Sommet de l’Union africaine : la Cour pénale internationale sur le banc des accusés

une_vincent_rougetCe samedi 12 octobre, les chefs d’État du continent se retrouvent à Addis-Abeba pour un sommet extraordinaire de l’Union africaine. L’enjeu de la réunion : débattre d’un éventuel retrait des pays africains de la Cour pénale internationale (CPI).

Depuis sa création en 2002, 34 États en Afrique ont rejoint cette institution, chargée de juger les responsables de génocides, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes d’agression. Qu’ils envisagent aujourd’hui de quitter la CPI est en soi un évènement majeur: plus qu’un malaise, il y a bien une crise grave entre la Cour et l’Afrique, et la réunion d’Addis-Abeba vient donc à point nommé. Le sommet donne aux États africains une chance inédite de faire entendre leur mécontentement et de redéfinir leur rôle, encore trop marginal, au sein d’un système international déséquilibré. Mais pour cela il faudra qu’il ressorte de ce sommet une décision symbolique, capable de faire bouger les choses.

En un peu plus d’une décennie d’existence, la CPI a réussi, à coup d’interventions maladroites, à se décrédibiliser sur le continent africain, et à donner l’image d’une institution biaisée. Que l’Afrique ne soit pas épargnée par la violence politique, on peut tout à fait l’admettre ; mais cela justifie-t-il pour autant que la Cour ne traite que des affaires africaines ? Depuis 2002, huit enquêtes ont été ouvertes, toutes sur le continent (Ouganda, RDC, Soudan, République centrafricaine, Kenya, Libye, Côte d’Ivoire et Mali) et une trentaine de personnes, toutes africaines, ont été mises en examen. La nomination en 2012 d’une procureure africaine, la gambienne Fatou Bensouda, n’a pas amélioré le bilan de la CPI, et sans surprise les critiques se sont multipliées, accusant la Cour d’être spécialisée dans la chasse aux leaders africains, voire même de pratiquer un néo-colonialisme masqué.

Pendant des années, l’Afrique s’est laissé faire, bon gré mal gré. Mais le tropisme africain de la Cour a continué à se manifester, et l’Union africaine a fini par se rebeller. En 2009, en réaction au mandat d’arrêt délivré contre le président soudanais Omar al-Bashir, les États africains avaient déjà décidé de ne pas coopérer à son arrestation et son extradition.  Quatre ans plus tard, la charge de l’UA est encore plus violente : cette fois, c’est la Cour elle-même qui, le temps d’un sommet, se retrouve sur le banc des accusés.

À l’origine de ce mouvement de contestation : le Kenya. Au début de 2008, des violences post-électorales font plusieurs centaines de victimes dans la vallée du Rift. Le procureur de la CPI se saisit du dossier, et en 2011, la Cour met en examen six Kenyans, dont les politiciens Uhuru Kenyatta et William Ruto, soupçonnés d’être les instigateurs de la violence. Le hic, c’est que ces deux hommes sont depuis devenus… président et vice-président du Kenya, élus lors d’une élection libre et pacifique en mars 2013.

Comment juger deux dirigeants en exercice, que la Constitution kenyane interdit de quitter le territoire national au même moment ? Confrontée à ce dilemme inédit, la Cour aurait pu se montrer conciliante. Elle aurait pu constater les progrès réalisés par le Kenya depuis les violences de 2008 : le pays s’est doté d’une nouvelle Constitution, avec un appareil judiciaire considérablement renforcé. Elle aurait pu reconnaître que les défis économiques et sécuritaires auxquels est confronté le Kenya nécessitent une équipe dirigeante disponible à plein temps. Elle aurait pu admettre que le gouvernement kenyan, s’il relève ces défis, contribuera bien plus aux progrès des droits de l’homme qu’un procès aux Pays-Bas ne le fera jamais ; mais que cet objectif ne pourra pas être réalisé par un couple de leaders boiteux, immobilisés pendant de longues journées à la barre d’un tribunal de La Haye. En bref, elle aurait pu consentir à reporter le procès, ou au moins permettre à Kenyatta et Ruto de comparaître à Nairobi. Rien de tout cela : les procès se dérouleront comme prévu, a-t-elle obstinément répété.

ua_logoLa justice à tout prix, ou le degré zéro de la politique

Avec le cas kenyan, la CPI montre une nouvelle fois qu’elle n’a décidément aucun sens politique. À vouloir poursuivre sans relâche son œuvre de « justice internationale », elle méprise complètement le contexte politique qui entoure ses interventions. Une négligence qui commence à devenir sa marque de fabrique…

Au Nord de l’Ouganda, l’implication de la CPI a constitué un obstacle à la paix et au désarmement de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). Au milieu des années 2000, la rébellion de Joseph Kony envisageait de sortir du bush, mais les négociations avec le gouvernement ougandais ont très vite buté sur le refus obstiné de la Cour de suspendre ses mandats d’arrêts contre les leaders de la LRA. En fermant la porte à une amnistie, la CPI a contribué à faire échouer le processus de paix. L’Ouganda, premier pays à faire appel à la Cour en 2003, est devenu en quelques années un de ses plus fervents détracteurs, un revirement révélateur des frustrations qu’il a rencontrées dans ses relations avec la CPI.

