Alors que l’on s’apprête à commémorer le soixante-dixième anniversaire du massacre de Thiaroye, Armelle Mabon, historienne française qui a travaillé durant près de 15 ans sur le sujet, conteste aujourd’hui la version officielle des faits qu’elle qualifie de « mensonge d’Etat ».
source photo Diawara.org
Le massacre de Thiaroye s‘est déroulé le 1er décembre 1944 dans un camp militaire à Dakar au Sénégal. Selon la version officielle, 1300 tirailleurs sénégalais qui venaient d’être libérés des Fronstalag (camps de prisonniers de l’armée allemande situés en France) transitèrent à Thiaroye avant de rentrer dans leurs pays respectifs. Ils venaient du Sénégal, Mali, Bénin, Côte d’Ivoire, Centrafrique, Tchad, Gabon et Togo. À la suite d’une mutinerie dans le but d’obtenir le paiement total de leur solde de captivité, ils prirent en otage un membre de l’armée française, le général Dagnan, jusqu’à obtenir satisfaction. Se sentant humiliés, les soldats français ont décidé de faire une démonstration de force en bombardant le camp à l’aide d’automitrailleuses.
Le bilan officiel retenu à ce jour de cette mutinerie est de 35 morts, 35 blessés et 34 condamnations.
Le 12 octobre 2012, alors en déplacement à Dakar, François Hollande déclarait :
« La part d'ombre de notre histoire, c'est aussi la répression sanglante qui en 1944 au camp de Thiaroye provoqua la mort de 35 soldats africains qui s'étaient pourtant battus pour la France. J'ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu'elles puissent être exposées au musée du mémorial »
La déclaration du Président français n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde.
Toutefois, c’est en 2000, qu’Armelle Mabon, a commencé à fouiller les archives sur Thiaroye. Et la disparition de documents militaires n’a fait qu’augmenter ses doutes
« J’ai commencé par m’interroger sur ces pièces disparues puis je me suis poser la question que je n’aurais jamais du me poser : Et si les rapports étaient mensongers ? Et si il n’y a pas eu du début jusqu’à la fin une machination ? » explique-t-elle.
Près de sept décennies plus tard, il ne fait plus aucun doute
Je peux désormais certifier que c’est un mensonge d’Etat.
En 2003, elle est l’auteur du documentaire Oubliés et trahis. Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains (Grenade productions). Mais c’est en 2010, dans son ouvrage Les prisonniers de guerre "indigènes", Visages oubliés de la France occupée (Ed. La Découverte) qu’elle expose clairement ses doutes sur la version officielle du massacre de Thiaroye.
À la suite de ses recherches, elle constate que le mensonge se porte sur trois aspects : la falsification des rapports militaires, la spoliation dont les tirailleurs furent victimes et enfin le caractère prémédité du massacre. Toutes ses révélations se basent sur des pièces d’archives et des rapports militaires qui proviennent des Archives Nationales d’Outre Mer (ANOM) et du Service Historique de la Défense (SHD).
Malgré tout, Thiaroye conserve toutefois de nombreuses zones d’ombre, à commencer par le nombre de tirailleurs présents sur le camp. Là, déjà, pour Armelle Mabon un premier doute s’installe
« Nous ne pouvons pas déterminer aujourd’hui combien ils étaient. D'après les archives, 1200 ou 1280 ou 1300 ex-prisonniers de guerre sont arrivés à Dakar. Alors qu'il existe un document officiel de la Marine en AOF avec ce chiffre de 1300 » explique-t-elle.
Au départ de Morlaix en Bretagne, 2000 tirailleurs étaient présents. Parmi eux, 300 ont refusé d’embarquer car ils n’ont pas perçu le quart des soldes de captivité, ce qui amène le chiffre à 1700. Si le chiffre officiel fait état de 1300 hommes présents à Thiaroye, où sont passés les 400 tirailleurs restants ? Pour y répondre, Armelle Mabon a une explication
« J’ai trouvé une archive, datant 21 novembre 1944, au Sénégal, où il est écrit que 400 hommes avaient refusé de monter sur le Circassia (nom du bateau) à Casablanca, je ne sais pour quelle raison, donc cela fait 1300. ». Sauf qu’un document vient démentir cette version « Un rapport nommé Lemasson, Chef d'escadron qui était sur le Circassia avec les ex-prisonniers de guerre (ci-joint), dit que sur les 24 heures où le bateau a fait escale à Casablanca, il n’y a eu aucun problème. J’imagine bien que si 400 hommes avaient refusé de monter à Casablanca un rapport l’aurait signalé comme pour les 300 de Morlaix. Là, non ! »
De là à dire que ces 400 hommes ont été exécutés à Thiaroye, Armelle Mabon ne va pas jusque là mais reste convaincue que des documents ont été falsifiés voire détruits.
