Passeuse de culture ou amante? Femme amoureuse ou croyante? L'héroïne de "la traductrice" de Leila Aboulela est une femme tiraillée par ses convictions religieuses et ses émotions : le choc des civilisations peut aussi être un drame individuel.
La Traductrice de Leila Aboulela illustre parfaitement les propos de l'auteure mentionnés sur son site Internet: « Mes romans reflètent une logique musulmane, mais mes personnages n'ont pas nécessairement un comportement de "bons" musulmans. Ils ne sont ni parfaits ni des modèles à suivre mais des personnages complexes qui essaient de pratiquer leur foi et de donner un sens à la volonté d'Allah dans des conditions difficiles »[1].
Cet ouvrage raconte les tribulations d'une jeune femme d'origine soudanaise qui quitte Khartoum pour s'établir à Aberdeen à la suite de la mort de son mari. On y découvre les différends qui l'opposent à sa famille et sa relation passionnée avec un professeur écossais pour qui elle travaille comme traductrice. Effacée et esseulée, ses convictions religieuses donnent un sens à sa vie mais lorsque l'amour frappe, sa vie se complique singulièrement.
Ainsi, après la mort de son mari, Sammar se brouille avec sa belle famille et elle part pour l'Ecosse où elle trouve un poste de traductrice à l'université d'Aberdeen. C'est là qu'elle tombe amoureuse du professeur d'Etudes islamiques pour qui elle travaille. Les sentiments de la jeune femme sont partagés et malgré la différence d'âge qui sépare les protagonistes, rien ne semble pouvoir faire obstacle à leur Amour. Mais pour Sammar, il y a bel et bien un obstacle infranchissable qui ne lui permet pas de donner libre cours à ses sentiments: elle ne peut épouser qu'un musulman et Rae ne l'est pas. Certes, ce dernier en sait long sur l'Islam et il défend ardemment une religion pour laquelle il a beaucoup d'admiration. Son intérêt pour les textes dont il fait l'exégèse est toutefois moins religieux qu'analytique. Et si la distance maintenue entre ses convictions personnelles et ses activités professionnelles lui a permis d'acquérir une solide réputation dans le monde universitaire où l'on accorde une grande importance à la liberté d'expression, à la pensée critique et à l'impartialité du chercheur par rapport à son sujet, ce hiatus s'avère rédhibitoire lorsqu'il veut épouser Sammar.
Pour la jeune femme, il est difficile de comprendre, et plus difficile encore d'admettre qu'on puisse savoir tant de choses sur l'Islam, son histoire et ses rites, et refuser de se convertir. A ses yeux, les raisons de Rae, évoquées par sa secrétaire, ne tiennent pas debout: « Ce serait un suicide professionnel [dit cette dernière] parce que plus personne ne le prendrait au sérieux après ça. Qu'est-ce que ce serait ? Un autre ex-hippy parti rejoindre une secte bizarre. Pire qu'une secte bizarre, la religion des terroristes et des fanatiques. C'est comme ça qu'il serait vu » (p.30).
Pour Sammar, se contenter d'être un observateur, même attentif et bien informé, participe d'un engagement largement insuffisant. Seule une profession de foi reconnaissant que les versets du Coran ne sont ni l'œuvre d'un poète, ni une simple matière à étudier, mais « une révélation divine, la vérité incontestable » (p.152) permettrait leurs épousailles. Mais Rae ne se sent pas prêt à faire une déclaration aussi solennelle, et faute d'acquiescer à la volonté de la femme qu'il aime pourtant plus que tout, l'idylle prend fin à peine ébauchée et Sammar rentre à Khartoum. La décision de la jeune femme de tourner le dos à l'amour et de retourner chez elle témoigne de sa détermination mais elle souligne aussi les périls d'un dogmatisme religieux dont certaines contraintes archaïques empiètent sur les libertés individuelles. L'exigence qui est faite aux musulmanes d'épouser un musulman (alors qu'un musulman peu épouser une femme qui n'est pas musulmane) semble par exemple contraire aux principes de justice et d'égalité entre les sexes qui prévalent à notre époque; mais pour Sammar, unir sa destinée à un infidèle irait non seulement « à l'encontre du consensus » [2] mais aussi contre la volonté de Dieu lui-même. Dès lors nulle souffrance ne lui semble aussi insupportable que l'idée d'épouser un non-croyant.
De la conversion du roi Henry IV pour qui "Paris valait bien une messe" à celle non moins intéressée d'un personnage du film My Big Fat Greek Wedding – converti à la foi orthodoxe grecque pour pouvoir passer la bague au doigt de sa belle – en passant par les Africains soumis jadis au prosélytisme de missionnaires subjuguant le continent « la tartine de miel d'une main, le martinet de l'autre » [3], des millions de personnes ont été pressées d'abandonner leurs croyances pour en adopter d'autres. Toutefois, savoir l'ampleur du phénomène ne rend pas la chose plus facile à gérer pour ceux et celles qui, de nos jours encore, contraints et forcés, s'exécutent alors qu'ils ne le désirent pas vraiment – ou pas du tout. Et en dépit de l'exaltation de Rae, lorsqu'en fin de compte il devient musulman et retrouve Sammar, cette conversion a le goût amère d'un renoncement, d'une contrainte imposée à un libre-penseur plus intéressé par les hommes que par les dieux, par l'empathie que la piété, la liberté de pensée que les préceptes religieux.
Mais pour Sammar, la conversion de Rae a un tout autre sens. C'est la meilleure chose qui puisse être arrivé à l'homme qu'elle aime car son allégeance au premier pilier de l'Islam lui ouvre les portes du paradis. Et le lecteur imagine entendre la voix de l'auteure derrière la profession de foi de Rae: « J'ai fini par découvrir que ça n'avait rien à voir avec tout ce que j'ai lu ni avec le nombre de faits que j'avais appris concernant l'islam. La connaissance est nécessaire, c'est vrai. Mais la foi, elle, vient directement d'Allah » (p.236).
Le talent de l'auteur, sa fine exploration de la psychologie des personnages, le jeu des attentes contradictoires qui déterminent la vie et des uns et des autres, et la démystification des clichés qui dominent notre époque font de ce livre une lecture fascinante. Leila Aboulela a obtenu le Prix Caine pour l'Ecriture africaine en l'an 2000 et son œuvre continue à être d'une pertinente actualité. A lire [4].
Adapté d'une note de Jean-Marie Violet, professeur au Département de Lettres de l'Université de Western Australia, à Perth, Australie.
Retrouvez la note intégrale sur L'AFRIQUE ECRITE AU FEMININ.
Notes
1. Site de l'auteure. http://www.leila-aboulela.com/ [Consulté le 29 mai 2013].
2. http://www.scholarofthehouse.org/oninma.html [Consulté le 25 mai 2013].
3. Lucie Cousturier. "Mes inconnus chez eux". Paris, F. Rieder et Cie, 1925. p.69.
4. Tous les écrits de Leila Aboulela valent le détour. La nouvelle "Le Musée" est particulièrement recommandée. [Leila Aboulela. « Le Musée ». Carouge-Genève: Editions Zoé, 2004, 48p. Titre original: « The Museum » dans le recueil « Coloured lights », 2001].
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