La résolution des conflits oblige parfois à un pragmatisme politique dont la justice internationale ne peut pas s’accommoder. Emprisonner et juger Laurent Gbagbo à 8 000 km d’Abidjan, était-ce vraiment la meilleure option pour apaiser les tensions en Côte d’Ivoire ? Au lieu d’en faire ainsi un martyr, négocier pour lui une fin de carrière anonyme, en exil dans une capitale africaine, n’aurait-il pas été plus raisonnable ? La Côte d’Ivoire a-t-elle réellement besoin d’un tel procès, qui va inévitablement faire ressurgir les clivages et les haines de ces dernières années ? Le gouvernement ivoirien est lui aussi de plus en plus mal à l’aise avec la CPI : il a récemment refusé d’extrader Simone Gbagbo vers La Haye et, selon toute vraisemblance, fera de même avec Charles Blé Goudé, sous le coup d’un mandat d’arrêt depuis le 1er octobre.

Le Kenya, confronté à son tour à la CPI, a finalement pris la décision que beaucoup d’autres États africains contemplaient, sans oser franchir le pas. Par un vote de son Parlement début septembre, il est devenu le premier pays à se retirer de la CPI. Cette décision n’affectera pas directement les procès de Kenyatta et de Ruto, mais a ouvert la voie à un débat continental sur les relations entre la Cour et l’Afrique.

La réunion d’Addis-Abeba, une opportunité à saisir

Que peut-on attendre de la réunion d’Addis-Abeba ? Depuis quelques mois, la Kenya et la CPI ont engagé une intense campagne de lobbying diplomatique auprès des capitales africaines. À ce jeu, les diplomates kenyans qui sillonnent le continent partent avec un lourd désavantage : la CPI, au même titre que la lutte anti-terroriste, fait partie de ces causes qu’il vaut mieux soutenir, en tant que chef d’État africain, pour s’attirer les bonnes grâces des donateurs occidentaux… Les pressions diplomatiques sont fortes, notamment sur les pays francophones. Certains États, comme le Botswana ou la Zambie, ont déjà réitéré leur soutien à la Cour. Les poids lourds du continent, l’Afrique du Sud et le Nigéria, n’ont pour l’instant pas de position tranchée. Un retrait groupé des 34 États africains semble donc improbable.

À défaut d’aboutir à un retrait groupé, le sommet de l’Union africaine ne doit pas pour autant déboucher sur un statu quo. L’Union africaine a fait de l’année 2013 celle du panafricanisme et de la « Renaissance africaine », et cette réunion donne justement aux pays africains une opportunité inédite pour s’affirmer sur la scène internationale, et protester contre un système international qui fonctionne trop souvent en leur défaveur. Finalement, la focalisation de la Cour pénale internationale sur les pays africains n’est pas vraiment mal-intentionnée, ou néocoloniale ; elle est plutôt symbolique de la place qu’occupe aujourd’hui l’Afrique dans les relations internationales. La CPI est jeune, elle manque de ressources humaines et financières, et pour acquérir une légitimité, elle a choisi de faire ses gammes sur le dos du continent à ses yeux le plus faible et le plus malléable : l’Afrique. Son calcul a plus ou moins fonctionné au début, mais avec la montée en puissance de l’Union africaine, ce temps est désormais révolu.

Les États africains doivent pousser la communauté internationale à réviser le Statut de Rome (qui gouverne la CPI) : le mandat de la Cour doit être rééquilibré, ses critères de sélection des dossiers doivent être rendus plus transparents ; surtout, son fonctionnement doit être sérieusement repensé, de sorte qu’elle ne constitue pas un obstacle à la paix ou une entrave au développement des États africains.

L’Union africaine pourrait également réfléchir à un mécanisme continental, capable de pallier les insuffisances de la CPI et d’éviter les accusations de néo-colonialisme. Le crédo «  des solutions africaines aux problèmes africains » est omniprésent dans les débats sur la sécurité, mais devient étrangement absent dès lors que l’on parle de justice.

On attend donc du sommet d’Addis-Abeba des initiatives panafricaines, et un signal fort à la communauté internationale. Les opportunités pour l’Afrique de renégocier son rôle ne sont pas si nombreuses. La réunion de ce week-end en Éthiopie en est une : espérons que ses participants sauront la saisir. 

 

Vincent Rouget