Scholastique Mukasonga va consacrer ses trois premiers ouvrages (Inyenzi ou les cafards, 2006, La Femme aux pieds nus, 2008, L’Iguifou, 2010) à régler ce problème de mémoire lié au génocide, à ses disparus sans corps ni sépulture, à l’annihilation de presque tout un peuple, une culture.
Mais elle ne s’arrête pas après ça, elle continue son travail d’écriture car le génocide a fait d’elle une écrivain. Le roman lui permet d’exister et de retrouver le gout de la vie. Elle écrit alors Notre-Dame du Nil, un premier roman centré autour d’une année scolaire, une saison des pluies, en 1972/1973, dans un lycée au nom éponyme, situé dans des collines rwandaises isolées, près des sources du Nil, autour de ses élèves, des enseignants européens et des religieuses belges. Le Lycée Notre-Dame du Nil est un pensionnat d’élite pour des jeunes filles appelées à être la future élite féminine du pays et le roman les observe évoluer tout au long de cette année, décryptant leur vie quotidienne, leurs désirs, leurs réseaux d’amitiés, de rivalité et de haine aussi, de haine surtout. Car il y est question du génocide ou, plutôt, des prémices du génocide ; il s’agit de développer les origines, la matrice, la complexité de cette obsession identitaire qui va procéder à une dislocation de la société et amener droit au génocide. Le roman est construit en huis clos avec une unité de temps et de lieu – un microcosme parfait de la société rwandaise d’alors : c’est tout le Rwanda qui se trouve dans les murs du lycée Notre-Dame du Nil – qui évoque l’isolement qu’a connu le Rwanda au moment du génocide.
Le roman s’ouvre sur l’arrivée au lycée des pensionnaires, la plupart dans des voitures luxueuses, la plupart Hutu. Parmi elles, cependant il y en a qui dénotent : c’est le quota ethnique. 10% de Tutsi seulement étaient autorisés dans chaque établissement. Veronica et Virginia seront celles-là. Scholastique Mukasonga ne fait pas de mystère longtemps sur sa véritable problématique : « C’est cela le quota : vingt élèves, deux Tutsi et, à cause de cela, j’ai des amies, des vraies Rwandaises du peuple majoritaire, du peuple de la houe, qui n’ont pas eu de place en secondaire. Comme mon père me le répète, il faudra bien nous débarrasser un jour de ces quotas, c’est une histoire de Belges ! »[1]. Gloriosa, c’est elle qui tient ces propos, est une fille de ministre, plus intéressée par la politique et ses remugles identitaristes que par sa scolarité, elle se sent habitée par une mission selon elle plus haute : préparer l’éradication des Tutsi du lycée. C’est sans aucun doute le personnage le plus terrible du roman, celui qui symbolise la haine, le refus de l’autre, aveuglément, c’est un personnage-somme de tous ceux obsédés par cette même haine. Veronica et Virginia seront les deux Tutsi de la classe de terminale, immédiatement visées par Gloriosa qui en fait son affaire personnelle, mais ostracisées par tous, élèves hutus mais également, étrangement d’abord par le personnel religieux et professoral qui, au mieux ferme les yeux, au pire s’en mêle : « De plus, comme elle était Tutsi, la tasse lui parvenait la dernière. »[2], « Tu veux bien te taire, se fachait Sœur Lydwine, ils ont vécu il y a bien longtemps quand tes ancêtres n’avaient pas encore mis les pieds au Rwanda. »[3], « Il n’y a que les Tutsi pour danser devant le diable »[4], « Un diplôme tutsi ce n’est pas comme un diplôme hutu. Ce n’est pas un vrai diplôme. Le diplôme c’est ta carte d’identité. S’il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les blancs. C’est le quota. »[5], tout un véritable leitmotiv de la construction d’une haine de l’autre.
Notre-Dame du Nil est un tissage de petites scènes légères, anodines, drôles ou plus graves de la vie dans le lycée, la vie quotidienne faite des cours, des tâches, des repas, des amourettes et des visites le dimanche au tailleur ou aux guérisseurs de la région mais aussi les évènements singuliers, ceux qui marquent la vie réglée des pensionnaires, comme l’arrivée de professeurs français hippies dans ce lycée de haute morale, la grossesse de l’une des élèves, le jour de la fête du lycée à la source Notre-Dame du Nil, une visite aux gorilles, habitant des forêts voisines, celle tant espéré, tant rêvé de la reine belge, Notre-Dame du Nil est un tissage de tout ça et, dans le même temps, entrelacée, la menace qui pèse sur les Tutsi du lycée, menace de plus en plus prégnante, de plus en plus lourde et précise.
