Passionné par les romans traitant de l’exil, de l’immigration, de la quête de l’identité, l’occasion m’a été donnée de lire Les pieds sales, roman publié en 2009 par l’écrivain togolais, Edem Awumey. En juin 2010, Cinéafrique a publié un entretien réalisé avec l’auteur, en marge de la douzième édition du festival littéraire Metropolis Bleu, à Montréal. Aujourd’hui, je voudrais partager avec vous, l’essentiel despieds sales, un roman lu il y a un bon moment, mais qui continue à me parler, à me questionner, en raison de l’actualité des thèmes qu’il évoque : la figure du père absent, l’exil, l’immigration, la recherche d’identité, la quête d’un sens à la vie.
La figure du père constitue une des caractéristiques de la littérature francophone. Dans le roman Les pieds sales du Togolais Edem Awumey, un jeune homme prénommé Askia, quitte l’Afrique pour la France, à la recherche de son père. Devenu chauffeur de taxi à Paris, Askia fait la connaissance d’Olia, une photographe d’origine bulgare. Askia lui parle de son père, Sidi Ben Sylla, qui a quitté le continent africain des décennies auparavant, pour chercher une meilleure vie, à l’instar de tout immigré. La description qu’il en fait, exhume chez Olia des souvenirs de photographies qu’elle a prises d’un homme toujours enturbanné, qui serait probablement le père d’Askia. «Tu ressembles vraiment à l’homme au turban que j’ai pris en photo il y a quelques années», lui confie Olia, avec qui il développa peu après, une grande amitié. L’image du père enturbanné est tellement forte dans la tête de la mère d’Askia restée en Afrique, qu’elle voit son mari à travers son fils. « Tu lui ressembles, Askia. Si tu portais un turban toi aussi, ce serait parfait. J’aurais l’impression que c’est lui qui est revenu. Juste l’impression. Car il ne reviendra pas », dit la mère à son fils. La mère sait-elle vraiment ce qui est arrivé à son mari, ou elle s’exprime ainsi, pour faire le deuil de plusieurs années de vie commune, qu’elle est incapable de reconstituer? Difficile de répondre à cette question, mais ses propos montrent qu’elle veut oublier ce passé qui ne lui apporte que des tourments, au moment où Askia cherche à clarifier le mystère que constitue la disparition de son père. Dans cette quête de la vérité sur son père, Askia rencontre une femme, qui lui dit qu’il ressemble à un homme qu’elle a rencontré à Onitsha au Nigéria. Un homme dont la photo est affichée un peu partout au Nigéria, avec la légende suivante «Ne montez dans un taxi conduit par cet homme». Pourquoi une telle inscription en bas de la photo, peut-on légitimement se demander? A en croire la même femme, cet homme serait une ombre «qui vous embarquait pour vous tuer dans les quartiers mal famés de la périphérie d’Onitsha.»
Ces précisions apportées par la cliente, rappellent le passé d’Askia, quand il opérait en Afrique, comme membre d’une cellule, dont la mission principale était d’empêcher les populations de critiquer les actions des autorités en place. En tant que chauffeurs de taxi, la véritable tâche d’Askia et de ses collègues consistait à poser des questions aux clients, pour détecter les «âmes rebelles critiquant à outrance le gouvernement.»Une fois que les opposants sont repérés, l’autre étape de la mission était de «réduire au silence ces bouches puantes dont les paroles pourrissaient l’atmosphère…conduire ces rebelles très loin, à l’écart de la cité, là où on ne voyait plus les lumières du centre, là où on devait pas les voir, leur mettre la ceinture explosive et appuyer sur un bouton depuis son taxi.» Les pieds sales est un roman, qui place ses personnages dans une situation insoutenable. Poussés loin des siens et de leurs environnements immédiats, ils essaient de mener une nouvelle vie, mais leur passé finit par les rattraper, pour leur rappeler les moments sombres de leur vie. C’est particulièrement le cas d’Askia qui croyait avoir complètement fermé la page de son passé de milicien, prêt à tuer pour le compte du régime dictatorial, jusqu’au jour où il rencontra Zak, un ancien membre de la Cellule qui prenait plaisir à éliminer de pauvres citoyens. «Et je te retrouve ici, dans cette ville étrangère à ce que nous étions. Je me dis que t’es parti, t’as déserté parce que t’as cru que cette ville et sa nuit qui ne savent rien de ton passé, pouvaient te protéger. Mais, tu le sais bien, le passé, c’est comme une femme amoureuse qui ne vous lâche pas. Désolé, l’ami. Crois-moi, j’aurais voulu te retrouver dans d’autres circonstances, pour célébrer une messe autre que celle-ci», lance Zak à l’endroit d’Askia. La rencontre entre les deux ex-miliciens, est une occasion pour Zak d’expliquer à Askia, qu’après son départ, certains de leurs amis qui travaillaient avec eux, ont commencé à disparaître mystérieusement. Pour éviter d’être également éliminé physiquement, Zak raconte avoir traversé la frontière, déguisé en femme, avant de suivre plus tard le périple Bobo-Dioulasso, Bamako, Niamey, Tripoli, Tunis, Malte, Athènes, pour se retrouver finalement en France.
