« Man with a plan » : les défis du président Buhari

buhari-2015-mesageVoilà maintenant six semaines que Muhammadu Buhari a officiellement pris le pouvoir au Nigéria, après une élection historique. Le Major-Général a d’ores et déjà relevé un premier défi, et non pas des moindres : mettre fin à la domination du People’s Democratic Party (PDP), sans rival depuis l’instauration de la Quatrième République en 1999, et défaire un candidat au portefeuille largement mieux fourni pour conduire le Nigéria vers la première alternance démocratique de son histoire.

Six semaines, c’est bien peu pour juger de l’action de Buhari, au regard de l’ampleur de la tâche. Buhari a cependant déjà envoyé un nombre de signaux intéressants, et fixé sans doute possible sa première priorité : éradiquer Boko Haram. Conscient de l’embarras que représente la secte islamiste pour l’image internationale du Nigéria, le président y a consacré ses premières visites diplomatiques au Niger et au Tchad (qui s’étaient souvent plaints de l’attentisme de son prédécesseur) et au G7 en Allemagne, afin de mobiliser la communauté internationale. Le Cameroun, pourtant rarement en bons termes avec son voisin nigérian, devrait prochainement faire l’objet d’une visite de Buhari après la fin du Ramadan.

Aux efforts pour améliorer la collaboration régionale s’ajoutent ceux, tout aussi essentiels, pour améliorer l’efficacité de l’armée nigériane. Là aussi, les premiers signaux envoyés par Buhari sont prometteurs. Le commandement de l’armée devrait être déplacé dans les prochaines semaines d’Abuja à Maiduguri, plus près de la ligne de front ; la hiérarchie militaire vient d'être épurée des généraux incompétents mis en place par Goodluck Jonathan, remplacés par des officiers respectés par les troupes ; et les checkpoints militaires installés à travers le pays sans grande efficacité vont être démantelés pour libérer des effectifs supplémentaires. D’ici quelques mois, une fois la réorganisation de l’armée en marche, on peut s’attendre à ce que la lutte contre Boko Haram connaisse des avancées significatives.

Au-delà de Boko Haram, qui concentre l’attention des médias internationaux, Buhari aura fort à faire face à l’immensité des défis qui l’attendent. Morceaux choisis :

  • Relever les finances publiques, laissées dans un état déplorable par quinze années de gabegie.
  • S’attaquer à la corruption, généralisée à tous les échelons de l’État
  • Apporter l’électricité à un peuple habitué à vivre dans l’obscurité ou  le bruit des générateurs (pour ceux qui en ont les moyens).
  • Mettre fin au paradoxe qui fait que le plus gros producteur de pétrole du continent puisse régulièrement connaître de longues pénuries d’essence
  • Diversifier l’économie et s’extraire d’une dépendance au pétrole qui a montré ses dangers depuis la fin de l’année dernière, avec l’effondrement des cours du baril.

Face à ces défis, Buhari a pour instant opté pour une approche méthodique, prudente et sans précipitation. Le président consulte, écoute, lit beaucoup, et surtout prend soin de constituer une équipe plus compétente et intègre que ses prédécesseurs. Si la barre n’est certainement pas très haute, la tâche n’en est pas moins difficile, et révélateur des travers de la classe politique nigériane dans son ensemble. Selon certaines sources, seule une petite dizaine de « ministrables » auraient survécu aux enquêtes imposées par Buhari sur leur passé et l’origine de leur patrimoine, sur plus d’une cinquantaine de dossiers examinés. Séparer le bon grain de l’ivraie d’une manière aussi exigeante et méthodique est certainement chose nouvelle au Nigéria, plus habitué aux nominations imposées par certains parrains politiques ou dictées par des considérations ethniques ou régionales. L’exercice est de fait appelé à se prolonger encore quelques semaines : la composition du gouvernement n’est pas attendue avant septembre, soit quatre mois avant l’entrée en fonction du président.

Pendant ce temps, cependant, l’opinion publique s’impatiente. Déjà, certains commentateurs de la presse nigériane ont affublé au président un nouveau surnom, « Baba-Go-Slow » ; déjà, commencent à se propager des rumeurs sur son état de santé fragile, ses capacités intellectuelles limitées ou ses trous de mémoire supposés. C’est peut-être là le principal faux-pas de Buhari : maintenir les Nigérians dans l’expectative et donner libre cours aux spéculations. Que Buhari souhaite ancrer son régime sur des bases solides avant de lancer son programme de réformes est tout à fait louable ; mais à trop peu communiquer sur ces travaux préparatoires, il risque de donner l’impression d’un président sans repères et en manque d’initiative.

La bataille de l’opinion publique risque de ne pas être de tout repos, tant les attentes sont grandes. Améliorer la gouvernance et réformer les institutions apporte rarement des progrès visibles à court terme, et fait généralement se lever une armée de détracteurs qui avaient tout à gagner au statu quo. La comparaison avec le président guinéen Alpha Condé est instructive : si Condé a probablement fait plus pour son pays en cinq ans pour tous ses prédécesseurs réunis, le citoyen lambda n’a guère vu l’impact de ces réformes sur son portefeuille, et sa présidence s’est heurtée à une vague quasi-ininterrompue de mécontentement social nourri par des espoirs déçus.

Désireux tel qu’il est de faire bouger le système, Buhari va probablement connaître un scénario par moments similaire. Comment le président, ancien dictateur devenu démocrate, saura faire face à ces probables remous reste aujourd’hui une inconnue. Une chose est sûre : le Nigéria que Buhari s’apprête à gouverner est bien différent de celui qu’il avait dirigé d’une main de fer lors de son premier passage au pouvoir, entre 1983 et 1985. Entreprenant, ouvert aux médias, las de ses souffrances et  impatient de changement, ce Nigéria-là ne se laissera pas dompter. Goodluck, Mister Buhari !

Après Ouaga, Bujumbura : la « génération consciente » prend la rue

BurundiBurkinaAprès le Sénégal en 2011-2012, le Burkina Faso en novembre 2014 et la République démocratique du Congo en janvier, voilà que la jeunesse du Burundi se soulève à son tour contre son président, trop avide de pouvoir pour admettre qu’après deux mandats et dix ans à la tête de l’État, il est désormais temps de passer la main.

Les manifestations qui agitent certains quartiers de Bujumbura ont commencé après la nomination, samedi 25 avril, du président Pierre Nkurunziza comme candidat du CNDD/FDD (le parti au pouvoir) à un troisième mandat lors des élections de juin et juillet. Sous la pression du régime, la Cour constitutionnelle a validé le 5 mai la candidature de Nkurunziza, profitant d’une disposition ambigüe dans la Constitution de 2005. Pour les manifestants, il n’y a pas matière à ambiguïté : élu en 2005, réélu en 2010, Nkurunziza doit partir en 2015.

Dans les premiers jours, certains médias internationaux ont dépeint les manifestations en des termes ethniques, provenant selon eux de « quartiers tutsi » opposés à un régime hutu. Il n’en est rien : comme à Dakar ou à Ouagadougou, la révolte est avant tout celle d’une jeunesse burundaise urbaine, qualifiée, désireuse de s’impliquer dans le développement du pays mais systématiquement écartée et marginalisée par les caciques du pouvoir. Aucun groupe ne s’est encore démarqué, comme Y’en a marre au Sénégal, le Balai Citoyen au Burkina Faso ou Filimbi en RDC ; mais comme dans ces pays, c’est la société civile qui est à la tête de la contestation. Tutsi, hutu, professeurs, étudiants, commerçants, chômeurs, activistes, les manifestants partagent tous la même aspiration à l’ouverture politique et le rejet d’un pouvoir « privatisé » au profit de quelques-uns.

L’idée d’un soulèvement ethnique est non seulement erronée : elle néglige complètement la lame de fond démocratique qui traverse l’ensemble du continent africain depuis maintenant quelques années. Elle est aussi profondément dangereuse : alors que des responsables du CNDD/FDD critiquent les manifestants hutu comme des « mauvais Hutu », et que les jeunesses militantes/miliciennes du parti (les « Imbonerakure ») multiplient les actes d’intimidation à forts sous-entendus ethniques dans les campagnes autour de Bujumbura, une description trop simpliste des évènements fait le jeu d’un régime prêt à exacerber la fibre ethnique de ses citoyens pour se maintenir au pouvoir.

La communauté internationale doit maintenant montrer qu’elle est prête à s’engager aux côtés des peuples africains lorsque ceux-ci revendiquent haut et fort leurs aspirations démocratiques. Hormis les États-Unis, les pays occidentaux sont pour l’instant restés trop timorés. L’UE, la Belgique et les Pays-Bas (impliqués dans le financement des élections) devraient notamment faire entendre leur voix. Des menaces de sanctions ciblées ou de suspension temporaire de l’aide auraient certainement un impact sur le régime, ou du moins éviteraient de devenir complice d’un processus électoral qui s’apparente de plus en plus à une mascarade. La demande adressée par le Secrétaire-général de l’ONU Ban Ki-moon au président ougandais Yoweri Museveni pour qu’il intervienne dans la crise burundaise laisse également sceptique : un homme au pouvoir depuis 29 ans, ayant lui-même aboli la limite constitutionnelle de deux mandats en 2005, est-il réellement le mieux placé pour plaider le respect des principes constitutionnels auprès de son homologue burundais ?

Surtout, on attend plus des institutions africaines. L’Union africaine s’est aussi saisie de la situation, mais sans prendre de position claire sur la candidature de Nkurunziza ou sur la répression policière. Elle aussi peut faire peser la menace de sanctions sur le régime, tout comme la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), qui a dépêché une délégation ministérielle au Burundi le 4 mai. Si la CAE est d’ordinaire focalisée sur les affaires économiques, la probable saisine prochaine de la Cour de justice de la CAE par l’opposition burundaise sur la légalité de la candidature de Nkurunziza sera l’occasion pour l’organisation de réitérer son attachement à certains principes démocratiques.

Au-delà du combat pour la démocratie, il s’agit surtout d’éviter un retour à une guerre civile, un scénario qui apparaît aujourd’hui moins improbable qu’il y a quelques mois. Parmi les manifestants se mêlent des anciens combattants (notamment des rebelles hutu du FNL), démobilisés après 2005 ; nombre d’entre eux se sentent aujourd’hui laissés pour compte et commencent à envisager de transformer le mouvement non-violent en une lutte armée. De l’autre côté, les Imborenakure, dont certains auraient récemment reçu des formations paramilitaires secrètes en RDC voisine, quadrillent l’intérieur du pays, et plusieurs rapports font état de distributions d’armes. Si l’armée jouit d’une bonne réputation, elle apparaît quant à elle entre une frange d’ex-CNDD/FDD restés fidèles au régime (dont le chef d’état-major), et le reste des hauts gradés (y compris le ministre de la Défense), qui semblent défendre le droit à manifester. Plus de 30 000 Burundais ont déjà fui vers les pays voisins ; au vu de ce cocktail explosif, la prévention des conflits doit devenir une priorité pour l’UA, active au Burundi dès ses premiers instants au début des années 2000 et qui dispose d’un Groupe des Sages dédié, et les autres acteurs.

À court terme, des actions diplomatiques sont également nécessaires pour mettre fin aux brutalités policières. Orchestrée par la police, sous les ordres d’un fidèle lieutenant de Nkurunziza, la répression a déjà fait plus d’une dizaine de morts dans les rues de Bujumbura. Le premier d’entre eux, tombé sous les balles des policiers à Cibitoke : un jeune de 15 ans, né en 2000, l’année des accords de paix d’Arusha. Son nom ? Népomucène Komezamahoro, qui signifie en kirundi « force de la paix ». Nul ne sait encore quel sera l’épilogue de ces deux semaines sans précédent de manifestations à Bujumbura ; mais le régime de Nkurunziza pourra-t-il résister à la force de ce symbole ?

Vincent Rouget 

Burkina Faso: C’est une révolte ? Non, Sire, c’est une révolution !

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L’image est saisissante : en ce jeudi 30 octobre, matin de révolution, une bande de manifestants s’empare du siège de la Radio-télévision du Burkina (RTB). Armés de bâtons, d’une chemise rose et d’une stéréo portable, ils posent jubilants sur un plateau télé où, à peine quelques heures plus tôt, un journaliste soucieux de ménager le pouvoir en place s’évertuait à reléguer leur révolte au second plan. 

Encore plus saisissant est le contraste entre cette joyeuse troupe et les visages fermés d’un groupe d’officiers qui, au printemps 2012, annonçait à la télévision nationale du Mali voisin qu’ils venaient de renverser le régime du président Amadou Toumani Touré et d’instaurer une junte militaire. Quelle que soit l’issue – à cette heure encore incertaine – de la transition actuellement engagée au Burkina Faso, cette image ne pourra pas être oubliée : en ce 30 octobre 2014, alors que le Parlement s’apprêtait à réviser la Constitution pour permettre au président Blaise Compaoré de se représenter en 2015, c’est bien le peuple burkinabè qui s’est levé en masse pour dire non.

Compaoré a joué, et il a perdu ; en dépit des avertissements d’une société civile toujours plus combative, des manifestations sans cesse plus fréquentes et fréquentées, il s’est obstiné sur la voie d’une révision constitutionnelle hasardeuse. Convaincu qu’après 27 ans au pouvoir, sa propre personne valait plus que toutes les institutions du pays réunies, il a sous-estimé l’aspiration au changement d’une grande partie de la population, et surtout d’une jeunesse qui est née et a grandi toute sa vie dans l’ombre de son portrait officiel. Compaoré serait probablement sorti par la grande porte s’il avait accepté de quitter le pouvoir à l’expiration de son mandat en novembre 2015 ; sa longue carrière de médiateur dans de nombreux conflits ouest-africains aurait pu été récompensée par une position prestigieuse dans une institution internationale. Il n’en sera rien de cela : le pompier devenu pyromane, chassé de son propre pays, est finalement sorti de l’Histoire en catimini.

Dans une réponse éclatante à la mégalomanie des hommes au pouvoir, la foule a subitement laissé éclater sa colère, contenue pendant les manifestations de ces derniers mois. Les leaders de l’opposition, qui avaient lancé une campagne de désobéissance civile quelques jours plus tôt, se sont retrouvés complètement dépassés. De l’Assemblée nationale, envahie et saccagée alors que les députés rentraient dans l’hémicycle, l’insurrection s’est propagée aux locaux de la RTB, et de là à tous les symboles du régime – des bureaux du parti au pouvoir aux résidences privées des proches de Compaoré. Cette opération improvisée d’abolition des privilèges a eu son revers de la médaille, avec des vagues de pillages et la destruction de certains bâtiments publics – comme le Palais de Justice de Bobo-Dioulasso ou l’Assemblée nationale – qui manqueront certainement au Burkina Faso durant les mois à venir. L’opération mana mana, lancée ce samedi 1er novembre pour nettoyer les rues de Ouagadougou, est pourtant de bonne augure pour un retour au calme rapide.

Devant l’ampleur des protestations, l’armée a finalement pris la main. Blaise Compaoré a été contraint de démissionner et a trouvé refuge en Côte d’Ivoire. Divisée pendant près de 48 heures, l’institution militaire s’est finalement accordée sur le lieutenant-colonel Isaac Yacouba Zida pour conduire une transition. Zida semble avoir le soutien des principales organisations de la société civile, qui se méfiaient de son principal concurrent, le général Honoré Traoré, chef d’état-major des armées.

Mais l’intervention de l’armée est loin de faire l’unanimité, et il faut maintenant veiller à ce que cette transition militaire ne s’éternise pas. Même si l’opposition politique est faible et parfois discréditée pour s’être associée dans le passé avec le régime de Compaoré,  il est impératif que le pouvoir revienne aux civils dans les plus brefs délais. Dans un tel climat révolutionnaire, des nouveaux leaders, qu’ils proviennent de l’opposition établie ou de la société civile, vont être amenés à émerger dans les prochaines semaines avec l’assentiment populaire ; c’est à eux, et non pas aux militaires, qu’il doit revenir de conduire le Burkina Faso vers un nouveau chapitre de son histoire politique.

Malgré la confusion de ces derniers jours, l’optimisme est de mise quant au déroulement de cette transition. L’exercice du pouvoir par les hommes en armes, au même titre que les révisions constitutionnelles, est devenu de moins en moins acceptable au cours de ces dernières années : la pression des organisations régionales africaines (CEDEAO et Union africaine), s’ajoutant à celle de la rue, devrait rapidement contraindre l’armée à confier les rênes du pouvoir à des autorités civiles. La transition devrait être étroitement surveillée par les institutions internationales et les puissances occidentales (la France et les États-Unis), qui ne peuvent se permettre de voir le Burkina Faso plonger dans l’instabilité. De plus, contrairement à ses voisins malien ou ivoirien, le Burkina Faso ne connaît pas de divisions régionales ou ethniques susceptibles de précipiter le pays sur la voie de la guerre civile.