Gloriosa va distiller d’une manière de plus en plus ostentatoire, sa haine du Tutsi, et ce qui commence comme un acte militant grotesque –détruire le nez aux allures trop tutsi de la statue de la vierge noire de la source du Nil – se terminera dans un bain de haine, pratiquement de sang. De mensonges en accusations, Gloriosa amène un climat de suspicion et de violence jusqu’à une démence collective qui conduira tous les jeunes Hutu des environs à se regrouper et à s’armer pour chasser, si ce n’est battre, violer, tuer les étudiants Tutsi : « Gloriosa déclara qu’elle ne voulait plus ouvrir la bouche devant des Inyenzi. Désormais elles mangeraient après les vraies Rwandaises. On prendrait soin de leur laisser le quota de nourriture que le peuple majoritaire concédait encore à des parasites. […] Gloriosa décréta aussi que personne ne devait plus adresser la parole aux Tutsi-Inyenzi, qu’il fallait les empêcher de communiquer entre elles. »[6], et puis « Gloriosa […] ajouta que le lycée Notre-Dame du Nil ne tarderait pas à suivre l’exemple des courageux militants qui s’étaient levés dans les écoles et les administrations pour débarrasser le pays des complices des Inyenzi. »[7]. Et cela jusqu’à ce que le message soit clair pour tous, comme le souligne Veronica : « dans tout le pays on a lancé la chasse aux fonctionnaires et aux étudiants tutsi. Bientôt ce sera le tour du lycée Notre-Dame du Nil, pourquoi y échapperait-on ? L’épuration finira en beauté par le lycée de l’élite féminine.»[8]. L’épuration n’aura pas lieu cette fois-là mais vingt ans plus tard, ces années là sont encore celles de la montée de la haine, il y a les signes précurseurs du génocide mais pas sa systématicité encore. Mais tout le monde n’en réchappe pas, pas Virginia en tout cas qui finira torturée, violée, assassinée. De ces évènements dramatiques Immaculée, élève hutue « modérée » conclura d’une phrase tragique pour l’humanité :« à présent j’ai peur de tous les hommes, je sais que chaque être humain cache en lui quelque chose d’horrible »[9] et elle préférera aller vivre auprès des gorilles que des hommes.
Bien sûr il a là, dans ces évènements historiques de 1973 où l’on a chassé les élèves tutsi des écoles, une part autobiographique dont on peut trouver les résonnances dans ses précédents ouvrages lorsqu’elle évoque ses années étudiantes.
Ce qui saute également aux yeux dans Notre-Dame du Nil c’est la responsabilité que Scholastique Mukasonga redonne aux colonisateurs dans le génocide. Ceux-ci avaient les premiers créé une division au Rwanda en fabriquant des ethnies là où il n’y en avait pas, Hutu et Tutsi n’étant jusque là que des catégories socioprofessionnelles qui étaient flexibles, le Hutu pouvait devenir Tutsi et vice versa, et ce jusqu’en 1930 lorsque l’instauration de la carte d’identité ethnique a juridiquement figé la population dans un statut de Hutu ou de Tutsi. Le colonisateur considérait en effet les Tutsi comme une race supérieure venue du nord du Nil, le Tutsi ne pouvait pas être nègre car il dirigeait le royaume et que le nègre n’aurait pas été capable de concevoir un pouvoir : « il y avait deux races au Rwanda. Ou trois. Les blancs l’avaient dit, c’est eux qui l’avaient découvert. Ils l’avaient écrit dans leurs livres. Des savants qui étaient venus exprès pour ça, qui avaient mesuré tous les crânes. Leurs conclusions étaient irréfutables. Deux races : Hutu/Tutsi, Bantu/Hamite. »[10]. Les coloniaux s’appuieront sur la minorité Tutsi pour les représenter devant la population rwandaise, de fait les chefs Tutsi seront perçus comme le colonisateur, les Hutu mis à l’écart et ce jusqu’aux velléités d’indépendance des Tutsi dans les années 50 : les colonisateurs forment les Hutu à la hâte pour les mettre au pouvoir et pointent du doigts les Tutsi comme des personnes dangereuses dont il faut se débarrasser. C’est ce fantasme, ces idéologies raciales et coloniales qui seront considérés par la république hutue comme l’histoire authentique du Rwanda.
La responsabilité des colonisateurs est symbolisée par deux personnages très important dans le roman. Le Père Herménégilde d’une part qui est fier « d’avoir contribué à la révolution sociale qui avait aboli le servage et les corvées. S’il ne faisait pas partie des signataires du Manifeste des Bahutu de 1957, il en était, et cela sans se vanter, l'un des principaux inspirateurs »[11]. Il n’aura de cesse de nourrir le discours de haine de Gloriosa jusqu’à tancer lui-même les étudiantes de « chasser les tutsi du lycée [et de leur] donner de bons coups de baton »[12]. M. de Fontenaille d’autre part, artiste fou/planteur de café et voisin du lycée, qui s’est donné comme mission de sauver la mémoire de Tutsi, qu’il imagine être des Egyptiens, des Pharaons noirs, descendants d’Isis et d’Osiris. Son devoir de mémoire à lui, mythologique, apocryphe et affabulatoire, s’oppose à celui de Scholastique Mukasonga qui veut rendre le Rwanda à tous les rwandais.