L’historienne s’aperçoit également que les différents rapports (il y en a une vingtaine) sont incohérents sur la nature de la mutinerie
« Une circulaire officielle (ci-jointe) émanant du Ministère de la guerre, avait indiqué que les soldes devaient être payés pour ¼ à l’embarquement et les ¾ restants au moment du débarquement. Il se trouve que si des personnes ont refusé d’embarquer à Morlaix c’est parce qu’ils n’avaient strictement rien reçu » elle poursuit, « Arrivés à Dakar, tous ces hommes connaissaient leur droit, à savoir récupérer les ¾ restants et pour certains d’entre eux, la totalité. Les officiers sur place, pour une raison que j’ignore, ont décrété qu’ils ne percevraient pas ces rappels de soldes. Ce qui a provoqué un mouvement de protestation. Le général Dagnan a parlé avec eux. On dit qu’il a été pris en otage, c’est absolument faux ! ».
Surpris que les tirailleurs, qui véhiculaient une image de combattants obéissants et dévoués pour la patrie se révoltent, les officiers français décident d’entreprendre une démonstration de force et de maintien d’ordre prévue le 1er décembre au matin. Et c’est à la suite du massacre que se met en place la supposée falsification d’archives
« Comme ils n’ont pas voulu les payer et ensuite il y a eu ce massacre, ils ont organisé une falsification afin de montrer que ces hommes avaient des réclamations illégitimes. »
Rendre les revendications des tirailleurs illégitimes et par la même occasion l’utilisation de la force légitime serait le but de la machination pour Armelle Mabon
« Cette incroyable circulaire n° 6350 du 4 décembre 1944 émanant du ministère de la Guerre (direction des Troupes coloniales) indique qu’il y a eu un changement au moment du paiement des soldes de captivité. Auparavant c’était ¼ à l’embarquement puis ¾ au débarquement mais bizarrement au 4 décembre c’est la totalité à l’embarquement. Donc officiellement ils ont pu rendre illégitime les revendications de ces ex prisonniers de guerre en faisant croire qu’ils avaient perçu la totalité des soldes avant l’embarquement ». Ce qui est plus grave à ses yeux c’est que le massacre a été prémédité, preuve à l’appui « Le rapport Lemasson du 1er décembre 1944 mentionne qu'à 6h45 il a été informé que les forces armées doivent réduire les rebelles. Cependant les forces de l'ordre n'ayant pas eu leur vie menacée avant 6h45, c’est donc la veille qu’a été décidé cette démonstration de force visant à faire taire les mutins. De plus, le rapport Leberre, qui est disponible au SHD, parle d’une réunion la veille au soir avec un ordre oral au commandant des automitrailleuses, ce qui vient corroborer mon hypothèse. Evidemment, ni ce commandant ni Lemasson n'ont été entendus durant l'instruction » déplore-t-elle.
Une ultime interrogation subsiste concernant le nombre de victimes de ce massacre. Elle se veut plus prudente mais ne se fait pas d’illusions
« Je crois qu’on n’arrivera jamais à quantifier le nombre de morts. Je ne vais pas dire qu’il y a eu 400 morts à Thiaroye. Je dis juste que vraisemblablement, il y a eu beaucoup plus que 35 morts où même 70. Nous avons la certitude que le chiffre officiel de 35 morts n'est pas exact car j’ai retrouvé grâce au Ministère de la Défense, 5 dossiers de victimes. Parmi elles, un dossier concerne un mort à l'hôpital de Dakar des suites de ses blessures mais il n'est pas recensé sur la liste des 11 décédés à l'hôpital. Donc 35 plus un ca fait 36. Mais on est loin du compte, c’est évident. A l’époque, ils ont voulu camoufler une hécatombe ».
Si elle parle de 400 morts, ce n’est pas anodin : c’est le nombre exact de soldats qui auraient refuser d’embarquer à Casablanca.
Malgré tout, si on ne peut pas refaire l’histoire, et ça Armelle Mabon en est bien consciente, on peut la réparer. C’est pour cette raison qu’elle réclame un procès en révision, 70 ans après !
« Il faut voir les choses en face. Il y a eu un procès avec des condamnations lourdes donc il faut faire œuvre de justice, reconnaître les faits. C’est la première chose à faire ».
Elle ose même une comparaison avec une affaire qui a secoué la France au début du 19e siècle
« Thiaroye n’est pas sans rappeler l’affaire Dreyfus. Ce n’est pas une histoire de bordereau, c’est encore pire. On a inventé des pièces à conviction pour le procès afin de faire croire que ces hommes travaillaient pour les allemands alors que la plupart étaient résistants !» concède-t-elle avec émotion.
Armelle Mabon est tout de même optimiste pour une issue favorable de sa demande de procès en révision et, malgré les critiques d’historiens dont elle est l’objet, elle attend un signe fort de la Garde des Sceaux Christiane Taubira.
Propos d'Armelle Mabon recueillis Kalidou SY