Les pieds sales, est l’histoire de toutes ces personnes qui ont quitté leurs pays, peu importe les continents dont elles sont originaires, pour fuir les régimes totalitaires et autres formes de dictatures. C’est aussi l’histoire de millions de personnes forcées par les situations économiques difficiles de leurs pays, à quitter pour parcourir le monde, à la recherche d’un certain bien-être. A force de parcourir les routes du monde, toutes ces personnes, sont appelées les pieds sales, parce qu’elles «…avaient les pieds crottés et blanchis par la boue et la poussière de toutes les routes qu’ils avaient courues depuis là-bas.» L’expression «pieds sales», est également utilisée par Edem Awumey, pour montrer que ces personnes endurent beaucoup de choses sur leur parcours vers le bonheur, ou la liberté. Ce sont des personnes qui emmagasinent en elles toutes les frustrations du monde. Elles acceptent malgré elles toutes les souffrances qu’elles refuseraient d’endosser dans leur pays natal. Les pieds sales, c’est le portrait de tous les immigrés qui se battent chaque jour, pour espérer mener une vie décente, qu’ils ne parviennent pas assez souvent à avoir. Ceux d’entre eux qui en ont marre de vivre cette vie, décident finalement de faire le voyage retour. Après dix ans d’exil en France, Olia décide de retourner en Bulgarie, pour revoir ses parents qui lui manquaient énormément, et prendre le plaisir de redécouvrir les lieux remplis de souvenirs. «Maintenant, elle avait juste envie de retrouver sa ville, les siens et les lieux de son enfance. Parcourir les allées du Borisova, s’asseoir, le temps d’une pause, sur les marches de Sainte-Petka-Samardshijska, l’église. Des lieux qu’elle portrait en elle mais dont elle craignait de perdre les contours avec le temps», écrit Edem Awumey, au sujet de la jeune bulgare qui a compris que le retour aux sources, participe à la santé mentale de l’immigré. A l’opposé d’Olia qui arrive à la fin de son exil occidental, son ami Askia, «lui n’avait aucune envie de revoir sa ville du Golfe avec le jardin Fréau où avaient brûlé les chiens et les hommes, le bord de mer et la tristesse des rameurs, la place de l’indépendance où la liberté avait fini de se consumer dans la flamme portée par la statue qui s’y trouvait, les trois lagunes aux eaux glauques qui puaient la mort, les lagunes dans lesquelles son père s’était peut-être noyé…» Deux destins se dressent ainsi devant nous, et nous interpellent. Le premier est celui de la personne qui décide de mettre fin à son errance, pour aller savourer la joie de vive de son pays natal, et renouer avec un pays, qu’elle n’avait en fait jamais abandonné. Le second destin est celui de la personne qui n’arrive plus à retourner sur ses pas, de peur d’y faire face, et de retrouver une situation peut-être difficile à supporter. Les pieds sales, est en définitive un roman à portée universelle, une œuvre qui parle de toutes les personnes qui sont à la quête d’un sens à leur vie, ou qui ont envie de se débarrasser de certains traumatismes qui les empêchent de s’épanouir. A la quatrième de couverture du deuxième roman d’Edem Awumey, l’écrivain marocain, Tahar Ben Jelloun, fait une analyse pertinente :«Edem a su recréer un univers où au-delà du fait lui-même, au-delà de l’histoire récente de son pays, le Togo, nous retrouvons des personnages appartenant à la douleur du monde. Que ce soit en Afrique ou en Europe, des damnés de la terre errent sous l’œil complice du romancier. Ce roman nous concerne tous parce qu’il a une portée universelle.»
Les pieds sales, paru tout d’abord aux éditions du Seuil en août 2009, et réédité la même année aux éditions du Boréal, reste d’actualité deux ans après sa publication, tout simplement parce que «les pieds sales» ne cesseront d’arpenter les routes du monde, à la recherche d’un mieux-être. Etant donné que le monde continue malheureusement à entretenir les inégalités, «les pieds sales» dont parle Awumey dans son roman, chercheront toujours à fuir leurs pays qui ne leur offrent pas le bien-être dont ils rêvent pour eux-mêmes, et leurs progénitures. Sur les routes du monde, on verra toujours défiler des personnes qui ne se sentent pas à l’aise là où elles sont. Les pieds sales, est une œuvre à lire, à relire, et à partager avec toutes les personnes qui sont taraudées par l’idée de l’exil, ou qui se posent en permanence des questions sur le sens réel de leur existence.
Anoumou Amekudji
Article initiallement paru dans CinéAfrique
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