Les évènements de ces derniers jours dépassent largement le seul cadre du Burkina Faso. L’insurrection populaire des Burkinabè envoie un signal fort à l’ensemble du continent africain, à sa jeunesse en quête de démocratie, et surtout à tous ces dirigeants qui, comme Blaise Compaoré, rechignent à quitter le pouvoir lorsque leurs États n’ont plus besoin d’eux. Le temps où l’Ouganda du président Museveni modifiait sans broncher sa Constitution pour effacer la limite des deux mandats (2005) est désormais révolu. Du côté de Brazzaville (Congo), Kinshasa (RD Congo) ou Bujumbura (Burundi), les présidents Sassou-Nguesso, Kabila et Nkurunziza ont certainement regardé avec appréhension la chute de leur indéboulonnable collègue, tandis que la vindicte populaire contre les proches de Compaoré a sûrement fait réfléchir plus d’un parmi leur entourage. Une délégation du parti au pouvoir en RDC, présente à Ouagadougou cette semaine pour observer le vote par le Parlement de la révision constitutionnelle, s’est d’ailleurs retrouvée bloquée dans la capitale du fait des manifestations ; espérons qu’une fois de retour à Kinshasa, ils retiendront les enseignements de leur visite en terre burkinabè… 

Vincent Rouget

Quel bilan pour l’intégration régionale en Afrique ?

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Depuis les années 1990, à la faveur d’un nouveau contexte international marqué par la fin de la Guerre froide et l’avènement d’une économie mondialisée, la régionalisation est en vogue sur le continent africain. Les chefs d’État africains, prenant conscience de l’intérêt de se réunir au sein d’entités économiques plus grandes, ont multiplié leurs efforts pour créer des communautés régionales. Des organisations régionales moribondes ont été revitalisées par de nouveaux traités plus ambitieux, comme la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en 1993 ; d’autres ont vu le jour, comme l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) dans la Corne de l’Afrique en 1996.  

Aujourd’hui, les avancées de l’intégration régionale alimentent le discours sur une Afrique émergente, en plein éveil. Quelles formes prennent la régionalisation en Afrique, et quelle est sa portée réelle, à la fois sur le plan économique et sur le plan politique ?

Les formes de la régionalisation

L’Union africaine (UA) supervise le processus d’intégration régionale au niveau continental, avec pour ambition de former une Communauté économique africaine à l’horizon 2028. Les communautés économiques régionales (CER) ont un rôle fondamental à jouer: huit d’entre elles ont été identifiées par l’UA comme les piliers de l’intégration régionale. 

Aujourd’hui, l’intégration au-delà du domaine économique et la création d’une union politique restent un horizon lointain. C’est par le marché que les États africains cherchent à réaliser l’intégration : la formation d’ensembles économiques plus puissants et la réduction du coût des échanges transfrontaliers sont les priorités des communautés régionales. La régionalisation en Afrique est avant tout une régionalisation économique. Elle vise la libéralisation du commerce des biens, avec un modèle d’intégration largement inspiré de l’expérience européenne : l’intégration est envisagée comme une progression pas à pas, de la création d’une zone de libre-échange à la formation, à terme, d’une union économique et monétaire. Si certaines organisations accordent une plus grande attention aux questions politiques, c’est souvent parce qu’elles y ont été contraintes : la CEDEAO a dû faire face à de nombreuses crises politiques et a développé en réponse à celles-ci des mécanismes innovants de prévention des conflits et de promotion de la bonne gouvernance.

Quels résultats ?

Plusieurs initiatives prometteuses ont été mises en œuvre depuis le début des années 2000, mais les progrès sont disparates. À l’heure actuelle, la Communauté d’Afrique de l’Est est l’organisation régionale la plus avancée, avec un marché commun établi depuis juillet 2010. La CEDEAO est plus en retard sur le plan économique : l’union douanière n’est envisagée que pour 2015, et l’objectif de lancer une monnaie unique en 2020 paraît difficilement tenable. En Afrique centrale, l’intégration économique en est encore à ses balbutiements. Des avancées ont également été enregistrées dans le sens d’une plus grande liberté de circulation des personnes : la CEDEAO délivre désormais un passeport commun pour faciliter les voyages intra-régionaux. Les États africains progressent aussi dans le sens d’une meilleure coordination de leurs politiques sectorielles (électricité, eau, transports…). Enfin, certaines organisations ont initié des projets d’infrastructure majeurs: un exemple phare est la construction du port de Lamu, au Kenya, et du corridor de transport Lamu-Sud-Soudan-Éthiopie avec le soutien de la Communauté d’Afrique de l’Est. 

Le bilan économique de l’intégration reste mitigé. Le volume du commerce intra-africain a constamment augmenté au cours des vingt dernières années, mais ne représente toujours que  12% du commerce total en Afrique (contre 60% pour l’Union européenne). Au sein de la CEEAC, les exportations intra-régionales ne dépassent pas 0,8%, ce qui témoigne d’une intégration quasi-inexistante. Plusieurs obstacles, comme le manque d’infrastructures, la lourdeur des procédures administratives et des contrôles aux frontières ainsi que la corruption continuent de s’opposer à une meilleure intégration des économies africaines, et méritent plus d’attention de la part des communautés régionales.

L’intégration politique : la longue marche vers la supranationalité…

La politique en Afrique se joue désormais, plus qu’auparavant, à un niveau régional. Mais l’impact des organisations régionales sur l’exercice du pouvoir et l’organisation politique du continent africain reste relativement limité. Certaines organisations ont fait preuve de volontarisme pour s’attaquer aux crises politiques dans leurs régions. La CEDEAO s’est ainsi distinguée par son activisme face aux conflits armés et aux coups d’État en Afrique de l’Ouest. Elle fait régulièrement appel à des hautes personnalités ouest-africaines comme Blaise Compaoré ou Olusegun Obasanjo pour  des missions de médiation, et  dispose même d’une composante militaire (l’ECOMOG, devenue Force en attente), qu’elle a déployé au Libéria et en Sierra Leone dans les années 1990, ou plus récemment au Mali. 

Au fil des interventions, les communautés régionales et l’Union africaine ont progressivement rompu avec la norme de non-ingérence qui régulait les relations entre États africains depuis les indépendances. Les organisations régionales revendiquent maintenant un droit d’intervention dans les affaires politiques intérieures. La CEDEAO ou la SADC n’ont pas hésité à brandir la menace de sanctions contre les juntes militaires au Mali, en Guinée ou à Madagascar. Des textes régionaux, comme le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, contribuent également à diffuser un ensemble de normes, qui délimitent les contours de l’acceptable et orientent l’exercice du pouvoir. La contribution des organisations régionales à la démocratisation doit cependant être nuancée : comme les dirigeants nationaux conservent la main haute dans les instances de décision, elles restent très timides lorsqu’il s’agit de dénoncer des cas de fraude électorale ou de répression policière organisée par les États. 

La régionalisation, dans sa forme actuelle, ne représente pas un tournant majeur dans l’organisation politique du continent. La supranationalité est encore embryonnaire: les intérêts des États – voire même des régimes en place – restent prédominants, et les organisations régionales ne sont pas encore perçues comme des entités légitimes pour imposer leurs propres règles. L’intégration régionale en Afrique continue aussi de souffrir de la fragilité des États et de leur hétérogénéité. L’Afrique de l’Ouest qui veut s’unir, c’est aussi bien le Ghana anglophone, aux  alternances démocratiques réussies, que la Guinée-Bissau lusophone, où les coups d’État sont récurrents. La SADC, c’est aussi bien le Botswana, cinquante ans de développement économique, et démocratique, que le Zimbabwe, à peine remis d’une grave crise économique provoquée par un régime décadent. Le dynamisme économique du Kenya et de l’Ouganda a favorisé l’intégration est-africaine, mais généralement les organisations régionales africaines manquent de pays moteurs, capables d’insuffler une véritable dynamique d‘intégration, à l’instar du « couple franco-allemand » dans l’Union européenne. La régionalisation en Afrique centrale pâtit du manque de stabilité en République démocratique du Congo. Au sein de la CEDEAO, le poids lourd démographique, politique et militaire qu’est le Nigeria doit faire face à des défis internes importants, qui l’empêchent de jouer un rôle moteur au niveau régional. La région compte certes des États stables et économiquement performants (comme le Cap-Vert ou le Ghana), mais ceux-ci sont soit trop faibles soit pas assez volontaristes pour dynamiser et orienter le processus d’intégration.  

Vers une régionalisation par le bas ? 

Si l’idéal panafricain continue d’avoir un appel certain, il peine à se manifester dans la configuration actuelle des organisations régionales, construites sans engouement populaire. Aucune organisation régionale n’est aujourd’hui le vecteur d’un projet populaire d’union politique africaine, puisqu’elles se focalisent en premier lieu sur l’intégration économique. Le régionalisme en Afrique souffre également d’une absence de personnalités d’envergure régionale, capables de donner corps et voix au projet d’intégration. Les commissaires de la CEDEAO ou de la CEEAC sont des anonymes, qui n’existent qu’à l’arrière-plan de chefs d’États dominants. Ces organisations ont pris conscience de leur manque de légitimité, et tentent aujourd’hui de se rapprocher des populations africaines en adoptant un message plus populaire. La Vision 2020 de la CEDEAO prévoit ainsi de faire évoluer l’organisation en une « CEDEAO des peuples ». 

Au-delà des initiatives d’intégration formelles, la régionalisation informelle est une réalité trop souvent négligée. Les échanges transfrontaliers informels jouent un rôle majeur et sont porteurs d’une régionalisation « par le bas ».  Qu’il s’agisse de la région des Grands Lacs ou de la frontière Niger/Nigeria/Bénin, ces flux informels de marchandises, d’hommes et de  capitaux créent des bassins économiques intégrés, et donnent naissance à des micro-régionalismes transfrontaliers. Les organisations régionales doivent reconnaître cette régionalisation par le bas et à lui faire une place dans leurs stratégies d’intégration. Sa prise en compte est la clé d’une régionalisation inclusive, productrice de richesses et de sécurité.

 

Democracy without accountability: South Africa, Zuma and the « Nkandlagate »

ANC-ZumaSouth Africa has lately become restless with a new scandal that is slowly stealing the limelight from the Oscar Pistorius scandal. The cameras have left, at least temporarily, the highly-mediatized trial of the murder-accused athlete to focus on a much more important issue to the South African democracy: the upgrade at an exorbitant cost of President Jacob Zuma's private residence. 

Zuma owns a private house in Nkandla, a town in his home province of KwaZulu-Natal. One of his wives live in the estate, a kraal designed in accordance with Zulu traditions. When he became President in 2009, he decided to upgrade the Nkandla homestead, alleging the need for security improvements. This was the beginning of a huge scandal that is still making the headlines.

As early as 2009, South Africa's leading daily newspaper, The Mail & Guardian, broke the Nkandla story and disclosed its huge cost and its opaque financing, estimated at the time at 65 million rand (€5 million). Five years later, the expenses have quadrupled. Nklandla has cost at least 246 million rand (€17 million). In contrast, the security upgrades to former President Thabo Mbeki's private residence cost a mere €800,000. Among Nkandla's "security" improvements: a swimming pool, an amphitheatre, a full-sized soccer field, a cattle enclosure and a chicken run.  

Since the case was brought to public attention, questions have been raised about the origin of the money used to carry out these upgrades. For a long time, Zuma denied using public funds for his private benefit, claiming that only the security improvements which were required by his presidential status were funded by the state. This version of events, questioned by a series of media investigations, eventually collpased last week after the publication by South Africa's Public Protector Thula Madonsela of a damning report. In this 433 page document, Madonsela provided accurate details on how the President used public funds for works that had absolutely nothing to do with security, and she is now requesting the President to pay back "a reasonable percentage of the expenditure". The architect who supervised the construction happens to be a friend of Jacob Zuma: he was appointed by the President himself, in violation of tendering processes for public works. He reportedly took advantage of this connection to raise his fees and pocket about €2 million himself. Even more critically, the President is accused of misleading inquiries parliamentary inquiries on the subject with repeated false statements.    

This is far from Zuma's first encounter with the South African judiciary. In 2007, he faced 783 charges of corruption, fraud, extotion and money laundering, and his financial advisor was sentenced to 15 years of imprisonment. Given the seriousness of the accusations and the media coverage of the "Nkandlagate", he could face trial again. As the Public Protector's report was published, two opposition parties, the Democratic Alliance (DA) and the Economic Freedom Fighters (EFF) officially lodged a complaint against the President for corruption and misuse of public funds.

However, it is mainly through its political consequences (or non-consequences?) that the Nkandla scandal is raising issues. This new scandal confirms one more time the excesses of the South-African democracy that is considered to be one of the most robust democracies on the African continent. The (con)fusion between the state and the ANC which has characterised South African politics since the end of apartheid has worsened under Zuma. The President has built himself a business empire while governing the country: Zuma and 15 relatives now control more than 130 companies, three-quarters of which were registered in the past few years. Government decisions are increasingly influenced by the private interests of senior party officials or their entourage. With everyone trying to get the largest slice of the pie, the party is increasingly subject to divisions and factionalism. South Africa's political life is now largely determined by the balance of power between the ANC's different tendencies and the outcome of their internecine fighting. 

In many other democracies, a scandal such as Nkandla would have been enough to bring the downfall of the President and his government… but obviously, not in South Africa. The party in power is divided; the state is undermined by corruption; two years ago the police cold-bloodedly killed  34 minors while attempting to repress a protest and the investigation is at a standstill; the economy is struggling to recover from the economic downturn, the national currency has experienced one of its worst depreciations… And nevertheless, the ANC system survives and does not seem at risk of collapsing anytime soon. The party's popularity has waned over the past years and support at the polls is eroding. Yet, considering the recurrent scandals and the government's poor performance, the fall is surprisingly slow. According to the latest surveys, the ANC is expected to retain a comfortable majority (about 60 percent) at the May 7th general elections. Zuma is heading for re-election, and if the surveys are to be trusted, the Nkandla affair will have little influence over the election results.

Among the reasons most frequently cited to account for the ANC's resilience is the weakness of opposition parties. The Democratic Alliance may have doubled its share of the vote in the past decade, but it is still struggling to expand beyond its traditional Western Cape stronghold and to reach out to the non-white, non-coloured electorate. It will probably not reach more than 30 percent of votes in May. The Congress of the People (COPE), which had brought together in the 2009 elections dissident members of the ANC disappointed by Thabo Mbeki's ousting, has now collapsed. The new leftist party, the Economic Freedom Fighters is having a hard time rallying support, despite the charismatic personality of its president and founder, Julius Malema, the former president of the ANC Youth League: surveys predict that the EFF should not exceed 4 percent of the votes.  

The argument is obviously hard to disprove: voters need to be convinced by attractive alternative solutions to turn away from the ANC, and these alternatives are currently lacking credibility. However, there are two other deeper causes that explain why the party manages to maintain such a powerful position.

–          On the one hand, the widening gap within South African society between urban areas – where a more "cosmopolitan' electorate increasingly rejects the ANC's governance practices -, and rural areas, where the ANC has maintained an near-total control.

–          On the other hand, a peculiar historical context, which has deeply influenced the demands of South African citizens for government accountability.

Since the end of apartheid, South African society has changed radically, and studying social relations only through a racial lens is certainly not sufficient. it would be clearly simplistic to study social relations only through the racial lens. Since the mid-1990s, South Africa has rapidly embraced globalisation; yet, this integration was partial and mostly limited to the cities, who benefited from an influx of investors, tourists and migrants from all over the world. Cities like Johanesburg, Cape Town or Durban have become global metropolitan centres, well-connected and integrated to the world-system. Their residents, immersed in political and economic liberalism, are often very critical of the ANC's clientelist practices. Meanwhile, South Africa's rural areas have been largely excluded from globalization. The ANC, which was paradoxically an urban movement until the end of apartheid, has reached out to the countryside, where it now exerts a near-total control. In these isolated areas suffering from high unemployment, ANC officials have managed more easily to position themselves as local patrons and to develop clientelist systems, guaranteeing proper rewards for their loyal supporters and making sure that no other party would threaten their local control. These rural regions today guarantee the ANC's continued electoral success. 

