Dans cet espace politique en pleine mutation qu’est l’Afrique indépendante de la décennie 1960, il a fallu renégocier les termes du « contrat social post-colonial» sur de nouveaux espaces sociopolitiques. Malgré un appel de certains leaders (Kwamé Nkrumah, Julius Nyerere) plaidant pour une union africaine, les Etats indépendants seront créés sur des territoires plus réduits reprenant les frontières héritées du système colonial, à l’intérieur desquelles les modalités de négociation du pouvoir et la possibilité d’affirmer son leadership semblaient plus réalistes pour les nouveaux leaders politiques africains. Dans son essai L’Etat en Afrique : la politique du ventre, le politologue Jean-François Bayart distingue trois stratégies d’affirmation du leadership politique post-indépendance : les stratégies hégémoniques conservatrice, révolutionnaire et de conciliation.
La stratégie hégémonique de conciliation
Cette stratégie est la plus courante et sans doute la plus efficace à long terme. Elle est impulsée par la minorité sociale des africains intégrés (« assimilés » diront certains, terme notamment utilisé dans l’espace lusophone) à l’ancien système colonial, dont le leadership est assumé par les anciens représentants politiques des autochtones auprès des métropoles coloniales, issus des rangs des premiers universitaires, syndicalistes et petits fonctionnaires africains. Il y a un effet d’aubaine générationnel pour ceux qui accèdent à l’âge adulte dans la décennie 1950 et qui se sont par la suite imposés comme les « pères des indépendances ». La première génération d’hommes politiques africains de la période moderne était composée d’hommes jeunes, souvent les premiers à avoir reçu une éducation supérieure dans les grandes universités de leur métropole. « En 1946, sur 32 élus africains dans les assemblées françaises, 6 avaient entre 25 et 30 ans, 19 entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 46 ans. Les cadres du mouvement nationaliste, les détenteurs des positions de pouvoir, en bref les ̏ nizers˝, ont souvent été perçus comme des cadets » remarque ainsi Jean-François Bayart (ibid.).
L’espace anglophone de l’Afrique n’échappe pas à cette remarque, les parcours de Kwame Nkrumah au Ghana, Jomo Kenyatta au Kenya ou Julius Nyerere en Tanzanie s’inscrivant parfaitement dans ce schéma. De part leur éducation, leur savoir, leurs contacts avec des représentants du pouvoir des anciennes puissances coloniales, parfois leur aisance matérielle, ces « cadets » bénéficie d’un capital social et matériel qui fait d’eux les plus aptes à prendre la direction des affaires après les indépendances. C’est ce qui leur a permis de prendre l’ascendant sur les élites traditionnelles dans la plupart des cas. Mais les effectifs de la classe sociale des africains « assimilés » étaient extrêmement réduits, oscillant entre 500 et 1500 personnes suivant les pays. Détenteurs du capital social et intellectuel, ces leaders modernistes se sont vus obligés d’élargir leur assise sociale et politique en nouant des alliances du côté des leaders traditionnels issus des différentes régions de l’espace national. Un processus de « fusion des élites » s’est enclenché au sein du parti-unique et de l’Etat, processus dans lequel se sont engagés des pays comme le Cameroun, le Nigeria (alliance entre les émirs musulmans issus du califat de Sokoto et les élites chrétiennes du Sud, sous l’impulsion des jeunes modernistes de ces deux groupes), le Niger, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Kenya ou la Tanzanie. Toutefois, comme les décennies qui ont suivi ont pu en témoigner, ces alliances hégémoniques n’ont pas toutes résistées aux épreuves du temps, et notamment au passage de relais entre le fondateur de l’alliance hégémonique et son héritier.
