la question fut abordée durant la dernière décennie semble avoir disparu avec la crise. D'autres points de crispation l'ont remplacée. Pour l'étudiant étranger que je suis resté, l'air devient relativement plus respirable. Peut-être un peu trop tard.