Moreover, the attitude of South African citizens and taxpayers towards government and public management is still influenced by the country's historical legacy. In a society where inequalities are extreme, and still strongly related to racial issues, the population does not reprehend the accumulation of wealth by a black elite. Such practices are not seen as corruption or misuse of funds but rather as examples of self-achievement and individual success. Individuals such as Malema and Zuma, by becoming nouveaux riches, are viewed as attacking the issue of existing inequalities,throwing the first stone against the citadel of white economic domination, and that inspires respect. It does not fundamentally matter that their wealth may have been built by the misuse of public funds; and that is why some South Africans still believe that the Nkandla scandal should be regarded as a private issue, unrelated to the management of public affairs.

Rural areas have not been much exposed yet to Western principles of electoral democracy. They are not entirely familiar with the key notion of "sanction-vote". In mature democratic systems, people in power have to account for their actions. Voters evaluate government performance during its last mandate and decide whether they will trust the members of the government again or sanction them. This demand for results is a short-term requirement, which accounts for regular changes in power.

 In South Africa's young democracy, the memory of the apartheid is still vivid and the requirement for results does not the same frequency. Voters evaluate results on the long term, and not only with regard to the last presidential mandate. The past mandate of the ANC in power was undoubtedly tainted by a range of problems and excesses. However, in the past two decades, its results are undeniable: the situation has certainly improved for rural populations since the end of the apartheid. And many voters still consider that a good enough reason to continue voting for the ANC and Jacob Zuma, regardless of Nkandla, its swimming pool and its football pitch…

Translated by Bushra Kadir

Démocratie sans démocrates: comment l’Afrique du Sud réagit face à l’affaire Nkandla

ANC-ZumaDepuis quelques jours, l’affaire Oscar Pistorius n’est plus le seul évènement qui anime la vie publique sud-africaine. Les médias ont, au moins pour un temps, sorti certaines de leurs caméras du tribunal de Prétoria, où se déroule actuellement le procès de l’athlète accusé du meurtre de sa petite-amie mannequin, pour porter leur attention sur une affaire autrement plus importante pour la démocratie sud-africaine : l’extension au coût exorbitant de la résidence privée du président Jacob Zuma.

Zuma est propriétaire à Nkandla, dans sa province natale du KwaZulu-Natal, d’une résidence privée, un kraal organisé selon la tradition zulu, où résident plusieurs de ses épouses. À son accession à la présidence en 2009, il décide de l’extension du complexe de Nkandla, au prétexte d’améliorer sa sécurité. C’est le début d’un long scandale qui n’a pas cessé de défrayer la chronique jusqu’à maintenant.

Dès 2009, le principal quotidien sud-africain, le Mail & Guardian, dévoile le projet, et surtout son coût exorbitant – 65 millions de rands, soit près de 5 millions d’euros – et son financement obscur. Cinq ans plus tard, la facture a quadruplé : Nkandla a coûté au moins 246 millions de rands (près de 17 millions d’euros). En comparaison, les travaux pour améliorer la sécurité de la résidence de son prédécesseur Thabo Mbeki n’avaient pas coûté plus de 800 000 euros…Parmi les améliorations « sécuritaires » de Nkandla : une piscine, un amphithéâtre, un terrain de football, un enclos pour le bétail, un poulailler.

Depuis le début de l’affaire, les questions se sont multipliées sur la provenance de l’argent utilisé pour financer les travaux. Pendant longtemps, Jacob Zuma a nié avoir utilisé des fonds publics pour l’extension de sa résidence, déclarant que seules les améliorations de sécurité rendues nécessaires par son statut de Président avaient été à la charge de l’État. Cette version, de plus en plus mise en doute au fur et à mesure des investigations, s’est définitivement écroulée la semaine dernière avec la publication d’un rapport accablant par la Médiatrice de la République, Thula Madonsela. En 433 pages, Madonsela détaille avec précision comment le président a utilisé des fonds publics pour réaliser des améliorations qui n’avaient absolument rien à voir avec des mesures de sécurité, et exige que le Président rembourse ces dépenses. L’architecte responsable des travaux est un ami de Jacob Zuma : il a sans aucun doute su tirer profit de sa proximité avec le Président pour gagner l’appel d’offres, faire grimper la facture et finalement empocher près de 2 millions d’euros. Plus grave encore,  il est reproché au Président d’avoir trompé les membres du Parlement en faisant plusieurs déclarations erronées.

Zuma n’en est pas à ses premiers démêlés avec la justice : en 2007, plus de 783 accusations de corruption, fraude, racket et blanchiment d’argent avaient été portées contre lui, et son conseiller financier avait été condamné à 15 ans de prison. Au vu de la gravité des accusations et la couverture médiatique donnée au Nkandlagate, ce n’est pas exclu qu’il se retrouve à nouveau face aux tribunaux prochainement. Dès la publication du rapport de la Médiatrice, deux partis d’opposition, la Democratic Alliance (DA) et les Economic Freedom Fighters, ont officiellement porté  plainte contre le Président pour corruption et détournement de fonds publics.

Mais c’est surtout pour ses conséquences (ou ses non-conséquences ?) politiques que le scandale de Nkandla pose des questions. Cette nouvelle affaire confirme une fois de plus les dérives de la démocratie sud-africaine, pourtant réputée comme une des plus solides sur le continent africain. La (con)fusion entre l’État et l’ANC, qui a été une caractéristique de la vie politique sud-africaine depuis la fin de l’apartheid en 1994, s’est fortement accentuée depuis l’arrivée au pouvoir de Zuma en 2009. Le président lui-même s’est créé un véritable empire commercial en même temps qu’il dirigeait le pays : Zuma et 15 personnes de son entourage contrôlent désormais plus de 130 entreprises, dont les trois-quarts ont été enregistrées au cours des dernières années. En règle générale, les décisions du gouvernement sont de plus en plus soumises aux intérêts privés de certains responsables du parti ou de leurs proches. Chacun voulant s’arroger la plus grande part du gâteau, le parti est de plus en plus divisé entre différentes factions, et ce sont avant tout les luttes internes au parti et les rapports de force entre ses différentes factions qui dictent désormais l’évolution de la vie politique sud-africaine.

Dans bon nombre d’autres démocraties, une affaire comme celle de Nkandla suffirait largement à précipiter la chute du Président et de son gouvernement… Mais pas en Afrique du Sud. Le parti au pouvoir est divisé ; l’État est miné par la corruption ; la police a tué de sang-froid 34 mineurs il y a deux ans en voulant réprimer une manifestation et l’enquête n’avance pas ; l’économie peine à se remettre d’une crise économique, la monnaie nationale a été fortement dépréciée… Et pourtant, le système ANC survit et ne semble pas prêt à s’effondrer. Certes, le parti connaît depuis quelques années une érosion du soutien populaire et ses résultats électoraux sont en baisse ; mais au vu des scandales incessants et des mauvaises performances du gouvernement, cette érosion est étrangement lente. Les sondages à l’approche des élections générales du 7 mai donnent encore au parti au pouvoir une large majorité des suffrages (autour de 60% des voix). Zuma se dirige tout droit vers une réélection, et si l’on peut faire confiance aux sondages de ces dernières semaines, l’affaire Nkandla ne devrait pas avoir une grande incidence sur les résultats des prochaines élections générales le 7 mai. 

Une raison souvent invoquée pour expliquer la résilience de l’ANC est la faiblesse des partis d’opposition. La DA a certes doublé son score dans les dix dernières années, mais peine toujours à s’étendre au-delà de son bastion traditionnel du Western Cape et de l’électorat blanc et coloured, et n’atteindra probablement pas encore 30% des voix en mai. Le Congress of the People (COPE), qui avait rallié des dissidents de l’ANC mécontents de l’éviction de Thabo Mbeki lors de la dernière élection de 2009, s’est effondré. Le nouveau parti à la gauche de l’ANC, les Economic Freedom Fighters, peine à convaincre malgré la personnalité charismatique de son président-fondateur, l’ancien président de la Ligue des Jeunes de l’ANC Julius Malema : les sondages ne lui donnent guère plus que 3-4% des voix.

Il y a bien sûr du vrai dans cette explication : il manque des alternatives crédibles capables de convaincre les électeurs de se détourner de l’ANC. Mais on peut aussi identifier deux causes plus profondes, qui contribuent à maintenir le parti au pouvoir en position de force :

–         D’une part, une fracture récente et sans cesse croissante au sein de la société sud-africaine entre les villes (où un électorat cosmopolite rejette de plus en plus des pratiques de gouvernance de l’ANC) et les milieux ruraux, où l’ANC maintient une mainmise quasi-totale.

–      D’autre part, un contexte historique particulier, qui a profondément modifié l’exigence de « redevabilité » (accountability) des citoyens envers leurs gouvernants, exigence qui dans les démocraties traditionnelles fait que les gouvernants n’ayant pas obtenu de bonnes performances sont sanctionnés à la fin de leur mandat.

Depuis la fin de l’apartheid, la société sud-africaine a évolué en profondeur, et il serait très réducteur de lire les rapports sociaux aujourd’hui à travers le seul prisme racial. L’Afrique du Sud s’est rapidement intégrée à la mondialisation depuis le milieu des années 1990. Mais cette intégration n’a été que partielle : elle se manifeste surtout dans les villes, qui ont accueilli bon nombre d’investisseurs étrangers et des immigrés des quatre coins du monde. Johannesburg, Cape Town ou Durban sont ainsi devenues des métropoles connectées, intégrées au « système-monde » ; baignés dans le libéralisme politique et économique, leurs habitants se montrent bien plus critiques vis-à-vis des pratiques clientélistes de l’ANC. Dans le même temps, les campagnes sud-africaines ont été largement laissées à l’écart de la mondialisation ; l’ANC (qui était paradoxalement un mouvement essentiellement urbain jusqu’à la fin de l’apartheid) a su se déployer dans ces régions et elle y exerce désormais une mainmise quasi-complète. Dans ces zones reculées, où les taux de chômage sont élevés, les responsables ANC ont pu plus facilement devenir des barons locaux, monter des systèmes clientélistes, assurer des récompenses à leurs fidèles supporters et s’assurer qu’aucun autre parti ne vienne menacer leur contrôle local. Ce sont ces milieux ruraux qui garantissent aujourd’hui le succès continu de l’ANC aux élections.

Deuxièmement, l’héritage historique de l’Afrique du Sud continue d’influencer l’attitude des populations/des électeurs vis-à-vis de leurs gouvernants et de la gestion des ressources publiques. Dans une société où les inégalités restent extrêmes et fortement liées aux questions raciales, l’accumulation de richesses par une élite noire n’est pas forcément condamnée par la population : plutôt que d’être assimilées à de la corruption ou du détournement de fonds, de telles pratiques sont vues comme des exemples de réussite individuelle. Malema ou Zuma, en devenant riches, s’attaquent aux inégalités existantes, lancent une première pierre contre la citadelle blanche de la domination économique, et cela inspire le respect. Que leur richesse ait été construite au détriment des fonds publics importe finalement assez peu ; c’est pour cela qu’une partie des Sud-Africains continuent de considérer le scandale de Nkandla comme une affaire privée, sans relation avec la gestion des affaires publiques.

Enfin, les campagnes restent encore relativement peu exposées aux principes occidentaux de la démocratie électorale : un principe en particulier, celui du vote-sanction, y est encore presque totalement étranger. Dans les systèmes démocratiques matures, les personnes au pouvoir sont tenues de rendre des comptes : les électeurs évaluent la performance de leurs gouvernants lors de leur dernier mandat, et décident de leur réaccorder leur confiance ou de les sanctionner en fonction. L’exigence de résultats est une exigence de court-terme (sur une échelle d’un mandat présidentiel), ce qui explique l’alternance régulière au pouvoir. En Afrique du Sud, la mémoire du système d’apartheid et la jeunesse de la démocratie font que l’exigence de résultats par les électeurs n’intervient pas à la même fréquence : elle se fait sur le long-terme, et pas seulement à l’échelle du dernier mandat présidentiel.

Certes, certaines dérives ont entaché le dernier mandat du parti au pouvoir. Mais à l’échelle des vingt dernières années, les résultats sont indéniables : les choses se sont largement améliorées pour les populations rurales depuis la fin de l’apartheid. Et pour nombre de ces électeurs, cela justifie amplement de continuer à voter pour l’ANC et pour Jacob Zuma, malgré sa maison de Nkandla…

Vincent Rouget

Paix et sécurité en Afrique en 2013 : quel bilan ?

Cet article est le premier d’une série de trois articles sur la sécurité en Afrique. Après ce panorama sur les conflits armés en 2013, nous nous intéresserons au concept de « sécurité humaine » et à la manière dont les pouvoirs publics développent des politiques de protection des civils face aux nouvelles menaces sécuritaires. Enfin, nous verrons quels sont les défis majeurs pour l’année 2014 en matière de résolution des conflits.

War_PeaceDepuis le début des années 2000, les guerres sont en recul en Afrique. Le continent n’est plus cette terre de chaos et de violences brutales que certains journaux se plaisent encore à décrire : le niveau général de démocratie et de développement économique s’est amélioré et des mécanismes de résolution des conflits ont émergé, permettant une baisse régulière du nombre des conflits.

2013 aura tout de même été une année turbulente sur le continent, et les questions de sécurité ont souvent occupé une place centrale dans les réunions internationales. Quelles grandes tendances peut-on dégager ?

Le problème des périphéries oubliées

Depuis quelques années, la nature de la violence sur le continent a changé assez radicalement. La majorité des conflits ne sont plus des « grandes guerres » : ils n’ont plus pour enjeu le contrôle de l’État, mais se déroulent aux confins de l’État, dans des périphéries peu ou mal gouvernées. Dans une Afrique de plus en plus urbanisée, l’État a tendance à concentrer son attention et ses efforts de développement sur la capitale et les grands centres urbains. La division coloniale entre la « partie utile » et le reste du pays reste encore d’actualité. Des pans entiers du territoire national, souvent pauvres en ressources, sont totalement laissés pour compte, oubliés par un État qui a renoncé jusqu’à ses fonctions les plus basiques de maintien de l’ordre et de la sécurité. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à voir émerger des mouvements de contestation, qui se nourrissent du sentiment de marginalisation des populations.  

Parfois, le régime au pouvoir est tellement sclérosé que ces mouvements finissent par atteindre la capitale et prendre le contrôle de l’État. En République centrafricaine, la coalition rebelle de la Séléka, partie des régions reculées de la Vakaga et de la Haute-Kotto au nord-est, a pu arriver jusqu’à Bangui sans rencontrer d’opposition. Mais le plus souvent, c’est à un niveau local que ces conflits se jouent. La rareté des ressources crée des tensions entre les différentes communautés (entre agriculteurs et éleveurs, ou entre groupes ethniques), que l’État ne peut pas réguler puisqu’il a laissé s’installer un vide sécuritaire. Là où la présence de l’État permettrait de canaliser ces conflits, son absence laisse la porte ouverte à leur aggravation. En 2013, des incidents meurtriers ont ainsi éclaté aux confins de plusieurs États : l’Algérie, le Cameroun, l’Éthiopie, la Guinée, le Kenya, la Libye, le Mali, le Mozambique, le Nigéria, le Sénégal…

Du rebelle au trafiquant-terroriste : les nouveaux acteurs de la violence

Si la nature de la violence a changé, les acteurs de la violence ont également évolué au cours des dernières années. En 2003, les salafistes algériens du GSPC organisaient leur première prise d’otages au Sahel. Dix ans plus tard, leur action a fait des émules, les groupes se sont multipliés, et le phénomène du terrorisme, auparavant relativement inconnu du continent africain, est devenu une préoccupation centrale. Ces groupes sont à la fois internationaux et locaux : ils partagent l’idéologie du jihad et leurs militants collaborent régulièrement en profitant des difficultés des États africains à contrôler leurs frontières. Mais leur montée en puissance est aussi étroitement liée au problème des périphéries oubliées : Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et le MUJAO au Sahel, Ansaru et Boko Haram au nord du Nigéria, Al-Shabaab en Somalie, ont chacun profité de la faiblesse des États et d’un sentiment de marginalisation vis-à-vis du pouvoir central pour prendre pied dans ces régions périphériques et s’implanter dans le tissu social local. Ne voir en eux que des groupes étrangers aux connexions mondiales serait une erreur : ils auraient déjà été éliminés s’ils n’avaient pas trouvé un réel écho auprès des populations locales

En 2013, ces groupes ont perdu du terrain, mais ils ont prouvé à maintes reprises qu’ils n’avaient pas besoin d’administrer un territoire pour conserver leur pouvoir de nuisance. Au Nord-Mali, AQMI, Ansar Dine et le MUJAO ont perdu le contrôle de Gao, Kidal et Tombouctou après l’opération Serval, mais leurs militants rôdent toujours dans la région et continuent d’organiser des attentats ; au Nigéria, malgré un couvre-feu et une campagne de contre-insurrection brutale (responsable de centaines de victimes civiles), l’armée n’est pas parvenue à stopper les attaques de Boko Haram, responsables de plus de 1 200 morts en 2013. Avec l’attaque du 21 septembre contre le centre commercial de Westgate à Nairobi (67 victimes), Al-Shabaab a démontré sa capacité à mener des opérations spectaculaires contre des intérêts étrangers au-delà des frontières.

