La théorie économique de Samir Amin s’inscrit dans une vision globale de l’histoire moderne. Selon lui, « développement et sous-développement constituent l’endroit et l’envers de la même médaille : l’expansion capitaliste ». S. Amin part du concept popularisé par Karl Marx d’accumulation primitive : l’accumulation de capital nécessaire à l’investissement des premiers temps du capitalisme ne serait pas le résultat d’une « épargne vertueuse » de capital comme tend à le proclamer les discours légitimant la position des « riches » ; cette accumulation primitive se serait plutôt faite sur le mode violent de la spoliation des faibles par les forts, au niveau national (le célèbre exemple des enclosures en Angleterre, voir Karl Polanyi, La grande transformation) et international.
Cette expansion historique du capitalisme se caractériserait par une longue maturation de ce cycle spoliation/accumulation/investissement/hausse de la productivité/bénéfices/supériorité accrue, s’inscrivant dans divers registres, dont le premier est le mercantilisme qui se développe au XVI° siècle et qui serait une systématisation du cycle précédemment décrit au profit des grandes puissances navigatrices européennes. Le mercantilisme esclavagiste, le colonialisme, l’impérialisme, n’en seraient que divers avatars. Samir Amin pose le constat de cette domination européenne qui se confond avec l’expansion mondiale du capitalisme et en analyse les mécanismes reproducteurs ; il ne s’intéresse pas spécifiquement aux raisons expliquant cette supériorité technique européenne ainsi que l’émergence même de la dynamique capitaliste. Pour ceux qui seraient intéressés par de tels sujets, nous recommandons fortement la lecture de deux livres très différents mais tous deux très intéressants : Christopher A. Bayly, La naissance du monde moderne : 1780-1914 ; Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés.
Pour Samir Amin, l’accumulation primitive décrite par Marx est permanente et se reproduit entre autre par le mécanisme de l’échange inégal[1], même s’il ne nie pas l’existence d’une accumulation désormais exclusivement financée par le progrès technologique. C’est à cause de cette accumulation permanente qu’il conclut : « Le capitalisme historique est – et continuera à être – polarisant par nature, rendant le “rattrapage” impossible ». C’est pourtant à ce projet de rattrapage que se sont attelés les pouvoirs des Etats nouvellement indépendants à partir des décennies 1950 – 1960. Stratégies de développement que S. Amin juge avec sévérité. Son analyse est la suivante : la décolonisation et les projets nationalistes ont été portés majoritairement par les différentes bourgeoisies autochtones, anciennes bourgeoisies compradoriales ; une fois aux manettes des nouveaux Etats indépendants, ces bourgeoisies ont voulu à tout prix se développer en s’intégrant au circuit économique international, ce qui a débouché la plupart du temps sur une recompradorisation des économies, qui se sont ainsi maintenues dans leur position de périphéries vis-à-vis des pôles.
Une économie compradoriale se caractérise par l’orientation quasi exclusive de sa production vers des activités exportatrices, contrairement aux économies développées où la production est principalement destinée à la consommation finale locale. Une économie compradoriale est beaucoup plus inégalitaire qu’une économie “nationaliste”, puisque les bénéfices sont concentrés entre les mains des quelques commerçants exportateurs qui n’ont même pas intérêt à ce qu’il y ait une hausse du pouvoir d’achat de leur population puisqu’elle ne constitue pas sa clientèle potentielle. Quant aux produits de première nécessité que consomme la population, ils sont souvent importés, ce qui fait qu’à la place d’une multitude de petits et moyens producteurs on retrouve deux ou trois gros commerçants importateurs de produits. Une économie compradoriale peut connaître de très bons résultats selon les critères lambda : forte croissance économique, hausse de la productivité de certains secteurs ; mais elle se caractérisera par « l’appauvrissement des paysans et le renforcement de la position de la rente foncière, la préférence pour les investissements légers, finalement la dissociation marquée entre les rémunérations du travail et les productivités, la désarticulation de l’économie, la juxtaposition de miracles sans lendemains et de zones dévastées » (S. Amin).
