Avec La Pirogue, Moussa Touré peint un drame captivant, saisissant et peu bavard. La prouesse du cinéaste est d’avoir fait totalement parler la caméra au travers d’une précision chirurgicale qui met à nu les sentiments intérieurs que les visages de comédiens au sommet de leur art laissent transparaitre.
La Pirogue est le récit d’un espoir ; celui que nourrissent des millions de jeunes sur le Continent, et qui au final charriera un désespoir violent.
La Pirogue est le film d’une tragédie comme il y en a eu des milliers, souvent dans une ignorance totale. Tragédie de familles qui pleurent encore des fils engloutis par l’océan dans leur épopée meurtrière pour un mieux-être. La Pirogue est un gros plan sur la misère qui sévit dans ces quartiers traditionnels de pêcheurs dont le savoir-faire ancestral ne nourrit plus son homme, du fait des assauts violents des navires industriels bénéficiaires de licences de pêche longtemps distribuées par des gouvernements peu soucieux de la survie d’une large frange de leurs populations.
La Pirogue est une violente claque aux leaders africains appelés à une meilleure prise en charge d’une jeunesse qui rêve de prendre le large pour une hypothétique vie meilleure. Quand la politique échoue, les espoirs sont obstrués et le choix du pire s’annonce comme l’ultime recours.
Ce n’est guère par hasard, connaissant l’engagement de Moussa Touré, que l’on voit une scène où Lassana le passeur et d’autres passagers de la pirogue raillent les politiciens, menteurs et malhonnêtes, qui n’ont jamais pu empêcher leurs compatriotes de faire le choix périlleux de risquer leurs vies pour répondre à l’attrait des lumières qui scintillent sur les Canaries. Ces lumières d’un ailleurs qui a nargué tellement d’âmes généreuses et volontaires. D’ailleurs, New York, Brésil, Bretagne, Andalousie, Barça…sonnent dans La Pirogue comme un ailleurs si proche qu’il convient juste de soulever la main pour le caresser, et si lointain qu’il faut risquer sa vie pour le toucher.
La Pirogue est un instrument de prise de conscience sans moralisme de ce drame qu’est l’émigration clandestine avec tous les risques que les gens encourent pour répondre à l’appel pressant d’un eldorado qui prend subitement, au fur et à mesure qu’on s’y approche, ses vrais airs de mirage décevant. La Pirogue est un chef d’œuvre d’une précision zolienne sur ce personnage immense, majestueux, impassible et impitoyable qu’est l’océan. Combien de fils du Contient a-t-elle englouti, en en redemandant toujours plus ?
La scène de la pirogue en panne avec des passagers ayant épuisé carburant, eau et nourriture, appelant bruyamment et désespérément à l’aide, en vain, renseignent plus que tout autre discours sur la tragédie que charrient ces morts atroces.
La Pirogue est une œuvre sur le rêve, celui de chacun des candidats à l’émigration. Des destins différents mais qui s’imbriquent au fur et à mesure qu’au large, chaque passager donne les motifs de son aventure périlleuse. L’homme à la béquille part pour réserver à sa fille un avenir meilleur. Abou poursuit un rêve de musicien en France. Kaba veut monnayer ses talents de grand footballeur en Espagne pour ensuite épouser Nafy et construire une maison à étage. Baay Laye veut gagner sa vie en Europe et sortir sa petite famille de la misère. Le chef des halpulaars considère les champs d’Andalousie comme son horizon indépassable où l’attendrait un statut de saisonnier, loin des terres fertiles et des vaches de son Fouta natal. Quant à Nafy, la seule femme de l’épopée meurtrière, montée clandestinement sur la pirogue, elle veut à tout prix rejoindre son amant en France. Enfin, les Guinéens, n’ayant jamais vu la mer, partent aussi pour un meilleur sort en Occident loin de leur verdoyant pays.
La Pirogue est une peinture de l’union des hommes devant les causes partagées au-delà de leurs différentes origines natales, ethniques et linguistiques. On ne se comprend pas dans la pirogue, un interprète est toujours nécessaire quand des personnes échangent. Seulement le langage de l’espoir – ou du désespoir- en un ailleurs meilleur reste universel.
La Pirogue est également un enseignement sur la vie des passeurs, impitoyables, cupides et sans vergogne. Ces personnes se nourrissant de « l’argent du rêve », comme le dit Lassana le passeur de la pirogue. Mais au-delà de cette impression première, on décèle chez ces monstres froids, une humanité que Moussa Touré nous invite tout de même à aller chercher loin derrière leur masque de vulgaires trafiquants d’êtres humains. Humanité que charrie cette prise de conscience sur la responsabilité dans la tragédie. Ce n’est guère un hasard si Lassana, devant le spectacle d’individus mourant successivement, hurle : « je suis l’organisateur de ce putain de voyage », avant de succomber ensuite à son tour à la faim, la soif et l’épuisement.
Ce sentiment de responsabilité devant une catastrophe est aussi partagé par le placide Baay Laye, capitaine expérimenté d’une embarcation qui prendra au fil du temps les allures d’un cercueil mobile voguant dans un océan en furie, qui attend sagement l’heure d’engloutir ses téméraires visiteurs. Le cri de détresse de Baay Laye après la scène épique de la tempête sonne valablement comme un aveu d’impuissance et de démission pour lui, le pasteur de 30 âmes qu’il était censé, malgré lui, conduire au paradis des Iles Canaries.
La fin triste de La Pirogue avec des cadavres engloutis dans le ventre de l’Atlantique et le rapatriement au Sénégal des survivants, accueilli à l’aéroport de Dakar avec 10 000f (15 euros) et un sandwich distribués par des fonctionnaires aux visages rugueux, constitue une méthode cathartique pour dire aux jeunes d’Afrique qu’un autre choix était possible loin de celui d’un suicide certain.
Au travers des destins de ses personnages, La Pirogue éduque, corrige les mœurs et freine les velléités migratoires qui sommeillent chez de nombreux jeunes sénégalais qui, de Yoff, Yarakh, Thiaroye ou Bargny, rêvent de rejoindre la vieille Europe qui, sous ses dehors reluisants, cache sa vraie nature fatiguée, usée, malade et de plus en plus xénophobe.
Sous ses airs tragédiens, La Pirogue purge les passions. Moussa Touré fait peur aux travers notamment des scènes de la tempête, de l’autre pirogue dont les occupants sont laissés à une mort certaine et atroce et celle du retour sans gloire des rescapés pour affronter les regards inquisiteurs du quartier. Baay Laye revient chez lui retrouver femme et enfant, avec dans son sac un maillot du FC Barcelone pour son petit garçon. Tout ça pour ça est-on tenté de dire.
La Pirogue, c’est le drame de l’émigration clandestine avec son lot de désillusions, de familles brisées et de cauchemars quotidiens résiduels d’un flirt permanent avec la mort. Cette mort qui rôde, une heure et demi durant, sur une pirogue et ses passagers dans l’immensité d’un océan hostile est celle qu’évoquent les larmes continues de Yaya, l’un des halpulaars, durant tout le film.
Ces larmes ont été le fil rouge d’un drame qui se déroulait à huit clos, prémunissant ainsi la chronique d’une tragédie annoncée.
Hamidou Anne
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Du très bon boulot mon ami, tu es vraiment un crack!!!
Djily D