Avec la « Communauté Terrestre » (2023, la Découverte), Achille Mbembé clot sa trilogie sur le devenir du Vivant entamée avec « Politique de l’inimitié » (2016, la Découverte) où il a décortiqué la figure de l’ennemi dans un chaos de guerres et de ségrégations et ensuite « Brutalisme » (2020, la Découverte) qu’il a consacré au devenir artificiel de l’humanité et à son pendant, le devenir-humain des machines.
Depuis la publication des premiers travaux de ce philosophe, nous suivons une pensée évolutive à la quête d’une harmonie dans « un monde en combustion » et qui, à chaque ouvrage, nous livre un nouveau maillon qui se greffe à la chaîne symbiotique du vivant. A chaque lecture, nous voyons interagir des savoirs humains et non humains, visibles ou invisibles, à priori éloignés, parfois même en guerre (Science vs Mythes) et qui accomplissent sous nos yeux des mouvements d’harmonisation longs et précis- la ressemblance avec le Tai Shi est frappante- pour atterrir sur une matrice fluide qui respire profondément. C’est cette matrice ou cette lecture de différentes combinaisons que nous propose le philosophe pour continuer à habiter la Terre. « Aujourd’hui, la question centrale consiste à s’interroger sur la manière dont les formes complexes de vie pourraient être reproduites, soutenues, rendues durables, préservés et universellement partages à l’ombre d’une catastrophe cosmique potentielle », explique Achille Mbembé dans son nouvel ouvrage.
Tout au long de son parcours, ce philosophe camerounais a été porteur d’une quête : Il nous a d’abord livré une analyse de la condition noire, du « postcolonialisme » à « la raison Nègre »[i], qui a mis en exergue les blessures traumatiques et transgénérationnelles occasionnées par le capitalisme impérialiste des anciennes puissances. Dans une seconde étape de son cheminement, Mbembé nous a dévoilé les déchirures d’un monde brutalisé, porteur de balafres profondes appelés Frontières, traversé de haine et de rejet de l’autre et, pour finir, transmuté dans l’ère computationnelle des machines et des biotechnologies. Dans cette ère artificielle, on ne sait plus qui de l’homme ou de la machine est le sujet ou l’objet, Les deux s’incorporant tels des avatars et formant un pouvoir mutant[ii]. On serait ainsi tenté de penser ces machines comme la nouvelle religion de l’homme, son joli miroir qui lui sert de support pour admirer son intelligence mais qui, sans conscience, pourrait hélas l’engloutir.
Puiser des mythes africains
Dans « la Communautés Terrestre », Achille Mbembé ajoute à son assemblage les mythes ancestraux africains pour démontrer, sur un ton plus poétique que d’ordinaire, à quel point l’homme fait partie d’un Tout et que ce Tout doit être appréhendé d’une façon systémique pour affronter la crise écologique. Cette pensée a de quoi déranger les héritiers du scientisme philosophique occidental. Il y a cinq siècles, Descartes et Bacon avaient raison d’imposer la Science (et donc l’Homme) face à une Nature omnipotente, dominée par des superstitions aussi sinistres que délirantes. Mais de nos jours, alors que la pensée occidentale a réussi à déconnecter l’homme de toute spiritualité pour le soumettre au joug exclusif du mental, est-il toujours opportun de continuer à dénigrer les mythes animistes ? Est-il sensé de priver l’humanité d’une partie de ses archives ancestrales et qui concourent à nous éclairer sur les combinaisons du vivant ?
Si nous voulons continuer à habiter la Terre, il est peut-être opportun d’aller voir comment les peuples anciens faisaient communauté avec des entités non humaines et de s’en inspirer au même titre que les autres ressources actuellement à notre disposition, conseille le philosophe. L’Afrique laboratoire du devenir humain nous livre à ce titre d’insondables gisements, notamment chez les Dogons[1] et les Bambaras[2], choisis par Mbembé comme corpus d’étude.