Cette responsabilité on la retrouve encore au moment du génocide lorsque tout le monde a fermé les yeux sur les massacres en train d’être perpétués, et à travers la voix de Veronica, Scholastique Mukasonga se fait prophétique et accusatrice : « Et à l’intérieur du lycée ne compte sur personne. La mère supérieure s’est déjà enfermée dans son bureau pour ne rien voir. Les professeurs belges continueront imperturbablement leurs cours. Les Français, […] obéiront aux consignes de leur ambassade : pas d’ingérence, pas d’ingérence ! Quand les tueurs se jetteront sur nous, certains diront : en Afrique, ça a toujours été comme ça, des tueries de sauvages auxquelles il n’y a rien à comprendre. »[13]
Scholastique Mukasonga confiait ainsi au micro de RFI :
« Ce sont les Rwandais qui avaient les machettes, mais la création de la division vient de l’extérieur. Qu’est-ce que je recherche dans l’écriture de Notre-Dame du Nil ? Je recherche à m’inscrire dans la réconciliation du peuple rwandais. Malheureusement, tous les Rwandais, bourreaux comme victimes, nous avons été trompés, nous avons été manipulés. A un moment donné, on se trouvait coincés dans des choses où on nous a parqués. Donc on a créé la création des Hutus et des Tutsis. Les mots existaient. Mais la création de la division vient de l’extérieur. Il y a aussi la création de la carte d’identité ethnique en 1930. Qui a créé cette carte d’identité ? C’est le colonisateur belge qui était en place. Ce jour-là, on a créé un fossé. On a mesuré les crânes, on a mesuré la longueur du nez et on a tiré des conclusions que le Tutsi est complètement différent du Hutu et qu’il vient d’ailleurs. D’où le personnage de Fontenay qui parlait des pharaons noirs. »
Notre-Dame du Nil est avant tout une recherche de réparation et réconciliation de l’auteur avec elle-même puis avec son peuple, ses compatriotes rwandais, tous victimes de cette mythologie coloniale, de réconciliation avec l’histoire du Rwanda. Elle insiste sur l’importance de retrouver l’unité originelle car tous sont rwandais et partagent la même culture, qu’ils avaient toujours vécu sereinement ensemble jusque là.
Ce passage au roman était nécessaire car elle explique qu’un travail autobiographique enferme dans le « témoignage du dedans », il s’agit de sa propre souffrance et l’écriture ne se fait qu’en tant que victime, là où le roman aide à aller plus loin, il permet de dire les choses avec plus de liberté, une objectivité rendue possible par l’observation et la mise en scènes des évènements ; avec le roman l’écrivain devient « témoin du dehors », c’est-à-dire qu’il possède un regard distancié. Et c’est seulement par cette distance là qu’il est possible d’arriver à la conclusion nécessaire que tous ont été victimes, Tutsis et Hutus, pareillement manipulés, par la création et la division par l’ethnie là où il n’y avait pas d’ethnie.
Scholastique Mukasonga avait une mémoire à préserver. Elle a crié celle de tout son peuple sur le papier, pour que rien ne puisse être oublié. Ses romans ont été publiés, dès lors la mémoire de tous est devenue indélébile, les morts sont reconnus. Elle a reçu les prix Seligmann contre le racisme, prix Renaissance de la Nouvelles, prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, Prix Ahmadou-Kourouma, Prix Renaudot, Prix Océans France Ô.
Décidément Scholastique Mukasonga a un nom predestiné.
Aurélie Torre
BIBLIOGRAPHIE :
Inyenzi ou les Cafards, Gallimard/Continents Noirs, 2006
La Femme aux pieds nus, Gallimard/Continents Noirs, 2008 — prix Seligmann contre le racisme
L'Iguifou, Gallimard/Continents Noirs, 2010 — prix Renaissance de la Nouvelles ; prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer
Notre-Dame du Nil, Gallimard/Continents Noirs, 2012 — Prix Ahmadou-Kourouma 20123 ; Prix Renaudot2012 alors qu'elle n'était pas sur la liste des romans retenus4 et le Prix Océans France Ô5,6
A paraitre : Ce que murmurent les collines, Gallimard/Continents Noirs
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Merci.
J'ai hate de lire ce roman.
Roman admirable que j'ai eu la chance de découvrir. Bonne dose de talent littéraire indéniable couplé avec une parfaite maitrise des faits historiques.