À côté des groupes terroristes, d’autres acteurs transnationaux ont profité des problèmes de gouvernance des États africains pour prospérer. Les actes de piraterie sont en baisse au large des côtes somaliennes, mais n’ont jamais été aussi élevés dans le Golfe de Guinée ; et malgré les efforts des brigades anti-stupéfiants, la cocaïne latino-américaine continue de transiter en masse par les côtes ouest-africaines et le Sahel et génère toujours d’énormes profits illicites.

Les principaux foyers d’instabilité

La fin d’année a vu une amélioration plutôt inespérée dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). En novembre 2012, les rebelles du M23 avaient mis en déroute l’armée congolaise (FARDC) et saisi la ville de Goma ; un an plus tard, ce sont des troupes congolaises plus disciplinées qui ont pris leur revanche, avec l’appui de la nouvelle Brigade d’Intervention des Nations Unies. Le M23 a déposé les armes, et même si une vingtaine de groupes armés sont encore actifs dans les Kivus et qu’il reste de nombreux efforts à faire pour améliorer la gouvernance et l’état de droit en RDC, la situation ouvre des perspectives intéressantes pour la paix dans les Grands Lacs.

2013 a confirmé le déplacement du centre de gravité des conflits vers la bande sahélo-saharienne. Le Sahel a concentré l’attention cette année, avec une évolution plutôt positive : au 1er janvier 2013, qui aurait parié sur la reconquête des régions du nord, l’élection d’un nouveau président et la chute précipitée du capitaine Sanogo ? Toutefois, beaucoup reste encore à faire : les négociations avec les groupes armés (MNLA, HCUA et MAA) sont au point mort et le Nord-Mali a connu ces derniers mois des violences sporadiques.

En Centrafrique, une spirale dramatique s’est enclenchée depuis la chute de François Bozizé en mars : la coalition hétéroclite de la Séléka s’est fragmentée, les rebelles se sont reconvertis en bandits armés, et le conflit a pris une tournure religieuse à partir de septembre lorsque des milices chrétiennes, les « anti-Balaka », ont pris les armes pour se venger des exactions et des pillages des ex-combattants, en majorité musulmans. En une seule semaine début décembre, l’ONU a compté plus de 600 victimes et 150 000 déplacés.

L’indépendance du Sud-Soudan en 2011 devait mettre un terme à plusieurs décennies de violences, mais depuis le conflit s’est au contraire complexifié. Malgré un rapprochement entre Khartoum et Juba, l’insoluble question de la frontière autour des zones pétrolières et de la répartition des revenus pétroliers continue d’empoisonner les relations entre le Soudan et le Sud-Soudan.  Chacun accuse l’autre d’armer en sous-main des milices sur son territoire. De plus, les deux régimes sont chacun fragilisés par des mouvements de contestation internes : à Khartoum, des manifestations ont été violemment réprimées en septembre, faisant 200 morts ; à la mi-décembre, des violences ont éclaté à Juba après que le président Salva Kiir a annoncé avoir déjoué une tentative de coup d’État orchestrée par son ancien vice-président et désormais rival politique Riek Machar.

Les « solutions africaines aux problèmes africains », un concept à la peine

L’année 2013 a débuté avec une intervention française au Mali (l’opération Serval) et s’est achevée avec une intervention française en Centrafrique (l’opération Sangaris), couplée à un sommet sur la Paix et la Sécurité en Afrique organisé à … Paris. Bien plus qu’un retour en force de la « Françafrique » (contre laquelle François Hollande a pris plus de mesures que tous ses prédécesseurs), ces trois évènements témoignent de la difficulté à mettre en pratique le concept de « solutions africaines aux problèmes africains ».

Depuis une quinzaine d’années, la formule ressurgit à chaque nouveau conflit, de la bouche des dirigeants occidentaux comme de celle de leurs homologues africains, et le sommet de Paris n’a pas fait exception. Sa mise en pratique est pourtant bien loin de répondre aux espérances de la génération des panafricanistes des années 1990 qui voyaient dans ces « solutions africaines » un outil d’émancipation, une rupture vis-à-vis du paternalisme occidental. En somme, les « solutions africaines » devaient être la clé d’une « renaissance » du continent ; or, la formule sonne au contraire de plus en plus creux, et l’année écoulée appelle donc  à un regard plus réaliste.

Côté occidental, si la formule est aussi populaire à Washington, Londres, Paris ou Berlin, c’est avant tout parce qu’elle épargne à ces pays de trop lourdes responsabilités lorsqu’un conflit ne les intéresse pas particulièrement ou qu’elles n’ont pas les moyens de s’y impliquer. Depuis le génocide du Rwanda, dire que l’on ne veut pas se mêler à un conflit africain est devenu tabou ; alors à la place, on dit qu’il faut privilégier des « solutions africaines ». Utile.

Côté africain, deux problèmes se posent. Le premier concerne la capacité des armées africaines : les équipements sont vétustes et insuffisants, les troupes peu entraînées et les récentes opérations militaires des armées même les plus aguerries – l’aventure hasardeuse de l’armée sud-africaine en Centrafrique pour défendre le régime en perdition de Bozizé ou la contre-insurrection brutale et peu efficace des troupes nigérianes contre Boko Haram – n’incitent guère à l’optimisme.

Deuxièmement, l’idée même de « solution africaine » est remplie d’incertitudes et de contradictions. Qu’est-ce qu’une « solution africaine », et pourquoi devrait-elle être systématiquement appréciée par tous les États concernés par un conflit ? Il serait naïf de croire que les 54 pays du continent, par le simple fait d’être « Africains », partagent une vision commune de la paix en Afrique. Qu’est-ce qu’une « solution africaine » au problème de la Somalie ? Une intervention kenyane, qui menace les ambitions régionales de l’Éthiopie ? Ou une intervention éthiopienne, qui heurte les intérêts du Kenya ? Dans le cas du Mali, la « solution algérienne » – négocier avec les groupes armés du Nord pour isoler les terroristes d’AQMI – s’opposait à la « solution de la CEDEAO », partisane d’une intervention militaire… Et au sein même de l’organisation ouest-africaine, les pays francophones craignaient qu’une opération menée par la CEDEAO ne permette au poids-lourd régional anglophone, le Nigéria, d’étendre son influence vers le Sahel. À vouloir écarter le gendarme nigérian, c’est finalement une solution non-africaine, celle du « gendarme français », qui s’est imposée.

Les « solutions africaines aux problèmes africains » font donc partie de ces concepts « tendances », avec lesquels on ne peut pas vraiment être en désaccord, mais à partir desquels il est quasiment impossible d’arriver à un programme d’actions concrètes. Finalement, la formule résonne surtout comme un cri d’encouragement à l’intention des gouvernements africains : « intéressez-vous aux problèmes de votre continent ! ». Sa vertu principale est d’appeler à une prise de responsabilité et à un leadership africain.

2014 : le défi du leadership ?

Or, c’est justement là, sur cette question du leadership, que le bât blesse : il n’y a toujours aucun État capable d’assumer un rôle de leader continental sur les questions de sécurité. Les deux candidats naturels – l’Afrique du Sud et le Nigéria – peinent à convaincre. Le premier a une diplomatie bruyante, mais pas toujours cohérente, comme l’a montré le scandale des militaires en Centrafrique ; le second a trop de mal avec ses propres problèmes sécuritaires internes (Boko Haram, le delta du Niger) pour donner l’exemple et impulser une dynamique. Les trois autres plus gros contributeurs au budget de l’Union africaine ne sont guère plus satisfaisants : l’Algérie a été dépassée par les évènements au Sahel ; et comme le Nigéria, on ne peut pas attendre beaucoup de la Libye et l’Égypte tant qu’elles n’auront pas réglé leurs crises politiques internes. D’autres États sont actifs à un niveau régional, comme le Burkina Faso et le Tchad dans le Sahel ou l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique, mais leur engagement est plus limité dès lors que leurs intérêts ne sont pas directement concernés.

Depuis la formation de l’Union africaine en 2002, des progrès considérables ont été réalisés sur le plan institutionnel pour former un cadre africain de résolution des conflits. Pour ceux qui seraient tentés de se satisfaire de ces avancées, 2013 aura constitué un utile appel à la vigilance : beaucoup reste encore à faire en 2014 et dans les années à venir pour éviter que ces institutions ne deviennent des coquilles vides, comme beaucoup d’autres dans l’histoire du continent.

Sommet de l’Union africaine : la Cour pénale internationale sur le banc des accusés

une_vincent_rougetCe samedi 12 octobre, les chefs d’État du continent se retrouvent à Addis-Abeba pour un sommet extraordinaire de l’Union africaine. L’enjeu de la réunion : débattre d’un éventuel retrait des pays africains de la Cour pénale internationale (CPI).

Depuis sa création en 2002, 34 États en Afrique ont rejoint cette institution, chargée de juger les responsables de génocides, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes d’agression. Qu’ils envisagent aujourd’hui de quitter la CPI est en soi un évènement majeur: plus qu’un malaise, il y a bien une crise grave entre la Cour et l’Afrique, et la réunion d’Addis-Abeba vient donc à point nommé. Le sommet donne aux États africains une chance inédite de faire entendre leur mécontentement et de redéfinir leur rôle, encore trop marginal, au sein d’un système international déséquilibré. Mais pour cela il faudra qu’il ressorte de ce sommet une décision symbolique, capable de faire bouger les choses.

En un peu plus d’une décennie d’existence, la CPI a réussi, à coup d’interventions maladroites, à se décrédibiliser sur le continent africain, et à donner l’image d’une institution biaisée. Que l’Afrique ne soit pas épargnée par la violence politique, on peut tout à fait l’admettre ; mais cela justifie-t-il pour autant que la Cour ne traite que des affaires africaines ? Depuis 2002, huit enquêtes ont été ouvertes, toutes sur le continent (Ouganda, RDC, Soudan, République centrafricaine, Kenya, Libye, Côte d’Ivoire et Mali) et une trentaine de personnes, toutes africaines, ont été mises en examen. La nomination en 2012 d’une procureure africaine, la gambienne Fatou Bensouda, n’a pas amélioré le bilan de la CPI, et sans surprise les critiques se sont multipliées, accusant la Cour d’être spécialisée dans la chasse aux leaders africains, voire même de pratiquer un néo-colonialisme masqué.

Pendant des années, l’Afrique s’est laissé faire, bon gré mal gré. Mais le tropisme africain de la Cour a continué à se manifester, et l’Union africaine a fini par se rebeller. En 2009, en réaction au mandat d’arrêt délivré contre le président soudanais Omar al-Bashir, les États africains avaient déjà décidé de ne pas coopérer à son arrestation et son extradition.  Quatre ans plus tard, la charge de l’UA est encore plus violente : cette fois, c’est la Cour elle-même qui, le temps d’un sommet, se retrouve sur le banc des accusés.

À l’origine de ce mouvement de contestation : le Kenya. Au début de 2008, des violences post-électorales font plusieurs centaines de victimes dans la vallée du Rift. Le procureur de la CPI se saisit du dossier, et en 2011, la Cour met en examen six Kenyans, dont les politiciens Uhuru Kenyatta et William Ruto, soupçonnés d’être les instigateurs de la violence. Le hic, c’est que ces deux hommes sont depuis devenus… président et vice-président du Kenya, élus lors d’une élection libre et pacifique en mars 2013.

Comment juger deux dirigeants en exercice, que la Constitution kenyane interdit de quitter le territoire national au même moment ? Confrontée à ce dilemme inédit, la Cour aurait pu se montrer conciliante. Elle aurait pu constater les progrès réalisés par le Kenya depuis les violences de 2008 : le pays s’est doté d’une nouvelle Constitution, avec un appareil judiciaire considérablement renforcé. Elle aurait pu reconnaître que les défis économiques et sécuritaires auxquels est confronté le Kenya nécessitent une équipe dirigeante disponible à plein temps. Elle aurait pu admettre que le gouvernement kenyan, s’il relève ces défis, contribuera bien plus aux progrès des droits de l’homme qu’un procès aux Pays-Bas ne le fera jamais ; mais que cet objectif ne pourra pas être réalisé par un couple de leaders boiteux, immobilisés pendant de longues journées à la barre d’un tribunal de La Haye. En bref, elle aurait pu consentir à reporter le procès, ou au moins permettre à Kenyatta et Ruto de comparaître à Nairobi. Rien de tout cela : les procès se dérouleront comme prévu, a-t-elle obstinément répété.

ua_logoLa justice à tout prix, ou le degré zéro de la politique

Avec le cas kenyan, la CPI montre une nouvelle fois qu’elle n’a décidément aucun sens politique. À vouloir poursuivre sans relâche son œuvre de « justice internationale », elle méprise complètement le contexte politique qui entoure ses interventions. Une négligence qui commence à devenir sa marque de fabrique…

Au Nord de l’Ouganda, l’implication de la CPI a constitué un obstacle à la paix et au désarmement de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). Au milieu des années 2000, la rébellion de Joseph Kony envisageait de sortir du bush, mais les négociations avec le gouvernement ougandais ont très vite buté sur le refus obstiné de la Cour de suspendre ses mandats d’arrêts contre les leaders de la LRA. En fermant la porte à une amnistie, la CPI a contribué à faire échouer le processus de paix. L’Ouganda, premier pays à faire appel à la Cour en 2003, est devenu en quelques années un de ses plus fervents détracteurs, un revirement révélateur des frustrations qu’il a rencontrées dans ses relations avec la CPI.

La résolution des conflits oblige parfois à un pragmatisme politique dont la justice internationale ne peut pas s’accommoder. Emprisonner et juger Laurent Gbagbo à 8 000 km d’Abidjan, était-ce vraiment la meilleure option pour apaiser les tensions en Côte d’Ivoire ? Au lieu d’en faire ainsi un martyr, négocier pour lui une fin de carrière anonyme, en exil dans une capitale africaine, n’aurait-il pas été plus raisonnable ? La Côte d’Ivoire a-t-elle réellement besoin d’un tel procès, qui va inévitablement faire ressurgir les clivages et les haines de ces dernières années ? Le gouvernement ivoirien est lui aussi de plus en plus mal à l’aise avec la CPI : il a récemment refusé d’extrader Simone Gbagbo vers La Haye et, selon toute vraisemblance, fera de même avec Charles Blé Goudé, sous le coup d’un mandat d’arrêt depuis le 1er octobre.

Le Kenya, confronté à son tour à la CPI, a finalement pris la décision que beaucoup d’autres États africains contemplaient, sans oser franchir le pas. Par un vote de son Parlement début septembre, il est devenu le premier pays à se retirer de la CPI. Cette décision n’affectera pas directement les procès de Kenyatta et de Ruto, mais a ouvert la voie à un débat continental sur les relations entre la Cour et l’Afrique.

La réunion d’Addis-Abeba, une opportunité à saisir

Que peut-on attendre de la réunion d’Addis-Abeba ? Depuis quelques mois, la Kenya et la CPI ont engagé une intense campagne de lobbying diplomatique auprès des capitales africaines. À ce jeu, les diplomates kenyans qui sillonnent le continent partent avec un lourd désavantage : la CPI, au même titre que la lutte anti-terroriste, fait partie de ces causes qu’il vaut mieux soutenir, en tant que chef d’État africain, pour s’attirer les bonnes grâces des donateurs occidentaux… Les pressions diplomatiques sont fortes, notamment sur les pays francophones. Certains États, comme le Botswana ou la Zambie, ont déjà réitéré leur soutien à la Cour. Les poids lourds du continent, l’Afrique du Sud et le Nigéria, n’ont pour l’instant pas de position tranchée. Un retrait groupé des 34 États africains semble donc improbable.

À défaut d’aboutir à un retrait groupé, le sommet de l’Union africaine ne doit pas pour autant déboucher sur un statu quo. L’Union africaine a fait de l’année 2013 celle du panafricanisme et de la « Renaissance africaine », et cette réunion donne justement aux pays africains une opportunité inédite pour s’affirmer sur la scène internationale, et protester contre un système international qui fonctionne trop souvent en leur défaveur. Finalement, la focalisation de la Cour pénale internationale sur les pays africains n’est pas vraiment mal-intentionnée, ou néocoloniale ; elle est plutôt symbolique de la place qu’occupe aujourd’hui l’Afrique dans les relations internationales. La CPI est jeune, elle manque de ressources humaines et financières, et pour acquérir une légitimité, elle a choisi de faire ses gammes sur le dos du continent à ses yeux le plus faible et le plus malléable : l’Afrique. Son calcul a plus ou moins fonctionné au début, mais avec la montée en puissance de l’Union africaine, ce temps est désormais révolu.