La stratégie hégémonique conservatrice
Dans les pays où elles disposaient d’un pouvoir fort, peu altéré par la période coloniale, les élites traditionnelles vont continuer à gouverner un certain temps à travers une stratégie hégémonique conservatrice. Mais inconscientes du changement de logiciel de pensée et d’action qu’imposait la nouvelle période, leur règne fera long feu. Exemple paradigmatique, le coup d’Etat de 1966 qui voit Milton Obote, le Premier ministre de l’Ouganda, déposer le Kabaka Mutesa II, souverain du Buganda devenu président à vie, qui n’avait de cesse de freiner la modernisation du pays au nom du respect de la tradition et des intérêts féodaux des siens. La région des Grands Lacs est une zone qui s’est révélée particulièrement propice à l’éclosion de pouvoirs centralisateurs de type féodaux au Rwanda, au Burundi et au Buganda. Dans ce dernier royaume, le pouvoir féodal du Kabaka s’était trouvé renforcé par le protectorat britannique durant la période coloniale. Le processus d’indépendance réunit en fait quatre royaumes (Buganda au centre, Toro à l’ouest, Ankore au sud-ouest, Busoga sur la rive nord-est du lac Victoria) dont la cohabitation remonterait à une origine historique commune au sein de l’empire de Kitara (XIV° au XVI° siècle), ainsi que les populations des sociétés lignagères du Nord du pays. Ayant acquis une prééminence politique sous le système du protectorat britannique, le personnel politique du Buganda sera très frileux à s’engager dans le processus d’indépendance, de peur de voir son pouvoir menacé par une démocratisation du pays.
Les revendications nationalistes et modernisatrices sont portées par un parti regroupant principalement les populations du Nord du pays marginalisés par le pouvoir des royaumes féodaux : l’Ugandan People Congress (UPC) est dirigé par Milton Oboté, père de l’indépendance ougandaise, acquise en 1962. Un premier modus vivendi est trouvé avec une répartition du pouvoir entre les puissances traditionnelles – le Kabaka Mutesa II devient président et le Kyabazinga du Busoga, William Wilberforce Nadiope, occupe le poste de vice-président – et les forces de modernisation emmenées par Milton Oboté qui devient Premier ministre. Mais les forces royalistes, organisées au sein du parti Kabaka Yekka (« le Kabaka seul ») freinent les tentatives de réforme foncière, de centralisation du pouvoir étatique au niveau fédéral, et surtout de redistribution du pouvoir et d’égal accès au droit entre les différentes ethnies qui composent la mosaïque sociale de l’Ouganda, avec une ligne de division Nord/Sud. Le coup d’Etat de 1966 qui voit le départ du Kabaka a toutefois été déclenché par des motivations plus terre-à-terre ; Milton Oboté se trouvant menacé de poursuites judiciaires suite à des accusations de détournement de fonds, préféra prendre les devants et renverser ses adversaires avec l’aide de son chef d’Etat major, un certain Idi Amin Dada, qui renversera à son tour Oboté en 1971.
Mis à part le cas de la monarchie chérifienne au Maroc, il y a très peu d’exemple en Afrique de stratégie d’hégémonie conservatrice concluante, du moins du point de vue des élites traditionnelles qui ont réussi à rester en place. On peut toutefois citer le cas du royaume du Swaziland, territoire de 17 300 km² enclavé dans l’Afrique du Sud. Les populations actuelles de ce territoire s’y sont implantées relativement récemment à l’échelle de l’histoire africaine, au tournant du XVIII° et du XIX° siècle, suite aux grands mouvements de population en Afrique australe liés à l’expansionnisme Boers et à l’expansionnisme des Zoulous de Chaka. Les Swazis constituent un groupe tribal, composé d’un ensemble de clans soudés par une langue commune et qui prêtent allégeance à une même autorité, issue historiquement du même clan Dlamini. Reconnu comme protectorat britannique en 1881, le royaume du Swaziland est depuis devenu un îlot de stabilité féodale qui a traversé l’histoire, même après l’indépendance du pays en 1963. Sous-éduquée, réduite à des conditions de survie quotidienne, la population Swazie n’a pas trouvé les ressorts suffisants pour faire émerger une élite modernisatrice et anti-féodale. La démocratie Sud-africaine n’a jusqu’à présent pas non plus jugé opportun de pousser son petit voisin à se réformer. La situation actuelle du pays est pourtant dramatique : la population d’un million d’habitant a le taux d’infection au VIH/SIDA le plus élevé du monde (au moins 26% des adultes) et la plus faible espérance de vie de notre époque (38 ans…). L’essentiel de la population vit d’activités agricoles et pastorales d’autosubsistance, qui peinent à leur assurer le minimum vital. L’actuel souverain, Mswati III, est lui en bonne santé.
