En résumé, la théorie du développement autocentré de Samir Amin tient à ceci : l’espace économique mondial se structure en pôles (les pays développés) dont la suprématie s’appuie sur un modèle d’accumulation et de renouvellement du capital qui se fait au détriment de leurs périphéries (les pays sous-développés) à travers divers mécanismes dont le principal est celui de l’échange inégal. Tant que ces pays sous-développés orientent leur économie dans le sens de la structuration actuelle du système économique, c’est-à-dire par exemple en continuant de miser sur l’exportation de seules matières premières ou des composants industriels dont l’assemblage final et la plus-value resteront accaparés par le Nord, et bien ils se maintiendront dans leur position de périphérie. Les bénéfices économiques de ces périphéries ne profiteront qu’à leur bourgeoisie compradoriale, tandis que l’écrasante masse de la population sera maintenue dans la pauvreté. Le problème est que l’élite des pays sous-développés appartient elle-même à ce système compradoriale, de naissance ou par cooptation (après de brillantes études supérieures à l’étranger par exemple), et qu’elle n’a pas forcément intérêt à court terme à changer le système. Problème plus important encore, quand bien même les dirigeants de ces pays seraient prêts à « décentrer » leur économie nationale, la pression de la finance internationale et des « partenaires » que sont les pays développés risquent de les en empêcher (cf, l’Afrique du Sud ou les immenses défis du développementalisme).
La solution pour les périphéries actuelles du système économique international est donc de sortir de l’orbite des pôles développés, de s’inscrire dans un « développement autocentré ». Un tel modèle tend à ce que la production locale nourrisse et rencontre une demande locale des produits de première nécessité. Son but est que la progression des gains de productivité s’accompagne d’une hausse équivalente du pouvoir d’achat local, afin d’enclencher ainsi un cycle vertueux, comme cela à été le cas en Europe et aux Etats-Unis à partir de 1870. Pour cela, il faut protéger la production locale de la concurrence inégale des produits de pays plus développés ou mieux fournis. Il faut miser sur sa propre production agricole pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, quitte à ce qu’elle soit moins productive et plus onéreuse dans les premiers temps. Il faut à tout prix contenir le chômage, quitte à freiner ainsi la productivité globale. Un tel modèle n’est pas parfait et peut connaître ses ratés : l’expérience de l’industrialisation algérienne est là pour le rappeler. C’est pour cela qu’il faut maintenir ce système autocentré sous une certaine pression, en privilégiant la concurrence interne, mais avec des concurrents avec lesquels les dés ne sont pas pipés d’avance. Les sous-ensembles économiques régionaux africains (UEMOA, CEMAC), semblent être de la taille idéale pour ce genre de nouveau système économique autocentré (cf, UA2).
Ceci étant dit, il ne faut pas non plus se faire trop d’illusions sur le genre de système qui serait ainsi mis en place. Ce ne serait pas le paradis ! A la question de Samir Amin : « ” rattraper”, est-ce-à-dire développer en priorité les forces productives quitte à reproduire à cette fin beaucoup des caractères essentiels propres au capitalisme, ou ” bâtir une autre société” ? », je pencherai plutôt pour la vision désenchantée du premier terme de la phrase. Je pense que même une « économie autocentrée » structurera à son échelle un système de pôles autour desquels graviteront de nouvelles périphéries. Même à l’intérieur des pays développés, on retrouve cette structuration pôle/périphéries. Une grande métropole comme Paris assoit sa suprématie sur la main d’œuvre précarisée de sa proche banlieue. Ce type de structuration est une constante du capitalisme, inscrite dans son ADN. Or, même le développement autocentré resterait une forme particulière du capitalisme. La différence avec le système actuel serait à situer du côté de l’étendue des inégalités que produirait cette situation, et de la possibilité politique d’en atténuer au maximum les effets.