Les États africains doivent pousser la communauté internationale à réviser le Statut de Rome (qui gouverne la CPI) : le mandat de la Cour doit être rééquilibré, ses critères de sélection des dossiers doivent être rendus plus transparents ; surtout, son fonctionnement doit être sérieusement repensé, de sorte qu’elle ne constitue pas un obstacle à la paix ou une entrave au développement des États africains.

L’Union africaine pourrait également réfléchir à un mécanisme continental, capable de pallier les insuffisances de la CPI et d’éviter les accusations de néo-colonialisme. Le crédo «  des solutions africaines aux problèmes africains » est omniprésent dans les débats sur la sécurité, mais devient étrangement absent dès lors que l’on parle de justice.

On attend donc du sommet d’Addis-Abeba des initiatives panafricaines, et un signal fort à la communauté internationale. Les opportunités pour l’Afrique de renégocier son rôle ne sont pas si nombreuses. La réunion de ce week-end en Éthiopie en est une : espérons que ses participants sauront la saisir. 

 

Vincent Rouget

L’Union africaine et Robert Mugabe : le panafricanisme du rejet

 

MugabeLe 22 août 2013, Robert Mugabe a été officiellement réinvesti à la tête de l’Etat du Zimbabwe. Jour déclaré férié, chomé et payé! A 89 ans, Mugabe débute donc un septième mandat et devrait gouverner le pays jusqu’en 2018 – au moins. Il ne lui restera alors plus que deux ans à tenir pour dépasser Hastings Banda du Malawi et devenir le Président le plus vieux à avoir jamais exercé le pouvoir.

Une nouvelle fois, Mugabe a démontré ses talents de politicien-stratège et son aptitude à déjouer les pronostics quant à sa chute imminente. En 2008, son grand rival Morgan Tsvangirai (du parti MDC-T) le met en ballottage défavorable au premier tour de l’élection présidentielle de 2008 ; il mène alors une campagne d’intimidation massive par les supporters de la ZANU-PF, si tant est que son adversaire boycotte le second tour et le laisse gagner sans opposition. Au printemps 2012, on le dit hospitalisé dans un état critique ; il fait mentir les rumeurs quelques jours plus tard en apparaissant en public, l’air fringant. Dernier acte cette année avec les élections du 30 juillet : malgré une campagne électorale peu suivie, il est réélu et parvient à se débarrasser du gouvernement d’union nationale avec lequel il avait été contraint de composer depuis quatre ans.

Avec 61% des suffrages, Mugabe l’insubmersible a donc gagné le droit de gouverner seul. Dans le même temps, son parti, la ZANU-PF, a raflé plus des trois quarts des sièges à l’Assemblée nationale, un retournement spectaculaire par rapport à la précédente législative, dominée par le MDC-T. Ultime humiliation infligée à Tsvangirai, la conquête de sa province natale du Manicaland : la ZANU-PF y a gagné 22 sièges contre seulement quatre pour le MDC-T.  « Old Bob » a donc signé une victoire éclatante, obtenue à coup de manipulations électorales savamment distillées. Car les élections ont été une nouvelle fois truquées, à la surprise de personne.

Pas besoin de violences ou de chasse aux anti-Mugabe cette année : le « gros du travail » s’est fait en amont, lors de l’établissement du registre électoral. Dans des conditions d’opacité les plus totales, un grand nombre d’opposants connus ou présumés ont tout simplement été rayés des listes, si bien que le jour des élections, de 300 000 (selon les autorités) à un million d’électeurs (d’après le ZESN,  Réseau zimbabwéen de soutien aux élections) ont été refoulés à l’entrée des bureaux de vote. Les listes électorales avaient été publiées la veille du scrutin seulement, rendant toute contestation impossible.

Ce véritable coup de force électoral a bien sûr été dénoncé comme une « énorme farce » par Morgan Tsvangirai : mais que pouvait bien faire l’opposition face à la machine ZANU-PF, experte en matière de tripatouillage électoral ? Après avoir déposé des requêtes auprès de la Cour constitutionnelle, le MDC-T s’est rapidement résigné, convaincu que ses démarches seraient vaines. A l’international, les habituels concernés – Etats-Unis, Union européenne, Royaume-Uni – ont réagi, mais leurs protestations ont été assez molles : beaucoup ont accueilli cette victoire avec fatalité, comme si l’hypothèse d’une défaite de Mugabe et de son départ de la Présidence leur paraissait trop incongrue pour qu’ils prennent la peine de la défendre ardemment.  

« Free and fair » : le satisfecit de l’Union africaine

Si le scénario de la victoire s’est aussi bien déroulé pour Mugabe, c’est aussi parce qu’un acteur de premier plan, l’Union africaine, a joué en sa faveur une partition inespérée. « Honnêtes, crédibles et transparentes » : c’est avec ces mots que, dès le lendemain du scrutin, l’organisation panafricaine a offert au président zimbabwéen un précieux vernis de légitimité. Pourquoi cet empressement à appuyer son soutien à une cause ouvertement douteuse ? La victoire frauduleuse de Mugabe était attendue, et finalement personne ne s’en indigne vraiment. Mais ce satisfecit si précipité de l’Union africaine pose quant à lui un réel problème, au niveau du continent.

Depuis quelques années, l’Union africaine (UA) gagne en confiance, et multiplie les signes d’autonomie vis-à-vis de l’Occident. Le crédo « des solutions africaines aux problèmes africains » n’est pas nouveau; mais en réalité, ce n’est qu’avec les récentes prises de position de l’UA qu’il commence à être mis en application. Au même titre que le président soudanais al-Bashir, au centre d’un affrontement entre la Cour pénale internationale et les dirigeants africains, Robert Mugabe est devenu une des causes symboliques de cette Union africaine qui s’enhardit et n’hésite plus à tenir tête aux nations occidentales. Ainsi, celui que l’Europe et les Etats-Unis s’acharnent à diaboliser continue de bénéficier du soutien de nombreux Etats africains, en tête desquels le puissant voisin sud-africain.  « Cessez de vous ingérer dans nos affaires » : tel est le message en filigrane adressé à l’Occident dans les déclarations de l’UA sur les élections zimbabwéennes.

Que l’Union africaine et ses organisations sous-régionales affiliées souhaitent s’attaquer elles-mêmes aux problèmes politiques du continent plutôt que de les laisser à des influences extérieures est sans aucun doute une source de satisfaction. Avec l’intervention d’AMISOM en Somalie ou la médiation actuelle entre les deux Soudans, par exemple, l’UA a manifesté un esprit d’initiative et une volonté d’agir dont on ne peut que se réjouir. Mais le cas du Zimbabwe est tout autre : en faisant de son anti-impérialisme une doctrine rigide, l’Union africaine en vient à se tromper de combat, et à travestir les idéaux du panafricanisme.

Certes, on ne saurait nier la stature et le prestige de Mugabe sur la scène politique africaine. N’importe quel opposant du MDC-T pèse bien peu à côté du libérateur du Zimbabwe, emblème de la résistance contre l’oppresseur blanc et de la solidarité anticoloniale. Pour beaucoup de chefs d’Etat, « Old Bob » n’est pas seulement le père fondateur d’une nation débarrassée de la ségrégation ; c’est aussi un camarade de lutte, qui leur a rendu d’innombrables services. L’Histoire est élogieuse, héroïque. Oui mais voilà, l’Histoire commence à dater, et depuis les années 1980, bien des choses ont changé. Les résultats économiques du Zimbabwe sous l’ère Mugabe ont été médiocres, voire par certains moments désastreux. Son règne n’aura pas été de tout repos (sic) pour de nombreux opposants, journalistes indépendants ou même civils innocents, des massacres du Gukurahundi dans les années 1980 aux violences post-électorales de 2008. Et surtout, quel que soit son bilan, Mugabe a 89 ans. Il occupe le pouvoir depuis 33 ans, et tout héros qu’il fût par le passé, il est temps pour le Zimbabwe de passer à autre chose.

En soutenant Mugabe contre vents et marées, l’Union africaine maintient à flots un grabataire de 89 ans qui, hormis son statut largement démodé de libérateur national, ne correspond en rien aux valeurs du panafricanisme qu’elle veut diffuser. En poussant le refus de l’ingérence occidentale à un niveau doctrinaire, l’UA s’enferme dans un panafricanisme du rejet, de la réaction, qui n’agit « que parce que l’Occident agit autrement ». Ce faisant, elle renoue avec les tristes pratiques de son ancêtre l’OUA, pour qui l’intégration africaine servait avant tout à un petit club de chefs d’Etat vieillissants. L’UA, à sa création en 2002, voulait justement rompre avec cette vision pervertie de l’unité continentale. Quels qu’en soient les progrès réalisés, beaucoup reste à faire : il est urgent de renouer avec un panafricanisme de l’action, des idées, qui privilégie la jeunesse, la créativité, le renouvellement des élites.

Sans fraudes, Mugabe aurait peut-être quand même gagné l’élection ; on ne le saura jamais, et cela importe finalement assez peu. On n’attendait pas forcément de l’Union africaine qu’elle prenne fait et cause pour Morgan Tsvangirai (ce que fait l’Occident sans se cacher depuis plusieurs années) : à 61 ans et après trois campagnes présidentielles infructueuses, on ne peut pas dire qu’il incarne vraiment le renouveau politique. Mais l’UA aurait pu, aurait dû se montrer ferme face à des manipulations électorales flagrantes : c’est cette attitude qui aurait été une prise de position courageuse, le signe d’une volonté d’agir : en somme, la marque de l’afro-responsabilité. Qui que l’on soit sur ce continent, on ne se maintient pas au pouvoir  pendant trois décennies en truquant des élections ; qu’on ait été un héros de l’indépendance ou un bureaucrate anonyme, il arrive un âge où l’on tire sa révérence et laisse la place aux nouvelles générations : voilà deux règles fondatrices que l’organisation panafricaine aurait pu ancrer dans les consciences. Indiscutablement, elle a échoué.

Que l’Union africaine prenne son indépendance vis-à-vis des intérêts occidentaux, on doit s’en réjouir, tant cette autonomie était attendue depuis longtemps. Mais qu’elle le fasse au prix des idéaux, et au mépris d’un panafricanisme des principes, on ne peut que s’en désoler.

 

Elections maliennes : « rien ne sert de courir, il faut partir à point »

Des élections présidentielles auront lieu au Mali, ce dimanche 28 Juillet 2013. Après deux ans de crise, et quelques mois seulement après la reprise en main du pays par les forces françaises, maliennes et africaines. Etait-ce si urgent d'organiser les élections aussi rapidement? Les candidats ont-ils eu le temps de préparer correctement ces élections? Les Maliens se dépalceront-ils? Quelle légitimité aura ce scrutin? Autant de questions examinées dans cet article de V. Rouget.


En campagne, toutes ! Le7 juillet a marqué le coup d’envoi officiel de la campagne électorale malienne en vue des élections présidentielles du 28 juillet. Les premiers meetings, tels que ceux d’Ibrahim Boubacar Keita (à Bamako), de Soumaïla Cissé (Mopti) ou de Dramane Dembélé (Sikasso) ont démarré en fanfare. Pendant trois semaines, les 28 candidats vont sillonner le pays et tenter d’apparaître aux yeux des électeurs maliens comme l’homme providentiel capable de relever le pays. Pour la femme providentielle, on repassera : la seule candidate (et nordiste qui plus est), Aïssata Haïdara Cissé, ne possède qu’une chance infime de l’emporter…

Elections MaliAu début de l’année, dans l’enthousiasme général consécutif à la libération du Nord-Mali, les autorités de transition annonçaient la tenue d’élections en juillet, destinées à tourner pour de bon cette page sombre de l’histoire malienne. Depuis, l’enthousiasme a laissé la place au scepticisme et à l’inquiétude : est-il vraiment réaliste de vouloir organiser un scrutin national dans un délai aussi court ? Des doutes qui s’immiscent même parmi les candidats : ainsi, Tiébilé Dramé, candidat du PARENA (et par ailleurs responsable des négociations de Ouagadougou avec le MNLA ces derniers mois), a déposé en début de semaine une requête auprès de la Cour constitutionnelle pour demander l’ajournement des élections.

Une élection sous pression

En accédant à sa demande, la Cour manifesterait là un beau signe d’indépendance. Mais il n’y a guère d’espoir que les juges suprêmes fassent preuve d’une telle audace, tant les pressions pour maintenir la date du scrutin sont fortes. Dioncounda Traoré a une nouvelle fois confirmé la date de l’élection ce mardi 9 juillet… tout en reconnaissant les nombreux problèmes qui subsistent : « il ne saurait y avoir d’élection parfaite et surtout dans un pays qui vient de sortir d’une crise profonde (…) les imperfections du processus électoral peuvent être compensées par l’esprit civique des candidats et des électeurs ». En lisant ces lignes, on se demande si le Président par intérim n’essaie pas avant tout de se convaincre lui-même qu’il ne mène pas le Mali droit dans le mur.

C’est qu’il n’a pas vraiment le choix, Dioncounda. Sa marge de manœuvre est étroitement limitée par ses partenaires internationaux. La France, en premier lieu, qui attend avec impatience de pouvoir annoncer la fin de la transition, rapatrier le gros de ses soldats, crier « mission accomplie ! » et se gargariser des succès de sa glorieuse armée, capable d’éviter dans le Nord-Mali un scénario à l’afghane. Les Etats-Unis, justement, sont aussi pressés de retrouver au Mali un interlocuteur adoubé par le suffrage universel. Comme d’autres bailleurs de fonds, ils attendent de pouvoir relancer leurs projets de développement, leurs procédures interdisant de financer un gouvernement qui ne soit pas démocratiquement élu. A ces pressions étatiques s’ajoutent d’autres, plus discrètes, venant du secteur privé: la reconstruction du Nord-Mali, c’est aussi l’occasion de juteux contrats d’investissements, qui ne tarderont pas à tomber une fois un nouveau gouvernement constitué. Ainsi, les entreprises occidentales déjà positionnées sur ce marché de l’après-conflit suivent de près la préparation des élections. En témoigne la réunion tenue début juillet entre plusieurs ministres maliens et des représentants du MEDEF français.

Une élection prématurée

Le Mali vient donc de commencer un sprint électoral de trois semaines, sans réellement avoir eu le temps de se mettre en place dans les starting-blocks. Nombreux sont les problèmes qui auraient dû justifier un report du scrutin de quelques semaines.

La saison, tout d’abord : l’élection va se dérouler en plein milieu de la période d’hivernage, alors que 70% de la population malienne, encore largement rurale, est occupée à travailler dans les champs. Dans plusieurs régions soumises aux crues du Niger, les déplacements vers les bureaux de vote pourront être difficiles, voire totalement impossibles. A cela s’ajoute le Ramadan : toute la campagne présidentielle et les opérations de vote vont avoir lieu en période de jeûne.

Plus important, la préparation des élections est considérablement gênée par des erreurs techniques et administratives. Les archives municipales de plusieurs localités du Nord ont été détruites pendant les combats, et certains villages ne comptent plus qu’une poignée d’électeurs sur leurs listes ; les cartes d’électeurs biométriques NINA sont délivrées aux mauvaises localités, ou n’arrivent pas dans les délais prévus ; les quelque 350 000 mineurs arrivés en âge de voter depuis le précédent recensement de 2010 n’ont pas tous été ajoutés au fichier électoral ; environ 175 000 Maliens se trouvent encore dans des camps de réfugiés en Mauritanie, au Burina Faso et au Niger, et malgré tous les efforts de l’ONU, beaucoup n’auront certainement pas la possibilité de voter… Tous ces détails, à grande échelle, commencent à peser et engendreront très certainement des frustrations le 28 juillet, lorsque des électeurs se verront refuser l’accès aux bureaux de vote. 