La stratégie hégémonique révolutionnaire
Les stratégies d’hégémonie conservatrice ont souvent suscité en réaction des stratégies d’hégémonie de type révolutionnaire. Les révolutionnaires entendent asseoir leur pouvoir non pas en négociant mais en renversant les forces de domination politique et économique coloniale et précoloniale. Cela se concrétise le plus souvent par des réformes agraires avec redistribution des droits de propriété terrienne au profit des anciens serfs féodaux, ainsi que par la fin des privilèges coutumiers des autorités traditionnelles ou coloniales. Ces réformes ont généralement été menées de manière violente, suscitant de fortes réactions de la part des dépossédés. C’est exactement le scénario qui s’est déroulé en Ethiopie. Malgré la stratégie ambitieuse de modernisation conservatrice enclenchée par Ménélik II et suivie par le Négus Hailé Sélassié (1892 – 1975), l’Ethiopie était restée une société féodale profondément inégalitaire. Le règne d’Hailé Sélassié (1930-1974) voit l’Ethiopie reconnue dans le concert des nations, prendre un leadership régional en Afrique qui se traduit par l’installation du siège de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis Abeba en 1963. Un succès international qui ne réussit pas à masquer les insuffisances de la politique intérieure, incapable de répondre aux besoins des populations. Le pouvoir du Négus, affaibli par une première tentative de renversement orchestrée par des membres de la famille royale en 1960, puis par le conflit armé qui suit l’annexion de l’Erythrée en 1962, est l’objet de contestation radicale de la part des élites roturières modernisées, éduquées dans l’enseignement supérieur, formées dans des institutions comme l’armée, dont les revendications ne cessent de croître. La crise sociale de 1974, suite au choc pétrolier, est l’élément déclencheur de la chute impériale. Face à l’ampleur des manifestations protestataires et à l’impéritie du gouvernement, un groupe d’une centaine de jeunes officiers, le Derg, se saisit du pouvoir suite à un coup d’Etat. Après des luttes internes entre des officiers plutôt légitimistes qui optaient pour une monarchie constitutionnelle, et des officiers plus radicaux se revendiquant du marxisme, le Derg s’oriente résolument dans la stratégie d’hégémonie révolutionnaire une fois que ces derniers prennent le leadership sous la houlette de Mengistu Haile Mariam.
La révolution éthiopienne, comme la plupart des stratégies d’hégémonie révolutionnaire, ne saurait s’assimiler à une simple révolution de palais : c’était une entreprise ambitieuse de réforme radicale des structures économiques et sociales de l’Ethiopie. Au-delà de la marginalisation du pouvoir impérial, de l’aristocratie et de l’Eglise, la révolution s’est principalement axée sur la question agraire. Le travail de la terre faisait (et fait toujours) vivre l’écrasante majorité de la population (entre 80 et 90% de la population). Mais du fait du système féodal qui voyait une minorité de dignitaires religieux ou aristocrates posséder l’essentiel des terres, la masse des ruraux était composée de paysans sans terre et de métayers qui reversaient jusqu’à 75% du produit de leur récolte aux propriétaires terriens. Le Derg, se réclamant idéologiquement du « socialisme éthiopien », met en œuvre un programme de réformes radicales : le système féodal est aboli, les terres rurales sont déclarées propriété collective du peuple éthiopien, les paysans sans terre se voient octroyés le droit d’usage et d’usufruit de la terre qu’ils cultivent à travers des coopératives paysannes locales et démocratiques (25 000 sont créées dans le pays), chargées de la répartition des terres. En un an, le Derg met à bas plus de mille ans de féodalisme en Ethiopie, sans compensation pour les expropriés. Une révolution qui ne peut trouver d’équivalent, de par son envergure, qu’avec la révolution française de 1789 et la révolution bolchévique de 1917. En nationalisant les banques et les grandes entreprises de production et de distribution, le Derg veut mettre en œuvre une politique de planification économique de type soviétique, à la mode à cette époque. L’enjeu est de poser les bases d’une économie productiviste moderne, capable de dégager du surplus et de le réinvestir.
