Article du spectacle « Machin la Hernie » adaptation du roman de Sony Labou Tansi par Jean-Paul Delore et interprétation de Dieudonné Niangouna

         Nous sommes accueillis face à une scénographie épurée au centre de laquelle se dresse un écran vertical diffusant en une sorte de boucle un corps noir filmé hauteur poitrine. Il apparaît dos au spectateur, le crâne rasé et luisant. L’image est en noir et blanc. Sur le côté de l’avant-scène, un homme (le guitariste Alexandre Meyer) joue une note monocorde et vibrante de sa guitare électrique. L’introduction, plongée dans une pénombre à peine éclairée de ce dispositif lumineux et investie par ce musicien dont on ne distingue pas le visage, semble d’emblée nous dire que l’histoire dans laquelle nous nous plongerons sera dissonante et convoquera la transe par effet d’hypnose. Cette histoire sera profondément moderne et donc néocoloniale. Elle sera à l’image du symptôme vivant qu’est Martillimi Lopez (joué par le puissant et écorché vif Dieudonné Niangouna), dictateur mégalomaniaque à la logorrhée mitraillante, seul et unique personnage de la scène. Lopez est condamné à un monologue qui le pousse à interpréter ses opposants, ses conseillers, ses proches, lui-même, dans un élan transi appuyé par des dialogues entremêlés, obscurs, métaphoriques et difficiles d’accès pour le spectateur qui ne souhaiterait retrouver au sein d’une œuvre d’art qu’une mimesis simplificatrice.

         Au fur et à mesure que le récit progresse, cet écran vertical et central change via un de ces « effets-neige » que font nos télévisions sans antennes pour nous diffuser régulièrement des portraits du dictateur tour-à-tour imberbe et barbu. Sa pose fait (af-)front. Son regard, bas et sombre, convoque l’adversité et la folie du pouvoir. Martillimi Lopez est abandonné au sein de son palais déserté et tire, si je puis dire, ses dernières cartouches. Le sexe masculin parcourt la problématique du récit. L’usage du « zizi » qui sert tout autant à pisser qu’à asseoir son pouvoir sur les femmes, les testicules sont associées à des ministères (« ministre de la couille »), mais ce n’est pas tellement pour pointer le stéréotype du masculinisme que pour désigner l’hystérie qui structure majoritairement les dictatures africaines. Cette hystérie réside dans ce cas de figure dans l’incapacité du colonisé à dépasser la rivalité mimétique envers ses semblables, dans son impuissance à s’extirper d’un occidentalisme qui le plonge dans une schizophrénie se faisant tour-à-tour culturelle et manifeste, schize renforcée par le jeu polyphonique et anarchique de l’acteur. Nous assistons aux torsions corporelles du comédien, à ses crispations, à ses tremblements, à sa voix criarde souvent bègue, le tout conjugué à un écran qui diffuse comme image finale un danseur grimé d’une peinture blanche exécutant un pas dont le caractère saccadé est renforcé par « l’effet-boucle » de la vidéo. Et tout ceci fait inévitablement écho aux diagnostics psychiatriques d’un Frantz Fanon, théoricien de ce qu’on appelle aujourd’hui dans les postcolonial studies la décolonialité, lorsqu’il officiait à l’hôpital de Blida en Algérie en 1953. Pour Fanon, la manifestation de la domination coloniale est essentiellement corporelle. La crispation des muscles, la torsion des membres, l’incohérence du discours et sa violence révoltée voire pré-révolutionnaire sont les symptômes les plus efficients de l’aliénation. Le psychiatre martiniquais évoque également dans ses écrits politiques le néocolonialisme né de ces pseudo-révolutionnaires indépendantistes qui ne font, pour paraphraser le Capitaine Sankara, que dévoiler leurs tares de petits-bourgeois en réalité contre-révolutionnaires. A ce titre, Martillimi Lopez est ce cadavre exquis de tous ces chefs d’Etat qui se succèdent lors des indépendances africaines des années soixante en trahissant sans ménagements les idéaux ayant servi à infuser leur démagogie. Ces personnalités finissent toujours par se maintenir coûte que coûte dans l’absence d’autocritique et dans l’externalisation incessante de leurs conflits qui sont essentiellement internes.

 Pour le dernier acte, le comédien sort non pas de la scène par les coulisses mais en traversant lentement l’allée menant vers l’entrée des spectateurs, lieu par lequel il est entré. Tout au long de sa marche, il continue à proférer ses répliques hors-scène. Nous autres spectateurs, nous sommes invités à le rejoindre un par un pour recevoir sa « bénédiction » avant de quitter la salle. Nous sommes alors détachés du cadre rassurant de la salle de théâtre, accompagnés par cette prestation encore longtemps après la sortie…