Enfin, et surtout, la question de Kidal et des régions du nord reste insoluble. L’accord signé à Ouagadougou le 18 juin entre le MNLA/HCUA et le gouvernement malien n’a que partiellement déverrouillé la situation, et il a fallu attendre ce vendredi 5 juillet pour voir l’armée malienne se réinstaller dans la ville. Les soldats s’y sont déjà heurtés à plusieurs manifestations d’hostilité ce week-end ; le gouverneur de Kidal est encore bloqué à Bamako « pour des raisons de sécurité », et tout porte à croire que les cartes NINA et le matériel électoral ne seront pas déployés à temps pour permettre aux électeurs de la région de participer au premier tour le 28 juillet. Au vu des tensions actuelles, il ne serait pas étonnant que nombre des 28 candidats évitent soigneusement d’aller faire campagne dans la région.  Sur le plan démographique et géographique, Kidal n’est qu’un grain de sable perdu dans le désert, 67 000 habitants dispersés sur une surface de 260 000 km². Mais un grain de sable ô combien symbolique pour le Mali. C’est de là qu’est partie la rébellion du MNLA à la fin de 2011 (ainsi que les deux précédentes rébellions touareg, en 1990 et 2006) ; l’opération Serval, efficace contre les groupes terroristes, a laissé intact l’enjeu principal du Nord-Mali, à savoir la place des populations touareg dans la nation malienne. Ainsi, Kidal est aujourd’hui le baromètre de l’évolution du Mali post-conflit. Quelques semaines de plus auraient pu permettre aux populations du Nord de voter et ainsi d’effectuer le premier pas d’une réintégration dans la vie politique nationale qui s’annonce si difficile. Mais les autorités de Bamako ne semblent pas disposées à accorder ce délai supplémentaire. Dès lors, c’est tout le processus de réconciliation qui se retrouve en péril : comment peut-on envisager de remettre une région séparatiste dans le giron de l’Etat si on l’empêche de donner sa voix, d’exprimer ses ambitions et sa vision pour cet Etat reconstitué ?

Une élection dénaturée ?

Ces trois problèmes viennent empoisonner la préparation des élections. Sans doute, la présidentielle  malienne se déroulera sans violences ouvertes ; une dérive « à l’ivoirienne » n’est a priori pas d’actualité, et les problèmes énoncés ci-dessus ne déboucheront pas sur un bain de sang. Ce critère doit-il pour autant être le seul pris en considération lorsqu’il s’agit de fixer un calendrier électoral de sortie de crise ? Un scrutin sans affrontements meurtriers est-il nécessairement un scrutin réussi ? Tristement, l’élection malienne est en train d’être travestie, de perdre son sens premier, celui d’une consultation populaire réunissant toutes les communautés maliennes à un moment charnière, pour ne devenir qu’un élément d’une to-do-list bureaucratique, une étape de plus dans un schéma préconçu de transition post-conflit. Là où une élection bien préparée aurait constitué un véritable évènement refondateur, le pari a été fait d’une élection rapide. Le risque que les plaies ouvertes par ces derniers mois de crise ne se résorbent pas totalement est là, bien réel.

Alors, quelles portes de sortie reste-t-il aujourd’hui, alors que les élections se rapprochent à grands pas ? Seule la Cour constitutionnelle a encore l’autorité pour entraîner un report, et une seule hypothèse pourrait lui faire prendre une telle décision : Dioncounda Traoré, ne voulant se mettre la communauté internationale à dos en prenant seul la décision d’un report, aurait-il négocié avec la Cour constitutionnelle pour qu’elle accède à la requête de Tiébilé Dramé (un proche de Dioncounda), le report apparaissant ainsi comme une décision judiciaire indépendante ? Le scénario apparaît tout de même improbable, et en l’absence d’un tel jeu de poker menteur, les élections auront vraisemblablement bien lieu ; on ne peut alors qu’espérer qu’elles ne tourneront pas au fiasco.

L’occasion était pourtant belle : alors que d’ordinaire les Maliens se distinguent par des taux de participation électorale extrêmement faibles (environ 25% aux élections présidentielles et législatives de 2002 et 2007), l’échéance de juillet suscite les débats et attire les foules, bien au-delà de tout ce qu’avaient réussi les nombreuses initiatives de sensibilisation citoyenne avant les précédentes élections. C’est donc d’autant plus dommage que cet engouement démocratique soit « pollué » par des problèmes techniques ou administratifs que l’on aurait facilement pu résoudre avec quelques semaines supplémentaires de préparation.

Rien ne sert de courir, il faut partir à point. On aurait aimé que les autorités maliennes retiennent la leçon.

 

RD Congo : une nouvelle dynamique dans la résolution du conflit

Résolution conflit RDCDepuis la signature de l’Accord-Cadre sur la Paix, la Sécurité et la Coopération à la fin du mois de février, la situation dans l’Est de la République Démocratique du Congo a connu plusieurs évolutions, qui semblent confirmer un changement d’approche pour la construction de la paix dans la région. Constatant l’impuissance du gouvernement congolais à impulser un règlement bilatéral du conflit en négociant avec les rebelles du M23, les 11 chefs d’Etats d’Afrique centrale réunis à Addis-Abeba sous l’égide de l’ONU avaient pris en main le dossier congolais avec une nouvelle formule (onze Etats parties et l’Union Africaine, la CIRGL, la SADC et l’ONU comme facilitateurs). Au cours des dernières semaines, deux évènements sont venus confirmer cette dynamique d’internationalisation.

La Brigade d’Intervention Spéciale de l’ONU

Tout d’abord, le 29 mars 2013, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la Résolution 2098, qui prévoit le déploiement d’une Brigade d’Intervention Spéciale dans l’est de la RDC. Depuis son déploiement en 2000, la mission de maintien de la paix onusienne (MONUC, puis MONUSCO), malgré des troupes conséquentes (17 000 soldats déployés) et un budget colossal (plus de 10 milliards d’euros dépensés en 13 ans), avait vu ses capacités d’action limitées par des règles d’engagement contraignantes. Bien qu’elle ait au cœur de son mandat la protection des civils, la MONUSCO n’avait le droit d’ouvrir le feu que si elle était directement attaquée par des groupes armés. De ce fait, les casques bleus avaient dû assister impuissants à la prise de Goma par le M23 en novembre dernier et aux multiples exactions qui avaient suivi. Cette passivité contrainte – puisque les troupes onusiennes n’avaient pas fait l’objet d’attaques – avait considérablement entaché l’image de l’ONU dans la région. Les casques bleus, accusés de « tourisme militaire », semblaient avoir perdu une partie de leur légitimité auprès des populations locales.

La mise sur pied d’une Brigade vient donc à point nommé : composée de trois bataillons d’infanterie (3 000 hommes au total), elle va répondre à des règles d’engagement beaucoup plus robustes, qui lui permettent de mener des opérations offensives contre les groupes armés dans les Kivus afin de les désarmer. Cette brigade devrait être composée de forces armées africaines en provenance d’Afrique du Sud, de Tanzanie et du Malawi, ce qui témoigne d’un engagement continental accru dans la résolution du conflit.

Toutefois, une opération militaire, aussi robuste et efficace qu’elle soit, ne pourra se substituer à un véritable processus politique, lui seul à même d’apaiser les antagonismes et de prendre à bras-le-corps les problèmes structurels des Kivus. La communauté internationale semble également avoir pris conscience de cette nécessité, et c’est dans cette optique qu’a été nommée mi-mars une Envoyée Spéciale de l’ONU pour la région des Grands Lacs, en la personne de Mary Robinson. Celle-ci aura pour mission de piloter l’implémentation de l’Accord-Cadre signé à Addis-Abeba.

Quelles perspectives pour une intervention militaire ?

La Brigade d’Intervention autorisée par la Résolution 2098 marque-t-elle la (re)naissance de la MONUSCO ? Déjà, des voix s’élèvent pour mettre en garde contre un excès d’optimisme. Le déploiement de cette Brigade pourrait connaître des remous : son principal contributeur, l’Afrique du Sud, fait face actuellement à un scandale national après que treize de ses soldats aient trouvé la mort en Centrafrique dans une opération de « sauvetage » très contestée de François Bozizé. Sa participation à de nouvelles opérations loin de ses frontières fait désormais débat. Par ailleurs, beaucoup redoutent que cette force armée ne vienne seulement jeter de l’huile sur le feu et ajouter une nouvelle source de violence dans une région déjà si militarisée.

Malgré ces réserves, la Brigade d’intervention, si elle est effectivement mise en place, aura sans doute des répercussions intéressantes sur l’évolution du conflit congolais. Jusqu’ici, la balance des forces dans l’Est du Congo entre le gouvernement congolais et les rebelles du M23 était déséquilibrée à l’avantage de ces derniers : du fait de l’état pitoyable des forces armées congolaises (FARDC), les rebelles étaient fréquemment dominateurs sur le plan militaire, ce qui leur permettait d’aborder les processus de négociation en position de force. Avec une MONUSCO plus robuste, cette asymétrie est diminuée, voire renversée : le M23 sera maintenant pris pour cible par une force armée mieux équipée, et probablement plus nombreuse que lui.

Cela est d’autant plus vrai que le M23 a connu au mois de mars une grave crise interne : deux factions, rattachés aux deux hommes forts du mouvement Sultani Makenga et Bosco Ntaganda, se sont violemment affrontées. Les combats ont tourné à l’avantage de Makenga, qui a mis les troupes de Ntaganda en déroute. Celui-ci a décidé, à la surprise de tous les observateurs, de déposer les armes et de se rendre à l’ambassade américaine du Rwanda ; il a depuis été transféré à la Cour pénale internationale, qui avait émis un mandat d’arrêt contre lui depuis de nombreuses années. Certains des combattants pro-Ntaganda ont depuis réintégré le M23 ; mais celui-ci a sans nul doute souffert de ces luttes intestines, et apparaît moins puissant qu’il ne l’était il y a quelques mois.

Deux initiatives concurrentes

Dans ce contexte, il sera intéressant de suivre l’évolution du processus de paix de Kampala, engagé entre le gouvernement congolais et le M23 en décembre, avant que le dossier ne soit pris en main par la communauté internationale. Kampala reproduit la recette des précédentes négociations entre le gouvernement et l’ancien groupe rebelle du CNDP, et qui avait seulement servi à renforcer les capacités militaires et les réseaux politico-économiques de ce dernier. Comme son prédécesseur, le M23 avait engagé ce processus à la suite de sa prise de Goma en novembre, à un moment où il était clairement en position de force vis-à-vis de Kinshasa. Ainsi, si le nouveau déploiement de la MONUSCO produit une asymétrie en faveur du gouvernement, les négociations de Kampala reposent sur une asymétrie inverse, à l’avantage des rebelles.

Le  timing des deux initiatives sera donc crucial pour déterminer laquelle de ces deux dynamiques l’emportera en définitive. Le M23 ne s’y est d’ailleurs pas trompé, et a présenté cette semaine à Kampala un projet d’accord de paix pour essayer de prendre de vitesse le processus international qui, on l’a vu, lui est beaucoup plus défavorable. Création de brigades intégrées entre les forces congolaises et le M23, amnistie pour tous les actes commis depuis 2009, reconnaissance de tous les grades militaires du M23… On retrouve ici les grands principes tant de fois privilégiés ces dernières années. Reste à savoir si le gouvernement congolais, désormais dans une position plus avantageuse, choisira de jouer la carte de Kampala.

Les efforts de résolution de conflit au Congo, après plusieurs années d’enlisement, semblent être désormais à un tournant, et les prochains mois seront donc riches d’enseignement. Quoiqu’il en soit, ce premier pas ne doit pas cacher d’autres problèmes pressants : d’une part, la réforme de l’Etat congolais (et notamment de son armée) est indispensable pour rétablir une présence légitime dans les Kivus ; d’autre part, les acteurs nationaux et internationaux ne doivent pas  porter leur attention exclusivement sur le M23 : de nombreux autres groupes armés, ancrés localement, prennent aussi part dans la continuation de la violence dans l’est de la RDC. La démilitarisation ne pourra s’effectuer sans s’attaquer aux causes de cette violence à la plus basse échelle, à travers des processus de paix localisés.

 Vincent Rouget

RD Congo : accord probable, paix impossible ?

nord kivu negociationAprès Lusaka, Windhoek, Pretoria et Kampala, Addis-Abeba est devenue ce dimanche 24 février 2013 la cinquième capitale africaine à accueillir la signature d’un accord de paix en République Démocratique du Congo (RDC). Réunis dans la capitale éthiopienne à l’invitation du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, 11 chefs d’Etat de la région ont approuvé un « Accord-Cadre sur la Paix, la Sécurité et la Coopération pour la RDC et la région » préparé par les Nations Unies. Ban Ki-moon a réussi à rassembler autour d’une table toutes les parties prenantes du conflit dans les Grands Lacs, ce qui en soi n’est pas une mince affaire. Mais au-delà du titre pompeux et des cérémonies fastueuses, que peut-on attendre de cet énième texte visant à trouver une solution négociée à « l’insoluble question congolaise » ? 

La réunion d’Addis-Abeba inaugure une nouvelle période d’activisme international, qui fait suite à la faillite évidente des efforts régionaux pour la résolution du conflit. Bien que reléguée au second plan par les évènements en Syrie et au Mali, la rébellion initiée en avril 2012 par le M23 dans le Nord-Kivu, a tout de même retenu l’attention de la communauté internationale, et s’est même propulsée sur le devant de la scène pendant quelques jours de novembre, lorsque les rebelles ont brièvement occupé la capitale régionale Goma. Dans la lignée des précédentes tentatives de paix dans la région, c’est d’abord une solution régionale qui a été privilégiée, à travers la Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs (CIGRL). 

Les négociations de Kampala : la faillite d’une solution régionale

Le M23 et le gouvernement congolais se sont ainsi retrouvés début décembre à Kampala pour des pourparlers officiels sous la médiation du ministre de la Défense ougandais Crispus Kiyonga. Des négociations qui, aux yeux de beaucoup d’observateurs, étaient dès le départ vouées à l’échec. L’Ouganda n’avait certainement pas les traits du médiateur idéal neutre, capable de peser de tout son poids sur les deux parties, et de combiner de manière équitable encouragements et menaces de sanctions : directement impliqué dans les rébellions anti-Kabila du début des années 2000, il a été pointé du doigt par le Groupe des Experts de l’ONU pour son soutien humain, financier et matériel au M23… Difficile dans ces conditions d’instaurer la confiance entre les négociateurs. D’autant plus que les délégations sont arrivées dans la capitale ougandaise sans agenda clairement défini : alors que le gouvernement de Joseph Kabila voulait restreindre les négociations au problème sécuritaire initial – l’occupation militaire du Nord-Kivu par un groupe rebelle – le M23 a rapidement cherché à transformer le processus de Kampala en une tribune contre le régime de Kabila, et ainsi à revendiquer des réformes politiques radicales à l’échelle nationale. Résultat : les deux parties ont passé la plupart des mois de décembre et janvier à débattre du programme des discussions ultérieures plutôt qu’à aborder les véritables points de désaccord. 

Un seul document a finalement émergé, début février, de ces deux longues et laborieuses négociations : une évaluation de l’accord de paix du 23 mars 2009, qui mettait fin à la précédente rébellion du CNDP (duquel est largement issu le M23), long document technique reconnaissant que certains points du traité n’avaient pas été mis en œuvre, mais n’offrant aucune avancée pour le problème présent. Après que le gouvernement congolais ait proposé d’intégrer les officiers de bas rang du M23 en échange de la reddition de son leadership militaire – proposition bien évidemment inacceptable pour les rebelles -, les négociations sont maintenant au point mort. 

Négocier pour négocier : les dividendes de la paix

Une fois de plus, le processus de Kampala aura montré l’inefficacité d’une solution bilatérale étroite, menée dans un cadre régional. Pour le gouvernement congolais comme pour les rebelles, être présent aux côtés d’un médiateur et offrir aux yeux de tous une posture de négociation semblait être plus important que de traiter des sujets de discorde : on en vient alors à se demander si les bénéfices à récolter de la négociation ne leur importeraient pas plus que les avantages de la paix elle-même…

A ce titre, ce qui s’est joué ces derniers mois dans l’est de la RDC n’est que la nouvelle version d’une partition plusieurs fois déroulée au cours de ces dernières années. La dynamique cyclique est la suivante : des leaders locaux aux intérêts menacés se constituent en groupe armé, avec le soutien plus ou moins explicite des voisins rwandais et ougandais ; s’en suit des affrontements armés entre le nouveau groupe de rebelles et les forces armées congolaises (FARDC), affrontements qui se soldent souvent par un retrait de ces dernières, sous-équipées, mal entraînées et rongées par la corruption ; après quelques mois (et parfois l’occupation de villes importantes comme Goma ou Bukavu), les rebelles se déclarent prêts à négocier, tandis que le gouvernement congolais, soucieux d’éviter de nouvelles humiliations militaires qui pourraient mettre son pouvoir en danger, est lui aussi favorable à des négociations ; un accord est alors signé, qui offre aux rebelles certains avantages immédiats (intégration dans les FARDC, positions de pouvoir, démobilisation financièrement avantageuse…) ; un semblant de stabilité (trompeur) revient alors dans la région, jusqu’à ce que les « dividendes de la paix » offerts aux rebelles par l’accord perdent de leur valeur ; alors un nouveau cycle est susceptible de s’enclencher. 