Les conditions réelles ne permettront pas une mise en œuvre apaisée de ce plan. La guerre civile fait rage. L’entreprise du Derg suscite la réaction des notables de l’ancien régime et de leurs alliés, qui prennent les armes. De plus, le climat révolutionnaire n’est pas favorable aux compromis et à la critique, fut-elle exprimée par des alliés potentiels. Face aux revendications d’ouverture démocratique des jeunes urbains et aux velléités de résistance des associations paysannes locales rétives aux ponctions de l’Etat qui doit financer l’augmentation des effectifs de l’armée et veut impulser une politique industrielle sur le dos de la production paysanne, le Derg répond par la « Terreur rouge » en 1977. Les conséquences humaines de cette politique de répression ont été très lourdes : l’ONG Amnesty International avance le chiffre de 500 000 victimes quand d’autres sources parlent de 100 000 morts . A ces problèmes internes s’ajoute la guerre opposant l’Ethiopie à la Somalie, lancée en juillet 1977 suite à un contentieux territorial. Fortement déstabilisée par tous ces évènements (exil des paysans fuyant la guerre interne ou externe, prix des céréales fixés par le gouvernement à des niveaux fortement désincitatifs), la production agricole chute drastiquement provoquant un cycle de famines entre 1978 et 1985 qui ont rendu l’Ethiopie synonyme, aux yeux du reste du monde, de pays de famine.
En dehors de l’Ethiopie, on peut citer au registre des stratégies d’hégémonie révolutionnaire l’action de Sékou Touré en Guinée Conakry qui abolit, ci-tôt arrivé au pouvoir, la chefferie traditionnelle et sort son pays de l’aire d’influence postcoloniale de la France. Au Mozambique, le FRELIMO (front de libération du Mozambique) initiera une redistribution des terres appartenant aux colons dans les zones libérées de leur emprise.
Qu’elles soient de type révolutionnaire, conservatrice ou de conciliation, les stratégies d’hégémonies mises en œuvre en Afrique répondaient à la logique de centralisation du pouvoir propre à la formation des Etats modernes. Le cadre de l’Etat moderne est un héritage colonial que les populations africaines se sont réapproprié au prix de négociations parfois violentes, parfois pacifiques, entre les forces sociales endogènes. Ce processus de centralisation du pouvoir par un organe étatique qui surplombe la société et détient le monopole de la violence légitime sur un territoire clairement délimité, a pris parfois plusieurs centaines d’années pour arriver à maturité dans l’histoire globale. L’Etat moderne se distingue des formes étatiques préexistantes en Afrique en ce que sa sphère d’action est plus étendue (politique de santé, d’éducation, monétaire, investissements productifs, etc.) et sa capacité d’action accrue (développement de l’administration, renforcement des forces de police, augmentation du pourcentage du Produit Intérieur Brut géré par la puissance publique). L’Afrique s'est engagée sur cette voie avec l’objectif de moderniser ses structures et son organisation sur un laps de temps beaucoup plus court. Pour un certain nombre de pays africains, ce processus de réappropriation endogène de la dynamique de l’Etat-moderne n’est toujours pas arrivé à maturité.