Il n’y aurait cependant pas de fatalité au sort actuel des périphéries de l’économie globale. Et c’est à ce niveau qu’intervient la théorie du développement autocentré selon Samir Amin. « La dynamique du modèle du développement autocentré est fondée sur une articulation majeure, celle qui met en relation d’interdépendance étroite la croissance de la production de biens de production et celle de la production de biens de consommation de masse. Cette construction associe une certaine ouverture extérieure (contrôlée autant que possible) et la protection des exigences des transformations sociales progressistes, en conflit avec les intérêts capitalistes dominants. Les classes dirigeantes, par leur nature historique, inscrivent leurs visions et aspirations dans la perspective du capitalisme mondial réellement existant et, bon gré mal gré, soumettent leurs stratégies aux contraintes de l’expansion mondiale du capitalisme. C’est pourquoi elles ne peuvent pas réellement envisager la déconnexion. Celle-ci, par contre, s’impose aux classes populaires dès lors qu’elles tentent d’utiliser le pouvoir politique pour transformer leurs conditions et se libérer des conséquences inhumaines qui leur sont faites par l’expansion mondiale polarisante du capitalisme. »
Samir Amin défend donc une sorte d’optimum de second rang. Il en offre un exemple assez parlant : « Si la voie capitaliste permet par exemple de multiplier par dix la production par travailleur rural en un temps défini, celle-ci peut paraître d’évidence d’une efficacité indiscutable. Mais si dans le même temps le nombre des emplois ruraux a été divisé par cinq, qu’en est-il de l’efficacité sociale de cette voie ? La production totale aura été multipliée par deux, mais quatre ruraux éliminés sur cinq ne peuvent plus ni se nourrir par eux-mêmes, ni produire un excédent modeste pour le marché. Si la voie paysanne qui stabilise le chiffre de la population rurale ne multiplie dans le même temps leur production par tête que par deux, la production totale, elle même doublée, nourrit tous les ruraux et produit un excédent commercialisable qui peut être supérieur à celui offert par la voie capitaliste dès lors qu’on déduit de celle-ci l’auto-consommation des paysans qu’elle élimine. »
La théorie du développement autocentré poursuit des objectifs absolument contraires à la théorie libérale du capitalisme dominant : sont objectif principal n’est pas de trouver de nouveaux débouchés à forte rémunération au capital international, mais d’augmenter le pouvoir d’achat des consommateurs locaux, c’est-à-dire de leur trouver des emplois avec des salaires variant à la hausse en fonction de la productivité, d’où l’importance d’une production locale de biens de première nécessité, quitte à ce que cela revienne plus cher et que ce soit moins « économiquement efficace » dans un premier temps. Il ne s’agit pas non plus d’un quelconque protectionnisme, puisque le projet est couplé à des orientations sociales très fortes. La théorie du développement autocentré n’est pas donc pas simplement une théorie économique, mais aussi – et peut-être surtout – politique et sociale. Car le nœud du problème, selon Samir Amin, est le partenariat social et politique entre élites bourgeoises nationales (et non compradoriale), élites intellectuelles et classes populaires, partenariat qui seul peut être à l’origine d’un tel projet, comme a pu l’être le partenariat ayant débouché à la social-démocratie en Europe. Une telle alliance déboucherait sur un pacte national dont les objectifs seraient déconnectés de la logique du capitalisme global polarisé : ce serait une sorte de nouvelle indépendance.
Un certain nombre de pays s’acheminent aujourd’hui vers cette direction. Beaucoup plus que l’Inde, le Brésil ou la Russie, la Chine en offre un exemple très intéressant, même si du modèle réellement existant au modèle théorique il existe un certain nombre de distorsions (le pouvoir autoritaire) dues aux particularités de son implantation historique et aux personnalités humaines qui l’ont façonné. L’Afrique subsaharienne ne semble elle pas encore prête à s’émanciper de son statut de périphérie. D’où l’urgence pour les socialistes du continent noir de réfléchir à des solutions telles que celles proposées par le développement autocentré et aux moyens de leur mise en œuvre.
Emmanuel Leroueil
[1] Définition par Samir Amin : Les périphéries fournissent des matières premières et des produits agricoles de consommation dans les termes de l’échange inégal (différentiel des prix supérieurs à celui des productivités), qui permettent de relever le taux du profit au centre, par la réduction des prix d’éléments constitutifs soit du capital constant (matières premières), soit du capital variable (bien salariaux).
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