Au fur et à mesure que l’auteur dévoile l’héritage de ces deux cultures, des liaisons insoupçonnées commencent à faire sens. Comme par exemple, la conception de « la force vitale » de l’homme chez les Dogons qui, pour se nourrir ou guérir, a besoin d’entrer en contact avec les végétaux. Il est fascinant aussi de voir comment les Dogons s’imaginaient le cosmos, ses forces vivantes et comment ces dernières entraient en résonnance dans un mouvement de « correspondance biologique » : Chacune des parties de l’univers se projetant dans l’être humain qui est, lui-même, l’une des expressions privilégiées du microcosme.
La Terre, une entité globale, une utopie
La Terre, dans ce contexte de résonnance, est la condition de notre survie. C’est grâce à elle que nous pouvons exister. Elle est un corps vivant, elle nous génère et se regénère mais elle ne nous appartient pas (Exit tout dogme juridique de la propriété !). Nous n’en sommes que les habitants, les gardiens, les passants. « Par terre, il ne faut pas entendre le sol, la parcelle, mais une vie qui se renouvelle dont la valeur est littéralement incalculable et qui échappe à tout pouvoir absolu de maitrise. Il s’agit d’un corps vivant, animé, dont l’une des propriétés est par ailleurs d’être une matière susceptible de rendre possible la vie ».
Ainsi définie, la Terre est une circulation des flux entre les communautés qui l’habitent et qui ne se limitent pas uniquement à l’humain. Ces communautés terrestres, il faudra distinguer des universalismes pensés par l’homme pour l’homme[iii]. La Terre n’est plus que « universelle », elle porte en elle toutes les manifestations de la vie, par conséquent toutes les traces de l’en-commun : Du « Tout Monde » défendu par les pères de la philosophie africaine, l’auteur nous propose de passer ainsi à un « Tout Planétaire » relié aux formes du cosmos : les fleuves, l’air, les microbes, les virus, les minéraux, les planètes, les montagnes, les énergies souterraines…viennent faire corps avec le « nouvel animisme » qu’incarnent les technologies et les dispositifs artificiels. Ce passage se fera en gardant à l’esprit que s’il y a bien une constante dans cette communauté terrestre interreliée, c’est la finitude des espèces. Nous devons désormais faire la paix avec notre mort.
« Si nous avons su vivre avec constance et tranquillité, nous saurons mourir de même. Les philosophes se vanteront à ce sujet tant qu’il leur plaira, mais il me semble que la mort est bien le bout, non pas pour autant le but de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pas pour autant son objet ». (Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre XII)
[1] Les Dogons sont un peuple du Mali à l’origine animiste et croyant en un seul Dieu créateur : Amma. La légende voulait que Amma se tenait dans un œuf. Il créa la parole avec sa salive et la première graine apparut. Elle contenait tout ce dont le monde avait besoin : la terre, l’eau et le feu. Amma créa alors des couples de jumeaux avec à chaque fois un mâle et sa jumelle.
[2] Les Bambaras sont une éthnie mandinque originaire du Mali mais qui s’est étendue sur l’Afrique sahélienne. A l’origine, l’esprit Yo a engendré Faro, le dieu de la parole et de la pluie bienfaisante, qui, à son tour, créa Mousso Koroni, la mère nourricière.
[i] Achille Mbembé, De la Postcolonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, 2000, Karthala, Paris et Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, 2013, la Découverte, Paris.
[ii] Pour comprendre la supervision permanente de nos comportements de nos émotions par les différents algorithmes et la big data, lire l’excellent Shoshana Zubbof, l’âge du capitalisme de surveillance, 2020, Zulma, Paris.
[iii] Voir à ce niveau l’évolution des concepts d’universalisme depuis le siècle des lumières européen jusqu’aux mouvements de décolonialisme (notamment « l’universalisme de surplomb » de Merleau Ponty, le « Tout-Monde » de Aimé Césaire, « l’universalisme pluriel » de Bachir Diagne…).
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