Emmanuel Leroueil
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Excellent article, comme d'habitude. Il est clair que les dynamiques modernisatrices ne sont pas achevées. A mon àvis, une cause majeure en est la survivance de l'autorité traditionnelle, qui réussit des alliances surprenantes avec les porteurs de modernité. Cette autorité traditionnelle irréductible s'incruste jusqu'aux tréfonds des principes étatiques, parfois même avec l'autorité coloniale. Le statut particulier de la collectivité léboue au Sénégal (avec toujours un Grand Serigne de Dakar) déroge totalement à l'Etat de Droit. Pareil pour celui des villes confrériques, où l'Etat légal a juste cédé la place aux pouvoirs spirituels.
Amon sens, il est urgent de revisiter précisément ces bases de l'Etat de Droit en Afrique, pour faciliter l'accomplissement des dynamiques novatrices. On évitera ainsi les phénomènes d'allégeance à des chefferies traditionnelles (coutumières comme religieuses) pour les fonctions régaliennes de nos Etats.
En effet MMM, il y a un entrecroisement des logiques modernes et traditionnelles qui donnent des résultats bâtards. Pour revenir à la classification de stratégie d'hégémonie conservatrice, révolutionnaire ou de conciliation, on peut se rendre compte assez facilement que les plus grands échecs – à mon sens – de construction d'Etat moderne en Afrique (mis à part la Somalie qui est un cas de stratégie révolutionnaire ayant échoué), sont le fait de stratégie de conciliation qui n'ont pas pu être menée à bout, qui ont voulu se réorienter artificiellement en stratégie conservatrice sans y réussir : du coup il n'était rien du tout et ça n'a mené à rien. C'est le cas de Mobutu Sese Seko en République Démocratique du Congo et de Jean Bedel Bokassa en Centrafrique.
Dans les deux cas, il s'agit de personne qui répondent au critère de ceux qui s'orientent normalement dans la stratégie de conciliation : ce sont des personnes intégrées à l'ancien système colonial, ayant fait des études supérieures pour Mobutu, sous-officier puis officier militaire pour Bokassa (éduqué au PMS, comme nous !). Toutefois, pour des raisons propres à leur pays (trop vaste pour le Congo, sans culture de grands royaumes ou de centralisation de pouvoir en Centrafrique), ils ne vont pas vraiment trouver d'interlocuteurs pour mener une hégémonie de conciliation pérenne. Du coût, ils se sont assez vite retrouvés en perte de légitimité, contestés par des forces centrifuges. Pour se donner une nouvelle légitimité, ils ont voulu jouer la culture du chef, traditionnaliste, en créant du folklore autour de leur pouvoir personnel et en essayant à le rattacher à un passé mythifié. Cela n'a marché qu'un petits laps de temps et à laissé ensuite un champ de ruines derrière eux.
Mon diagnostic : les Etats modernes faillis ou toujours en construction sont la conséquence d'échec des stratégies de concentration du pouvoir par les premières élites politiques, et de rationalisation de l'héritage de ce pouvoir (ce que n'a pas réussi à faire la Côte d'Ivoire par exemple suite au décès d'Houphouet Boigny).
Emmanuel: Chapeau bas.
Je dois avouer avoir appris plein de choses en te lisant.
Donc MERCI.
Peace.
Content que cela t'ait été instructif Dany !
Le plus grave avec Mobutu et Bokassa, ce n'est pas qu'ils ont raté le cap de la conciliation-héritage colonial seulement en effet. Leur dérive autoritaire, avec parfois le cautionnement français (villas, châteaux, et autres) illustre parfaitement l'échec de l'entrée dans la modernité. Idem pour Amin Dada, Kabila et Bongo pères.
Espérons juste Manu que la nouvelle génération, comme l'équipe de Terangaweb, en sera assez consciente. S'il faut des révolutions violentes pour y arriver (comme celles du Nord), alors pourquoi pas?