Dans un système économique autocentré qui recouvre un espace soudé par une idéologie nationaliste, les inégalités pôles/périphéries, pour énormes qu’elles peuvent être, restent du domaine du « corrigeable ». Mais entre le Nord développé et les périphéries du Sud, il existe un gouffre béant. Un enfant d’un milieu modeste du Malawi et un enfant de la classe moyenne norvégienne vivent sur deux planètes différentes. A mon sens, le développement autocentré peut jouer à deux niveaux : réduire ce gouffre entre le Nord développé et le Sud sous-développé, permettre au sein même des anciennes périphéries d’avoir les moyens de corriger les inégalités internes. Les exemples de la Corée du Sud, de la Chine, d’un certain nombre de pays de l’Asie du Sud-Est et désormais de quelques pays de l’Amérique latine[1], sont là pour nous prouver que de tels cheminements, pour chaotiques et imparfaits qu’ils soient, sont possibles.
Pousser la logique du développement autocentré jusqu’au bout revient à concevoir un système international avec un autre visage que celui que promeut le néolibéralisme. Non pas un vaste espace mondial de libre-échange … mais plutôt un ensemble d’espaces régionaux libre-échangistes à l’intérieur de leurs frontières et politiquement structurés, qui passeraient entre eux des accords de commerce de gré à gré en fonction de leurs propres intérêts. Un protectionnisme international à quelques joueurs seulement. Non pas un hypothétique gouvernement mondial, mais une gouvernance mondiale où toutes les populations seraient représentées en la personne institutionnelle de leur ensemble politique régional.
Encore faut-il pour cela que les périphéries réussissent à sortir du système actuel, à se « décentrer » pour mieux se « recentrer ». Les pays d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est, dont la plupart sont qualifiés actuellement d’ « émergents », sont bien partis pour se tailler au cours de ce XXI° siècle une nouvelle place dans le système économique et politique international. L’Afrique subsaharienne pourra t’elle profiter de ce réaménagement à venir qui ne sera dû qu’aux efforts des autres ? Rien n’est moins sûr. D’où la sempiternelle question du « que faire ? ». Comme l’indique Samir Amin, la réorientation stratégique qu’implique le développement autocentré nécessite un pacte social extrêmement large au sein de la population, comme a pu le représenter le pacte social-démocrate en Europe. Un tel pacte ne peut être le fruit que d’une lecture commune de la situation du monde et de l’avenir que l’on souhaite donner à son pays. Cette lecture commune doit être le produit d’un discours intelligible pour la majorité de la population, et réappropriée par elle (cf homme politique afrique). Tout cela ne peut être que le résultat d’une idéologie partagée. En l’occurrence, pour la lecture précédemment décrite, le socialisme.
Aujourd’hui, une jeune personne d’Afrique subsaharienne, aussi bien intentionnée soit-elle, face à un système bloqué et des problèmes socio-économiques qui semblent insurmontables, cherche d’abord à s’en sortir pour elle-même à titre individuel. Une personne cynique se comportera elle en rapace du système pour peu que l’occasion lui en soit donnée. Les meilleurs et les plus volontaires agiront à la marge : humanitaire, actions éducatives, actions sociales, actions économiques, mais qui resteront des gouttes d’eau dans un océan de problèmes. Or, il s’agit bien de déplacer des montagnes ! Aucun être humain ne peut porter sur ses seules épaules le défi du rattrapage économique de son pays, à moins d’être un vieillard mégalomane illuminé. Ce dont les pays subsahariens ont besoin, c’est d’une lame de fond transformatrice, qui fasse que chaque citoyen se sente appartenir à un Tout qui répond d’une mission historique.
Il faut créer les conditions d’émergence et de réception de ce discours, de cette lame de fond transformatrice. La tâche risque de ne pas être aisée, et nul ne peut prédire de son succès. Mais qui ne tente rien n’a rien.
Emmanuel Leroueil
[1] Il peut sembler exagéré de rassembler ici des pays aux modèles politiques aussi différents. Nous pensons toutefois pouvoir les rassembler sous la bannière commune du « capitalisme d’Etat autocentré ».
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