Vocales sud-africaines de Cape Town : Le chanter-ensemble

J’entre dans le très grand théâtre de Ville, place du Châtelet. La salle est quasiment pleine au moment où je m’installe à ma place. J’aime parcourir du regard ce type de lieu pour me faire une idée du public. Beaucoup de têtes grisonnantes, mais aussi pas mal de jeunes. Des étudiants sûrement, on n’est pas loin du quartier latin. Bref, assez varié, ce public. Peu de noirs, d’africains ou que sais-je. Payé pour un spectacle de « chorales », peut-être que cela n’en vaut pas vraiment la peine… J’avais été intrigué par l’affiche du spectacle mettant en scène les membres d’une des deux chorales qui allaient animer la soirée : Cape Traditionals Singers. Costumes rayés, une sorte de chéchias vissées sur le crâne et ces fameux gants blancs que chaque choriste porte. L’accompagnement musical au nghoema et aux banjos et la gestuelle des solistes m’ont rappelé les évocations du sulfureux film du réalisateur afro-américain Spike Lee dénonçant les formes de représentations des afro-américains dans les médias américains nourrissant l’inconscient collectif des Etats-Unis d’images fortes et souvent désastreuses. Les « minstrels » avaient, dans ce film pertinent, servi à illustrer le type de caricatures que le réalisateur nous rappelait il y a une dizaine d’années. Les  Cape Traditionals Singers entretiennent ce type de représentation introduit au Cap à la fin du 19ème siècle par les américains.

fig1_091013Cape Traditional Singers, prestation alliant le burlesque et la mélancolie

J’aime parler de mes appréhensions quand j’aborde un spectacle, car cela me permet de mieux souligner ce qu’il peut m’apporter et du coup simplifie la démonstration ou pas de son intérêt. Dans une société qui a été très clivée pour ne pas dire ségréguée comme l’Afrique du Sud, toutes les formes de représentation sont forcément observées avec fixation. Même vingt ans après la sortie de taule de Nelson Mandela. Le spectacle commence avec des artistes qui découvrent une salle pleine et, qui pour certains semblent, dans leur expression amusée, impressionnés pour ne pas dire surpris. Ils imposent par leurs tenues. Ils sont tous mulâtres. Héritiers de ces communautés dites « coloured » sous l’apartheid, fruit des longs brassages de la société du Cap, à savoir avec les Khoïs, les San, les esclaves venus de l’intérieur du continent, de Madagascar, de la captivité de malais et d’indonésiens… Les instrumentistes sont assis avec principalement des instruments à cordes dont la sonorité des banjos domine l’animation. Debout sur une seule ligne, le chœur d’hommes, uniquement des mâles, accompagne le soliste qui se lance dans sa gestuelle drôle et digne d’un spectacle du music-hall. Héritage de klopses et des malay choirs. Deux genres musicaux se superposent. Les moppies déjà décrits ci-dessus qui font penser aux représentations des blackface minstrels américains. Les nederlandsliedjies interprétés par le soliste Mustapha Adams et magistralement accompagné par le chœur des « malais ». Mustapha Adams détonne avec le reste du groupe. Il semble plus jeune – la trentaine à peine ? Peut-être pas – timide, hésitant et forçant sa nature introvertie quand il s’inscrit dans les bouffonnades des moppies. Mais lorsqu’il chante en afrikaans, ces mélodies venues d’Orient et que l’on imagine berçant les Mille et nuits de Bagdad, on est à la fois émerveillé par la douceur, les variations complexes de l’interprétation d’Adams qui trouvent un écho dans le public. Traces de soufisme sud-africain. On découvre là une ville dans la profondeur de son métissage. Et comme pour laisser une plus grande ouverture ou pour mieux affirmer un syncrétisme culturel, la dernière nerderlandliedjie ressemble à un « Avé Maria » (en fait Gaaf Maria), toujours en afrikaans. Je l’entends encore.

Fezeka Youth Choir, la jeunesse mouvante et la performance artistique

Si le banjo, les costumes et les trémolos de Mustapha Adams caractérisent la première prestation, l’entrée en scène de la chorale Fezeka Youth Choir est très différente. Une arrivée tonitruante qui laissait présager un régistre plus africain si je puis dire. La formation du chœur est pourtant plus classique. Alto, soprano, ténor, et tutti quanti. L’engagement plus manifeste avec toutefois sur les chants les plus animés, des poussées chevrotantes. Cette chorale vient également du Cap. Dirigé par Phume Tsewu,  elle est uniquement noire d’un point de vue dermique. Mais, là encore le métissage culturel de cette ville si riche humainement s’exprime sous multiples formes au travers du jeu de la Fezeka Youth Choir. Alternant les chants en langues bantoues souvent joviales et rythmées avec des interprétations en afrikaans, plus germaniques et froides comme me le sussure ma voisine, la prestation est simplement de très haute facture. Il faut dire que je m’y connais un peu en matière de chorales protestantes. Il est important de souligner que certaines solistes n'ont absolument rien à envier aux grandes cantatrices d’opéra européennes. Plusieurs membres de cette chorale ont d’ailleurs intégré l’Orchestre philharmonique du Cap.

fig2_091013Chants du Carnaval du Cap et final « Arc-en-ciel »

La dernière phase du spectacle met en scène des chants des klopses du Carnaval de Cape Town. Ce Carnaval a souvent lieu en début d’année avant les compétitions des Malay Choirs. En tenues lumineuses, le parapluie à la main, protégeant des ardeurs de l’été austral, les singers embarquent le théâtre de la ville dans un show haut en couleurs, joyeux. Rejoints sur le final par le chœur du lycée Fezeka, c’est sur le mythique morceau PataPata de Myriam Makéba que s’achève la soirée sous les acclamations d’un public visiblement enchanté.

Au sortir de ce spectacle, m'anime la conviction que la culture et l’histoire sont déterminantes dans la compréhension des mœurs et attitudes d’un peuple. La société esclavagiste puis ségrégationniste européenne du Cape Town a créé malgré elle une communauté métisse dans tous les sens du terme. Preuve que d’un projet maléfique pour être un peu manichéen peut émerger en une société plus ouverte…Extrapolation… Un métissage qui dépasse les questions de peau, même s’il semble évident que des cloisons visibles ou invisibles existent encore entre les différents groupes. L’homogénéité ethnique des deux ensembles musicaux de la soirée traduisant cet état de fait. Il n’empêche que le temps d’une soirée, j’ai perçu dans ce chanter-ensemble, la forme de cette nation dite « Arc-en-ciel »par Desmond Tutu. Malgré la violence de cette société. Cape Town, de ce point de vue lance, de l’extrémité sud du continent, un appel à la rencontre et au brassage si nécessaire.

LaReus Gangoueus