Merci Manu pour cette présentation intéressante des trajectoires de formation de l'Etat moderne en Afrique. Pour prolonger la reflexion, Bayart insiste aussi sur le fait que quel que soit la trajectoire choisie, l'Etat en Afrique a fonctionné selon la logique de la "politique du ventre", i.e. une pratique du clientélisme et du patronnage ainsi qu'un "chevauchement" entre le politique et l'économique. Sous une autre approche, renvoyant presque au même phénomène, Jean François Médard (cette fois-ci!) a insisté sur le "néo-patrimonialisme" de l'Etat moderne en Afrique i.e. un fonctionnement patrimonial dans un Etat qui se veut de "type légal-rationnel". Le Sénégal d'Abdoulaye Wade a par exemple fonctionné sous un modèle néo-patrimonialiste évident qui n'a peut être pas grand chose à envier à la monarchie de Mohamed VI…
On constate donc que quel que soit la trajectoire choisie, l'Etat en Afrique a fonctionné sous un mode d"accumulation-redistribution (qui rejoint la volonté de centralisation évoquée dans l'article) dans lequel on accumule et resdistribue des ressources économiques pour compenser la faible légitimité du pouvoir politique issu de l'une des trajectoires présentées.
Mais ce schéma a été confronté à de sérieuses difficultés dans les années 1980 lorsque, sous l'effet des crises économiques, des politiques dajustement structurel, des sécheresses, l'Etat n'avait plus grand chose à distribuer. Et c'est sans doute ce blocage qui explique "la crise des autoritarismes" du début des années 1990. Au cours des trois dernières années, plusieurs régimes ont fait face à d'importants mouvements de contestations. Il faut espérer que ces mouvements s'accentuent et surtout qu'ils fassent naitre de nouvelles pratiques d'exercice de la citoyenneté qui sortent de la logique de la "politique du ventre" ou du "néo-patrimonialisme" pour que les citoyens soient plus exigents par rapport aux tenants du pouvoir politique
Pardonnez-moi messieurs, mais j’ai du mal à comprendre comment on peut évoquer la difficile naissance des Etats modernes africains sans même se pencher sur ce qui en fut incontestablement le principal objet de déroute, à savoir le (néo)colonialisme (à quoi sert le « néo », au fond?) Vraiment, ça m’échappe… A lire cet article, on dirait presque que les questions coloniales et néocoloniales sont évacuées en deux/trois phrases d’introduction, puis … c’est l’absolution magique ! Et place à l’Afrique, seule, comme si elle émergeait de nulle part, n’était pas dévastée jusque dans les tréfonds de son organisation et de ses structures, comme si elle ne s’était battue qu’avec elle-même dans cet immense demi-siècle de mystification. Si la difficile éclosion d’une modernité viable n’est bien sûr pas étrangère au conflit entre tradition et modernité, il faut être sacrément déconnecté pour ne se focaliser que là-dessus et en faire l’unique prisme à travers lequel observer les dérives étatiques. Je suis désolé, mais je trouve ça carrément scandaleux.
Vous pensez sérieusement que certains des tyrans que vous avez cités peuvent être gentiment classés sous l’étiquette stratégie de « conciliation » ? Mais conciliation de quoi ; du pillage, de la domination et de l’aliénation toujours recommencés de l’Afrique? N’est-ce pas nier tout bonnement les Lumumba, Um Nyobe, Sankara, leurs cortèges de martyrs et leur si noble et incorruptible combat pour l’émergence d’une Afrique véritablement libre et indépendante que d’évoquer une stratégie de « conciliation » quand on parle de monstres tels que Bokassa, Mobutu ou Ahidjo? Ces pions de la France et du colonialisme n’ont rient fait d’autre que de vendre l’Afrique à leurs seuls profits. Et l’unique stratégie qu’ils ont opérée n’est pas autre que celle de la « prostitution » de leurs pays, qu’ils ont inlassablement vendus, et revendus aux dévastatrices puissances occidentales, la France doit-de-l’hommiste en tête.