Le M23, au-delà de son plaidoyer public pour un renversement du régime de Kabila à Kinshasa, se situe clairement dans cette stratégie des « dividendes de la paix » : la conquête territoriale ne l’intéresse qu’à des fins d’obtenir une meilleure position de négociations, et ainsi des avantages plus conséquents dans les accords de paix. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre sa décision – a priori surprenante – de n’occuper Goma que pendant quelques jours avant de se retirer sur les hauteurs de la capitale régionale du Nord-Kivu. 

L’internationalisation du dossier congolais

On observe ainsi dans l’est de la RDC un mécanisme d’auto-reproduction de la violence, ô combien difficile à enrayer. La communauté internationale semble en tout cas avoir pris conscience que dans les conditions actuelles, un cadre bilatéral de résolution de conflit (gouvernement contre rebelles) semble plutôt contribuer à perpétuer cette dynamique conflictuelle. En « internationalisant » le dossier congolais en main à travers l’Accord-cadre signé dimanche à Addis-Abeba, elle peut peut-être lui insuffler un nouveau souffle, et l’on ne peut que se réjouir qu’un certain volontarisme international succède enfin à des années d’indifférence à l’égard de la région. 

Rien n’est toutefois garanti en RDC, cimetière des idéalistes de la paix depuis plus de quinze ans, et on ne saurait attendre des miracles d’une simple déclaration de principes. Car tout rempli de bonnes intentions qu’il soit, l’Accord-cadre pourrait bien n’être qu’une nouvelle coquille vide : avec seulement trois pages faites de mesures très générales (« poursuivre la réforme structurelles des institutions congolaises », « ne pas interférer dans les affaires intérieures des Etats voisins »…), la phase d’implémentation sera cruciale pour mettre en œuvre ce document, et nécessitera un suivi actif des quatre garants identifiés par l’accord : l’Union Africaine, la CIRGL, la SADC (Communauté des Etats d’Afrique australe) et l’ONU.

Alors que l’investissement international dans la résolution du conflit congolais a été jusqu’alors uniquement réactif, la formule 11+4 (onze parties, quatre facilitateurs) ne pourra tenir ses promesses qu’avec un changement d’approche radical. Plusieurs axes d’intervention requièrent en effet un engagement constant et permanent, et non seulement du « management de crise » tel qu’il a été pratiqué ces dernières années : réforme des institutions congolaises, traitement de la violence locale, amélioration des relations entre RDC et Rwanda… Mais sur ce dernier point, si déterminant dans la résurgence des rébellions dans l’est de la RDC, les mauvaises relations entre les présidents Kabila et Kagame semblent constituer un obstacle sérieux à tout effort de résolution de conflit. 

Du côté de Kigali, il ne faut s’attendre à aucun bouleversement majeur : le Rwanda a montré sa capacité à naviguer subtilement sur un chemin diplomatique étroit, qui lui permet d’avancer ses intérêts dans les Kivus sans pour autant se mettre à dos la communauté internationale. L’aide au développement s’interrompt, puis reprend, au gré des déclarations habiles de Kagame et des visites dans les capitales occidentales de sa ministre des Affaires étrangères Louise Mushikiwabo. 

En revanche, en RDC, le pouvoir de Joseph Kabila apparaît de plus en plus fragilisé depuis les élections frauduleuses de novembre 2011. Un changement de régime à Kinshasa : voilà sans doute, à côté d’un véritable engagement international, le deuxième évènement susceptible de rebattre les cartes dans la relation RDC-Rwanda… pour le pire ou le meilleur. 

Vincent Rouget

Pourquoi a-t-on si peur de la mort de Nelson Mandela ?

Dernier acte du focus de Terangaweb sur l'Afrique Sud. Vincent Rouget s'interroge et nous interroge. L'Afrique du Sud pourra-t-elle tenir le choc de la disparition de Madiba.  Un article qui nous interpelle tous. 

BRITAIN-SOUTH AFRICA-POLITICS-BROWN-MANDELA2012, comme chaque année, a connu son lot de chefs d’Etat souffrants et de leaders politiques à la peine physiquement. Meles Zenawi, président éthiopien, est décédé à la fin du mois d’août des suites d’une maladie inconnue ; Hugo Chavez lutte actuellement contre un cancer et multiplie les séjours hospitaliers à Cuba ; plus récemment, Hillary Clinton a dû se faire opérer en urgence d’un caillot sanguin au cerveau. Trois figures internationales d’envergure – leader de la puissance régionale est-africaine pour le premier, figure de proue de la gauche radicale latino-américaine pour le second, chef de la diplomatie étasunienne pour la troisième – dont les problèmes médicaux n’ont pourtant attiré qu’une attention limitée au regard de celle qu’a reçue une autre personnalité : Nelson Mandela.
L’ancien président sud-africain a été admis dans un hôpital de Pretoria à la mi-décembre pour être soigné d’une infection pulmonaire et d’un calcul biliaire. Après trois semaines de traitement et un Noël passé en observation, les médecins l’ont finalement laissé sortir le 27 décembre, et il se repose depuis dans sa maison de Houghton, dans la banlieue de Johannesburg.

Mandela n’en est pas à sa première alerte médicale. Au début de 2011, il avait déjà effectué un séjour à l’hôpital pour des problèmes similaires. A l’époque, les autorités sud-africaines avaient tardé à réagir, et leur communication hasardeuse avait fait naître les bruits les plus catastrophistes sur son état de santé. Cette année, le gouvernement a clairement mieux géré ce nouvel épisode médical, en publiant régulièrement des communiqués rassurants, sans pour autant réussir à empêcher les rumeurs de courir bon train. Immédiatement, les grandes chaînes nationales et internationales ont dépêché leurs correspondants pour prendre position devant l’hôpital, et c’est le monde entier qui s’est ainsi précipité au chevet du nonagénaire sud-africain, retenant son souffle devant l’évolution de ses bulletins de santé.

Désormais âgé de 94 ans, « Madiba » a quitté la présidence sud-africaine en 1999, après un mandat de cinq ans. Après quelques années d’engagements politiques divers (sur la question du SIDA ou dans les processus de paix au Congo et au Burundi), il s’est définitivement retiré de la vie publique depuis 2004. Partageant son temps entre son village natal de Qunu (Eastern Cape) et Houghton, il ne joue plus aucun rôle politique, ni au sein de l’ANC, ni sur la scène nationale. Ses fonctions cérébrales souffrent apparemment d’une forme de sénilité naturelle ; et au vu de son âge avancé, il n’y a rien d’étonnant à ce que son corps, malmené par 27 ans de prison (à la fin desquels il a notamment contracté la tuberculose), soit parfois en difficulté. Comment alors expliquer la frénésie médiatique et populaire autour de la santé de Mandela ? Pourquoi la moindre anicroche, même bénigne, reçoit-elle incomparablement plus d’attention à l’échelle mondiale que les complications médicales d’autres leaders au pouvoir politique bien plus important aujourd’hui ?

Au gotha des personnalités mondiales les plus respectées, Nelson Mandela occupe incontestablement une place de choix. Rares sont ceux qui ont comme lui sacrifié une vie toute entière pour le combat pour la liberté et l’égalité. Militant ANC depuis la fin des années 1930, il contribue largement à transformer ce rassemblement bourgeois aux revendications feutrées en un mouvement contestataire de masse dans les années 1950. Arrêté, d’abord condamné à mort, puis à la prison à perpétuité lors du procès de Rivonia en 1964, il devient durant son emprisonnement à Robben Island le symbole de la résistance à un régime discriminatoire inique.

Libéré après 27 ans sous les verrous, Mandela prend les rênes d’un pays au bord du précipice, et sa gestion de la transition va encore accroître son statut d’icône : repoussant tout esprit de revanche, prêchant le pardon et la réconciliation avec une énergie insatiable, il réussit à jeter les bases d’une nouvelle Afrique du Sud, démocratique et non-raciale, et à éviter le bain de sang que tous les observateurs prédisaient au tournant des années 1990. Récompensé par un demi-Prix Nobel de la Paix (partagé avec FW De Klerk), modeste récompense au vu de sa contribution incalculable au règlement pacifique de l’apartheid, Nelson Mandela est de ceux dont on aimerait qu’ils puissent vivre une éternité. « Tata » Mandela, grand-père de la nation, a avec tant de Sud-Africains une relation quasi-filiale : quand grand-père va mal, les enfants s’alarment. Quoi de plus normal ?

Mais derrière la tristesse de voir un leader vénéré subir les affres du temps, se cache une autre angoisse. Dans cette agitation qui entoure l’hospitalisation de Mandela, on peut lire en filigrane une question, un doute, une crainte : qu’adviendra-t-il de l’Afrique du Sud une fois Mandela décédé ? En réalité, que l’on s’inquiète tant de la santé d’un retraité inactif est révélateur d’une nation qui, 20 ans après la fin de l’apartheid, continue encore à se chercher, et à envisager son futur avec anxiété.

Mandela serait-il si important que sa seule présence, planant comme une ombre sur la politique sud-africaine, retiendrait le pays de plonger dans le chaos ? Les milieux extrémistes blancs raffolent de ce genre d’allégations, et diffusent sans relâche leur vision apocalyptique d’une horde d’Africains qui, sitôt le décès de Mandela annoncé, prendraient les armes et déferleraient sur les villes et les campagnes pour chasser manu militari tous les Blancs du pays.

On ne saurait cependant limiter ces peurs à une bande de suprématistes blancs nostalgiques de l’apartheid. Noirs comme blancs, beaucoup d’autres continuent de voir en Mandela la conscience morale de la nation, soutenant sur ses épaules de plus en plus frêles l’édifice instable de l’Afrique du Sud réconciliée. Attachés au respect de leurs aînés, les dirigeants sud-africains se seraient jusqu’à maintenant contraints à une certaine modération ; modération qui laisserait place, après la mort de Madiba, à des politiques plus radicales et moins respectueuses du compromis post-apartheid entériné par la Constitution de 1996.

L’épisode Mandela a fait ressurgir une nouvelle fois le spectre d’une dérive « à la zimbabwéenne ». Robert Mugabe, Nelson Mandela : les deux héros de la libération de l’Afrique australe ont souvent été comparés pour leurs pratiques du pouvoir radicalement opposées. Mandela, tout retraité politique qu’il soit, serait la garantie silencieuse d’un Etat libre et bien gouverné ; sans lui, l’Afrique du Sud tomberait, à la suite de son voisin septentrional, dans le syndrome de la « république bananière ». Que l’après-Mandela fasse si peur est la preuve éloquente d’un désenchantement populaire vis–vis de l’ANC. 2012 a été il est vrai une annus horribilis pour le parti au pouvoir. Luttes intestines, scandales de corruption, gestion calamiteuse de la fusillade de Marikana (34 mineurs en grève tués par la police en août)…beaucoup de Sud-Africains se demandent ce qu’est devenu le parti de Mandela, et craignent que l’ANC ne tourne définitivement le dos à ses idéaux une fois que celui-ci aura disparu.

Si les bulletins de santé de Mandela ont à nouveau fait le tour du monde, c’est parce que cette inquiétude est également partagée à l’international. « L’Afrique du Sud après Mandela sera un pays très différent », écrivait ainsi David Blair pour The Daily Telegraph. Le Nouvel Observateur, plus étrangement encore, titrait récemment : « Au secours Mandela ! Ils sont devenus fous… ». Des remarques teintées d’une certaine condescendance envers le pays (voire le continent), comme si Mandela surnageait seul au milieu d’un océan africain d’incompétence politique. Dès la fin des années 1990, Thabo Mbeki, deuxième président d’Afrique du Sud, constatait avec amertume que ses interlocuteurs occidentaux ne lui accordaient jamais la confiance dont jouissait son prédécesseur, et dénonçait cet « exceptionnalisme Mandela » par une expression percutante : le « syndrome du bon indigène » (the one good native).

Au-delà de la seule admiration pour Mandela, n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle les médias ont fait tant de cas de ses problèmes médicaux ? Ne voient-ils pas en lui, encore aujourd’hui, une présence rassurante, l’exception qui confirmerait la prétendue règle de la « mauvaise gouvernance africaine », un pare-feu indispensable qui empêcherait l’Afrique du Sud de tomber, comme le reste du continent, dans les tréfonds de la corruption et de l’autoritarisme ?

Nelson Mandela n’est malheureusement pas immortel. Son décès, selon toute vraisemblance, ne changera pas fondamentalement le visage de l’Afrique du Sud – tout au plus verra-t-on différents courants de l’ANC rivaliser d’ardeurs pour revendiquer son héritage politique. Mais l’étincelle qui luit encore dans les yeux de Mandela est éminemment symbolique, et à ce titre, l’hystérie collective et les spéculations autour de son état de santé sont riches d’enseignements quant à l’état du pays. Malgré une solidité institutionnelle indéniable et de nombreux contrepouvoirs (syndicats, société civile, presse…), la démocratie sud-africaine est encore jeune et incertaine quant à son avenir ; si l’on redoute que la mort de Mandela mette en péril tout un système, c’est que le jeu politique y reste largement personnalisé.

Plus important encore, 20 années après la transition démocratique, l’Afrique du Sud (comme les observateurs internationaux) peine toujours à envisager son futur autrement que sur un mode binaire : entre le miracle et le chaos, aucune alternative n’apparaît envisageable. Or, l’un comme l’autre de ces extrêmes sont trompeurs. L’Afrique du Sud n’est toujours pas la Rainbow Nation (nation arc-en-ciel) prêchée par Mandela et Desmond Tutu. Elle continue sa recomposition, lentement et péniblement ; mais cessons de voir en elle un Zimbabwe en puissance, dont le décès de Mandela ne ferait que précipiter la décadence. Ce serait faire injure à Madiba que d’imaginer que ses idéaux ne sauront lui survivre. 

 

Vincent Rouget

Julius Malema, ou l’Afrique du Sud dans toutes ses ambiguïtés

Il y a quelques semaines, Fary Ndao ouvrait une série d’articles consacrée aux jeunes leaders politiques en Afrique par un portrait de Malick Noël Seck, militant du Parti socialiste sénégalais, et récemment exclu du parti par le secrétaire-général Ousmane Tanor Dieng pour avoir appelé publiquement à la démission de ce dernier. Un sort qui n’est pas sans rappeler celui d’un autre personnage en vue de cette nouvelle génération politique africaine : le sud-africain Julius Sello Malema.

Il se passe rarement un jour en Afrique du Sud sans qu’il fasse les gros titres de la presse, ou qu’un reportage lui soit consacré. « Juju » n’a pourtant à ce jour aucune position officielle: après quatre ans passés à la tête de la Ligue des Jeunes de l’ANC (la Youth League), Malema a été banni en avril 2012 des instances du parti pour les cinq prochaines années, au terme d’un procès interne long et controversé. Mais le franc-tireur de 31 ans représente une figure politique inédite et intrigante : en décalage avec ce que l’Afrique du Sud a produit comme pratiques politiques depuis la fin de l’apartheid, Malema est à bien des égards révélateur de l’état de son pays, et continue ainsi à défrayer quotidiennement la chronique.


« L’irrésistible tsunami Malema »

Activiste de l’ANC dès ses neuf ans, il s’engage dans les jeunesses militantes et dans l’organisation étudiante Congress of South African Students, dont il est élu président en 2001. En 2008, il accède à la tête de la Youth League, la puissante organisation des jeunes de l’ANC, terreau du renouvellement des élites politiques sud-africaines avec ses six millions de membres. C’est à partir de là que débute son ascension : d’un jovial trublion, gentiment tourné en ridicule pour son anglais parfois approximatif et pour ses faibles résultats scolaires, Malema est devenu en quelques années une figure emblématique de la vie politique sud-africaine et un véritable phénomène médiatique, jusqu’à parfois éclipser le président Jacob Zuma lui-même.
L’émergence fulgurante de Julius Malema tient à ce qu’il a réussi à s’insérer au cœur des débats nationaux les plus saillants, à savoir les questions raciales et la redistribution des richesses, en se plaçant à chaque fois en rupture avec la nomenklatura de l’ANC. En 2009, il se lance, contre l’opinion des caciques du parti, dans une campagne pour nationaliser les mines et exproprier sans compensation les grandes propriétés agricoles blanches. Un an plus tard, il est condamné pour incitation à la haine raciale après avoir fait chanter, lors d’un meeting, la chanson Dubul’ iBhunu (Shoot the Boer, « tuez le fermier blanc »). Deux échecs qui, loin de l’affaiblir, renforcent au contraire sa popularité comme homme du peuple; en à peine trois ans, « l’irrésistible tsunami Malema » (comme ses supporters se plaisent à le décrire) déferle sur l’ensemble du pays, et redonne à la Ligue des Jeunes une influence qu’elle n’avait plus connu depuis la période fondatrice des Mandela, Sisulu et Tambo dans les années 1940.


