Image 1 : Tissu Kente du Ghana
Quel est le rapport entre un kente, tissu traditionnel du Ghana, et un algorithme ? La question pourrait sembler saugrenue, et pour le lecteur averti, un brin afrocentriste. Mais l'idée ici est moins de faire l'éloge d'une Afrique Mère que de chercher, tout simplement, comment les maths se sont exprimées à travers toute société humaine. Les techniques de tissage, d'impression sur coton, de broderie ne furent pas inventées au hasard par un tisserand qui mâchait avec ennui une noix de kola, mais bien par un travail méthodique pensé pour exprimer des valeurs mathématiques. Oui, mathématiques. Vous ne regarderez plus un pagne comme avant.
Vous avez dit "itérations" ?
Mais revenons à notre tisserand. Il se trouve au Ghana, où il doit confectionner un tissu spécial pour un haut dignitaire un peu narcissique. Son objectif : flatter son client. Et la manière dont il va le faire est pour le moins surprenante. Selon le mathématicien Ron Eglash, le principe des fractales, formes mises au jour en Europe par Mandelbroot, consiste en un motif qui se répète à différentes échelles sur une surface donnée, selon un ordre précis. Cela peut aller de la forme la plus simple (un carré dans un carré dans un carré) à la plus complexe, comme sur le dessin ci-dessous.
(Image 2 : Ensemble de Mandelbroot)
Ce principe de succession est l'itération, et sa structure est déterminée, en maths, par une équation plus ou moins nivelée selon la complexité de la forme. Notre tisserand est bien au courant de tout cela, et il va s'en servir pour flatter son client. Ainsi, le Kente sera confectionné comme suit : des carrés larges se succèdent au commencement de l'habit, puis rétrécissent au fur et à mesure (système des échelles) dans un croisement parfaitement organisé (itération), jusqu'au bord de l'habit. Mais il y a plus : pour attirer l'attention sur le visage de son dignitaire, notre tisserand va organiser ses carrés de façon à capter le regard de l'interlocuteur. Cela passe par une étude du chemin naturel que suit le regard quand il se pose sur un objet quelconque. Une étude appelée eyetracking en anglais, que l'on utilise en publicité pour capter l'œil du consommateur, et dans d'autres disciplines de précision.
Les échelons de l'infini
Les échelles sont une méthode utilisée pour représenter une forme dans différentes tailles et créer un tout. Dans certaines sociétés africaines, les échelles sont une discipline largement pratiquée, et le sens qu'elles donnent aux mathématiques a une dimension spirituelle. Notre tisserand se trouve à présent au Sénégal, où il doit célébrer le mariage d'un couple Fulani. Sa croyance en l'amour va le pousser à créer un modèle qui représente la continuité, l'éternité, la postérité. Sur l'étoffe du mariage, il va donc broder des losanges de différentes tailles par groupes de quatre. A chaque groupe succède un groupe plus grand, dont la taille est proportionnelle à celle du précédent. Pour finir, il reproduit la même combinaison sur l'autre moitié. C'est ce qu'il appelle le cycle de la fertilité et du bonheur éternel. C'est ce que nous appelons les échelles symétriques.
Image 3 : Tissu Fulani
Décrire la structure de tous les modèles mathématiques utilisés en Afrique, dans les jeux, l'architecture, la sculpture ou même la musique serait un travail titanesque, auquel Ron Eglash et d'autres auteurs ont apporté leur pierre. Il est cependant dommage que certains d'entre eux continuent de parler de "mathématiques indigènes". Ce qu'il faut en retenir, c'est que les maths telles que nous les connaissons ne sont pas la seule manière de penser le monde, et que d'autres sociétés ont développé une pensée rationnelle qui leur est propre. Celle-ci ne peut être saisie qu'à une condition : être conscient de sa grille de lecture. En d'autres mots, si Samba Diallo avait su que son village avait été construit selon un modèle que l'on appelle la fractale, et les clôtures de millet sur le modèle des applications affines, il se serait peut-être senti moins étranger à Paris.
Touhfat Mouhtare
Sources :
Ron Eglash, African Fractals, Rutgers University Press, 1999.
Mieux connaitre les fractales : http://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fractale
Crédits images :
Image Kente : www.diamonds-wood.blogspot.com
Image Mandelbroot : wikipedia
Image Fulani : Ron Eglash, African Fractals