Aucun regard sérieusement porté sur l’histoire de l’Afrique postcoloniale ne peut fermer les yeux sur la Françafrique et décemment penser qu’une quelconque stratégie de conciliation (ou de pseudo conservation) ait été menée, à aucun moment que ce soit, dans l’intérêt de l’Afrique. Son maintien dans la pauvreté, tant matérielle que culturelle, son matraquage idéologique (la si funeste francophonie qu’analyse très justement Guy Ossito Midiohouan…), la mise en place et le vérouillage de ses immondes dictatures, à grand renfort d’interventions militaires françaises quand la protection des intérêts français et de ceux des mafias en place le nécessitaient… On ne voit décidément pas la naissance de ces Etats sous le même angle, vraiment pas. Je ne sais pas si vous avez lu l’écrivain camerounais Mongo Béti (que ce cher Bayart n’avait d’ailleurs pas manqué de critiquer injustement dans le passé); un intellectuel, un vrai, incorruptible jusqu’à la moelle et jusqu’à sa mort. L’ensemble de l’oeuvre de ce dernier (et notamment « Main basse sur le Cameroun ») fait état de son infatigable combat contre cette main mise politique, économique et idéologique de l’Occident et de ce qu’il appelait « le lobby esclavagiste » sur l’Afrique, et sa lecture pourrait peut-être vous fournir des lentilles autrement moins policées (et plus humaines) que celles avec lesquelles vous appréhendez l’histoire moderne du continent noir dans cet articles et ces commentaires.
Bien à vous.
Merci Shérine pour cette contribution intéressante au débat. Je vais essayer de répondre autant que possible aux points que tu soulèves :
1/ Tout d'abord, je vais faire acte d'humilité. Vu la taille de cet article, je n'avais pas la prétention de donner une explication complexe et large de "la naissance des Etats modernes en Afrique". Il y a bien entendu d'autres éléments à prendre en compte, et celui que tu soulèves, à savoir l'héritage, l'influence et le rôle des anciennes colonies en fait incontestablement partie.
2/ Ceci étant dit, je pense que les commentateurs et nombre de citoyens africains surestiment ce facteur extérieur et en font un deus ex machina qui contrôlerait tous les fils de la trame de la pièce. C'est non seulement faux mais déresponsabilisant de penser de cette manière. De plus, autre élément que je retrouve dans ton commentaire et que j'ai moi-même longtemps adopté, c'est la propension à classifier les chefs d'Etat africains entre des "voleurs" et "vendus aux puissances coloniales" d'un côté (Ahidjo, Bokassa, Mobutu et la majorité des autres), et de l'autre côté des "incorruptibles" et "honnêtes" comme Sankara, Lumumba, Um Nyobe, qui pour la plupart ont connu une fin tragique.
3/ Comme tu le dis bien, "on ne voit décidément pas la naissance de ces Etats sous le même angle". Le prisme que j'ai essayé d'adopter dans cet article, c'était de voir comment les acteurs africains ont négocié l'opportunité historique que représentait les indépendances. Ils ont du faire face à des handicaps certains : le poids politique, économique et social de l'héritage colonial, et la ferme volonté de ces puissances de continuer à peser sur leur avenir. D'un autre côté, la volonté de différents acteurs africains de participer à l'exercice et à la jouissance du pouvoir.
4/ Mon point est de dire : comment ces différents acteurs ont comblé le vide du départ des colons et comment ils se sont réappropriés l'Etat moderne, à savoir le monopole de la violence légitime et le premier distributeur de ressources à la collectivité. C'est dans ce cadre, avec les contraintes qui étaient les leurs, que les acteurs ont adopté différentes stratégies, que Bayard à schématisé en trois grandes catégories : conciliation, conservatrice et révolutionnaire. Comme l'a souligné Simel dans son commentaire, la stratégie de conciliation, dans le sens de vouloir répondre aux intérêts contradictoires de plusieurs catégories de la population, a utilisé comme principal levier la corruption ou le clientélisme. On les juge avec des yeux dépréciateurs aujourd'hui, c'est notre droit et notre devoir, mais il ne faut pas oublier que c'était sans doute le moyen le plus facile et plutôt efficace de parvenir à concilier ces intérêts divergents et avoir "une paix des braves." Ceux qui ont opté pour la stratégie révolutionnaire, dont pas mal de "justes" que tu as cité et qui suscitent l'admiration, ont suscité des réactions non seulement de l'étranger, mais de la plupart des autres acteurs locaux qui avaient des ambitions.
Mon angle d'analyse n'est donc pas moral (qui sont les gentils et les méchants ? Qui sont les honnêtes et les voleurs ?) ; il est politique (quelles ont été les stratégies de concentration du pouvoir et quelles ont été leur impact historique, leur viabilité, etc.).
Cordialement,
Merci de ta réponse Emmanuel,
Il y a du vrai dans ce que tu dis, cependant je reste encore une fois très sceptique. Tu questionnes « comment ces différents acteurs ont comblé le vide du départ des colons et comment ils se sont réappropriés l’Etat moderne, à savoir le monopole de la violence légitime et le premier distributeur de ressources à la collectivité » : eh bien je le répète, mais pour moi, et je ne pense pas déresponsabiliser les Africains en insistant sur ce fait indéniable : jamais il n’y a eu un « vide de départ », ce n’était qu’une mascarade de façade, une mystification qui a vite fait de se trahir et que certains, à l’image de Frantz Fanon, avaient déjà pressenti.
Par exemple, cette impitoyable guerre coloniale qu’a mené de Gaulle au Cameroun contre Um Nyobe et l’UPC juste avant de laisser le Cameroun accéder à l’indépendance et d’y installer le diabolique pantin de Ahidjo (guerre quasi inconnue en France et qui a pourtant décidé du destin d’un peuple), peut-on seulement en imaginer les conséquences pour l’indépendance de ce pays et sa réappropriation de l’Etat moderne? Imagine-t-on l’impact que cela a eu sur les chantiers politiques, économiques et culturels engagés (et surtout non-engagés) dans ce pays? Je ne dis pas que c’est la seule raison, je ne déresponsabilise personne, mais je continue à dire fermement qu’il est impossible de faire impasse sur cette injustice originelle qu’est le colonialisme sous toutes ses formes et déclinaisons, avant comme après les indépendances, car elle empoisonné tant les structures (politiques, sociales, économiques, symboliques…) que les imaginaires de l’Afrique. Cette influence et ces avatars du colonialisme restent le poison principal, le handicap majeur, et cela s’est toujours accompagné des pires chantages. C’est lorsque le Cameroun était le pays le plus corrompu d’Afrique qu’il recevait le plus de subventions de la part du FMI… il y a des milliers d’exemples comme ça, qui parlent assez d’eux même et traduisent parfaitement la volonté qu’à toujours été celle de la France et de l’Europe vis-à-vis de ses ex-colonies.
Et encore une fois : il ne s’agit en rien de déresponsabiliser, cet argument trop à la mode m’agace en fait (même si je ne doute pas que dans ton cas il n’est pas mis sur la table pour exonérer le colonialisme de ses responsabilités). Dans le Discours Antillais, Edouard Glissant montre à quel point ce qu’il appelle « l’irresponsabilité collective » qui touche les Antillais est due à son histoire de « non-peuple », faite de négation, et de tout un chapelet de manipulations et d’assimilations. Du fait qu’à aucun moment ce peuple n’ait été entièrement maître de son destin et qu’il ait constamment été déterminé (institutions, politiques etc.) de l’extérieur. Privé donc de cette détermination dans un geste de création collective qui en appelle aux références et volontés profondes du peuple. Je crois qu’il y a de ça en Afrique. Dans une dimension et une histoire complètement différente évidemment, mais il reste claire que les clés de l’état moderne n’ont jamais été laissées au peuple, jamais. Et la responsabilité du colonialisme dans cette affaire reste au tout premier plan, n’en déplaise au bien trop neutre Bayart. Car dans un tel contexte, il en va du plus élémentaire « humanisme » que de ne pas l’être. Et penser cela ne décharge en rien les Africains de leurs fautes et responsabilités.
PS : cette phrase de Fanon me vient : « pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » Elle fait réfléchir…