Une nouvelle figure révélatrice des divisions du pays

Ainsi, « Juju » étonne, déconcerte, fait tache au sein d’une ANC qui s’est considérablement assagie depuis qu’elle a accédé au pouvoir. Clé de son succès, il présente au public sud-africain une nouvelle figure du pouvoir. On retrouve chez Malema, né dans l’extrême pauvreté et habitué aux privations matérielles, certains des traits d’un « damné de la terre » fanonien qui, arrivé à l’âge politique, se lève en armes pour embrasser la cause du « lumpenprolétariat ». Malema est un tribun populaire (pour ne pas dire populiste), au ton radical et véhément. Son discours est animé d’un militarisme qui fait écho aux luttes anticoloniales de ses aînés. Malema n’a connu ni l’ère du nationalisme africain et des indépendances, ni même la lutte armée contre l’apartheid, mais ne se prive pas de leur emprunter leurs canons rhétoriques : il se présente comme un economic freedom fighter, un combattant pour la liberté économique, à l’image des freedom fighters anti-apartheid des années 1970 et 1980 ; il entretient des relations étroites avec le ZANU-PF de Robert Mugabe, qu’il admire ouvertement pour l’expropriation massive (et violente) des grands propriétaires blancs zimbabwéens ; et même lorsqu’il fait face à la justice, les postures guerrières font rarement défaut : ainsi lors de son procès pour incitation à la haine avait-il marqué les esprits en se présentant à la Cour entouré d’une équipe de gardes du corps armés jusqu’aux dents.

Malema cherche ainsi à se présenter comme un des derniers héritiers d’une tradition révolutionnaire qui a animé l’ANC pendant les décennies de la lutte anti-apartheid. Toutefois, il a cela d’inédit qu’il associe à cet héritage politique une acceptation complètement assumée du capitalisme-consumérisme. « Juju » a de l’argent, beaucoup d’argent, donc l’origine exacte n’est pas toujours connue, mais qu’il n’hésite pas à étaler au grand jour. Ainsi son train de vie flamboyant n’est-il plus un secret pour personne : collection de montres et de voitures de course, luxueuse villa dans le quartier chic de Sandton à Johannesburg (souvent décrit comme « le kilomètre carré le plus riche d’Afrique »), goût prononcé pour les soirées extravagantes… Malema définit ainsi une figure sociale intéressante par son ambivalence, et finalement peu courante ailleurs sur le continent : celle d’un « révolutionnaire nouveau riche », qui fait de la richesse un symbole de réussite sociale tout en prenant des accents prolétariens pour dénoncer le manque de redistribution et l’oppression des masses.

Abhorré par certains, vénéré par d’autres, Julius Malema divise l’Afrique du Sud plus que tout autre politicien : serait-il finalement le symbole d’un pays encore tourmenté ? Identifier ses supporters et ses ennemis se révèle très instructif : Malema épouse clairement les lignes de fracture sociales et raciales qui résistent encore dans l’Afrique du Sud post-apartheid. De même, le succès qu’il a rencontré ces dernières années révèle l’incapacité des partis sud-africains à créer un espace politique réellement englobant : entre une ANC de moins en moins représentative et un parti d’opposition, la DA (Democratic Alliance), encore trop associé à la population blanche, Malema a pu sans problème se faire une place et présenter une alternative aux yeux des masses déshéritées.


« I’m the one with nine lives »: quel futur pour Julius Malema ?

Désigné en 2011 comme l’un des dix jeunes Africains les plus influents par Forbes Magazine, « Juju » a toutefois connu une année 2012 plus chaotique, et son exclusion de l’ANC pose la question de son avenir politique. La période de grâce où Winnie Madikizela-Mandela le décrivait comme « le futur président de l’Afrique du Sud » semble être derrière lui, et ses chances de peser dans la vie politique sud-africaine se sont amoindries depuis qu’il est devenu la « cible à abattre » de la vieille garde de l’ANC. Exclu du parti, empêtré dans de nouvelles affaires judiciaires (il a été mis en examen fin septembre pour blanchiment d’argent et risque jusqu’à quinze ans de prison), Malema est-il politiquement fini ?

« Je suis l’homme aux neuf vies, ils ne peuvent pas m’avoir », déclarait-il récemment dans une interview. La longue grève des mineurs et la tragédie de Marikana (34 mineurs fusillés par la police le 16 août) lui ont en effet permis de retrouver le devant de la scène ces dernières semaines. Malema n’a pas manqué de pointer du doigt l’ANC et Jacob Zuma pour leur gestion calamiteuse de la période post-Marikana. Jour après jour, on l’a vu arpenter les mines d’or et de platine du nord-ouest de Johannesburg, prononcer des discours toujours plus enflammés contre le grand capital blanc et la trahison néolibérale de l’ANC, appeler de manière grandiloquente à la démission du président et, partout, recevoir les applaudissements nourris des mineurs et de leur entourage.

Dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, les 20% les plus pauvres de la population ne possèdent que 1,4% de la richesse nationale ; Malema ne se situe certainement pas dans cette catégorie, mais la seule statistique continue de faire ses beaux jours. Néanmoins, si à l’heure actuelle il est probablement too big to fail, trop important médiatiquement pour disparaître du jeu politique sud-africain, Malema se trouve face à un casse-tête, et il ne pourra compter sur les journalistes pour ranimer indéfiniment son cadavre politique. Malema, autrefois le plus fidèle soutien de Zuma dans sa lutte pour la présidence, est aujourd’hui devenu son pire ennemi, et ce renversement soudain n’est pas un gage de crédibilité lorsqu’il s’agit de construire des alliances avec d’autres poids lourds de l’ANC. Il ne dispose aujourd’hui d’aucun capital politique, et n’apparaît pas en mesure de créer son propre appareil partisan pour faire concurrence à cette machine à gagner qu’est l’ANC; à l’inverse, miser sur la défaite de Zuma pour être « réhabilité » à la tête de la Youth League est un pari risqué alors que celui-ci s’apprête à être reconduit à la tête du parti pour quatre années supplémentaires. L’ostracisme dont il est actuellement victime pourrait donc bien durer. Faute d’appartenir à une organisation ou un mouvement, Malema n’est rien d’autre qu’un agitateur public, et bien que sa voix soit pour l’instant largement écoutée, rien n’assure qu’elle le restera à l’avenir.

L’étoile montante de la politique sud-africaine verra donc peut-être sa trajectoire interrompue en plein vol. De manière plus inquiétante, c’est la trajectoire politique de tout un pays que le personnage de Julius Malema interroge : qu’on reconnaisse en lui un Robin des Bois champion des pauvres ou un dangereux démagogue prêt à plonger le pays dans le chaos, il est en tout cas révélateur d’une Afrique du Sud fracturée et d’un espace politique partisan en perte de légitimité. 

Vincent Rouget

Jeux de pouvoir et transition en Ethiopie : qu’attendre de Hailemariam Desalegn ?

Un mois après le décès de son Premier ministre Meles Zenawi, l’Ethiopie a conclu à la fin de semaine dernière la période de deuil et de transition en investissant officiellement Hailemariam Desalegn pour le remplacer à la tête du gouvernement.

Meles Zenawi : un héritage ambivalent

L’émoi qui s’est emparé du pays après l’annonce de son décès le 20 août (des suites d’une maladie non révélée au public) et la foule massive qui a assisté aux funérailles du défunt le 3 septembre témoignent de la place particulière qu’occupait Meles Zenawi dans la vie éthiopienne. Résolument volontariste, impitoyablement répressif, il laisse derrière lui un héritage ambivalent. Pour beaucoup d’observateurs, Meles restera dans l’histoire africaine comme une personnalité visionnaire, respectée par ses pairs pour son charisme et son intelligence, et qui aura mis son énergie au service du développement national, de la stabilisation de la Corne de l’Afrique et de l’unité africaine. La deuxième facette de Meles est pourtant plus sombre : celle d’un despote sans merci, dirigeant son pays d’une main de fer, implacable avec ses opposants politiques, dont la plupart ont été « neutralisés » à coup de lois anti-terroristes. Depuis sa prise de pouvoir par les armes en 1991, c’est tout le jeu politique éthiopien qui s’était organisé autour de sa propre personne, et sa mort crée donc un vide politique indubitable à Addis-Abeba.
Si le régime a paré au plus pressé en nommant Hailemariam Desalegn, jusqu’ici vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, la période qui s’ouvre suscite bien des interrogations, ne serait-ce que pour le caractère pacifique de la transition – une première dans l’histoire moderne de l’Ethiopie. La mort de Meles Zenawi menace-t-elle la stabilité du pays et, au-delà, de la Corne de l’Afrique ? Pour certains, Meles est parvenu durant ses vingt années au pouvoir à construire un système institutionnel suffisamment solide pour qu’il survive à sa propre disparition : la nomination de Desalegn ne serait finalement qu’un évènement symbolique, d’une portée mineure. Mais l’importance régionale de l’Ethiopie mérite tout de même qu’on prenne le temps d’envisager toutes les implications de cette transition ; et ce d’autant plus que le secret et les rumeurs qui ont entouré ces derniers mois la santé déclinante de Meles Zenawi ont révélé une certaine nervosité du régime éthiopien vis-à-vis des questions de succession.


La formation par les armes d’une élite tigréenne

C’est par les armes que Meles Zenawi est arrivé au pouvoir en 1991, en remplacement de l’autoritaire colonel Mengistu Haile Mariam. La guérilla du Front de Libération des Peuples du Tigré (TPLF) avait une forte connotation régionaliste : Meles, son entourage et ses troupes armées venaient principalement du Tigré, cette région du nord frontalière de l’Erythrée. Après la prise d’Addis-Abeba, les cadres de la rébellion ont établi leur domination sur l’appareil étatique éthiopien, et sont ainsi devenus la nouvelle élite politique, économique et militaire du pays. Afin d’asseoir leur légitimité dans une Ethiopie traversée par de multiples fractures identitaires, les Tigréens ont ensuite coopté d’autres élites régionales au sein d’une plus large coalition, l’EPRDF (Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien), devenu un parti unique de facto depuis 1991.
Ces élites cooptées ne jouaient jusqu’alors qu’un rôle mineur dans un régime dominé de manière écrasante par les Tigréens. Pour cette raison, le passage de pouvoir de Zenawi à Desalegn est en soi un évènement : le nouveau Premier ministre éthiopien appartient à l’ethnie Wolayta, originaire du sud du pays. Il n’est pas chrétien orthodoxe (religion majoritaire dans le Tigré), mais protestant. Et surtout, il n’a pas participé à la lutte armée des années 1980 contre Mengistu. Pas plus d’ailleurs que son nouveau vice-premier ministre, Demeke Mekonnen, quant à lui musulman. C’est donc un couple exécutif inédit, apparemment en rupture avec la domination des élites tigréennes, qui s’installe à la tête de l’Ethiopie. On peut identifier trois scénarios potentiels quant à l’évolution du régime éthiopien.


Les trois scénarios de la transition éthiopienne

La base militante du TPLF a témoigné quelques réticences envers ces nominations, et préférait probablement à Desalegn la veuve de Meles Zenawi, Azeb Mesfin. Mais la mort de Meles est peut-être arrivée trop prématurément pour qu’il ait pu préparer sa succession au profit de son épouse, et Mesfin va maintenant devoir s’affirmer de façon autonome sur la scène politique. Plus largement, les Tigréens, privés de leur leader naturel, peuvent-ils encore gouverner le pays ? On tient là le premier scénario de la transition éthiopienne : celui d’un affaiblissement progressif du contrôle des nordistes du Tigré sur le pays et d’un rééquilibrage de la vie politique au profit d’autres régions et groupes ethniques.
Mais cette rupture est-elle bien réelle ? Ne cache-t-elle pas une évolution moins optimiste, à savoir la mise sous tutelle du pouvoir officiel par des réseaux politiques et militaires informels ? Car la personnalité d’Hailemariam Desalegn tranche à bien des égards avec celle de Meles Zenawi : ingénieur de profession, l’homme est présenté comme un technocrate discret et consensuel, plutôt novice en politique, et on peine ainsi à croire qu’il aura autant de poigne que son prédécesseur pour gouverner le deuxième plus grand pays d’Afrique. Aussi bien des observateurs ne voient-ils en ce nouveau Premier ministre qu’un pion mis en place par les « faiseurs de rois » de l’élite tigréenne, une marionnette aisément manipulable par ces hommes influents du régime agissant dans l’ombre. Desalegn serait ainsi aux caciques du parti ce que Medvedev a été à Poutine pendant quatre années en Russie. Avec ce deuxième scénario post-Meles Zenawi, on verrait donc l’établissement d’une dynamique de pouvoir à deux niveaux, entre ombre et lumière. La fonction officielle perdrait ainsi de sa valeur, et transition deviendrait synonyme de désinstitutionnalisation.
Pour l’instant, les premiers pas de Desalegn semblent plutôt abonder dans ce sens. Il s’est d’emblée inscrit dans la lignée de son mentor, à qui il doit d’ailleurs son ascension politique : « nous nous efforcerons de poursuivre sa vision de transformer le pays, sans renier aucune partie de son héritage », a-t-il ainsi déclaré lors de la cérémonie d’investiture le 21 septembre. Mais à terme, on pourrait voir se développer un troisième scénario, au potentiel conflictuel beaucoup plus élevé que les deux précédents : celui d’un homme qui, enhardi par sa position, chercherait à se défaire du carcan tigréen et à affirmer le pouvoir de son institution contre la volonté du TPLF. Quelle autorité Desalegn pourra-t-il tirer de son rang officiel, et du simple fait d’occuper le devant de la scène ? Il est difficile de l’estimer ; mais dans tous les cas, une telle évolution aurait probablement des conséquences déstabilisatrices à l’intérieur de l’Ethiopie : éclatement de la coalition gouvernante, montée du factionnalisme, mise en exergue des rivalités régionales et ethniques… Dans une telle situation, le danger d’une prise en main du régime par les militaires (encore influents dans la vie politique éthiopienne) ne serait pas à exclure.
Si le troisième scénario présenté n’est encore qu’hypothétique, il doit être considéré attentivement, car des précédents existent. Ainsi certains observateurs ont-ils préféré à l’analogie Poutine/Medvedev l’exemple de Daniel Arap Moi, président kenyan de 1979 à 2002. Membre de la minorité Kalenjin, Arap Moi avait grandi dans l’ombre de son illustre prédécesseur Jomo Kenyatta, et lorsqu’il prit les rênes du pays en 1979, rares étaient ceux qui lui prédisaient un avenir politique dans un pays outrageusement dominé par l’élite kikuyu. Finalement, ce n’est que vingt-trois ans plus tard qu’Arap Moi dût quitter la présidence, après un règne quasi-impérial… Hailemariam Desalegn souhaitera-t-il, et parviendra-t-il à s’engager dans cette voie ?


Les conséquences sur le plan international

Enfin, la transition éthiopienne suscite aussi des interrogations sur le plan international. Meles Zenawi avait indiscutablement un don pour la diplomatie, qu’il a su employer à l’avantage de son pays. Son engagement volontaire aux côtés des Etats-Unis dans la lutte anti-terroriste vaut à l’Ethiopie d’être un des pays favoris des donateurs occidentaux (Addis-Abeba a reçu 6,2 milliards de dollars d’aide américaine au cours des dix dernières années) ; les liens personnels qu’il avait tissés avec les dirigeants du Soudan et du Sud-Soudan lui donnaient aussi un rôle important dans la résolution du conflit entre les deux pays. Desalegn a, à son avantage, une bonne connaissance des dossiers internationaux, puisqu’il a dirigé la diplomatie éthiopienne depuis deux ans. L’engagement de troupes éthiopiennes dans les opérations de paix régionales n’est a priori pas menacé ; mais les talents personnels et le leadership de Meles seront quant à eux difficiles à imiter. De plus, si les Etats-Unis ont pour l’instant apporté leur soutien au nouveau Premier ministre, peut-être adopteront-ils désormais une attitude plus exigeante vis-à-vis d’un régime autoritaire, qui s’est nettement crispé au cours des dernières années.

Investi jusqu’aux prochaines élections générales de 2015, Hailemariam Desalegn va donc gouverner l’Ethiopie pendant trois ans ; trois années, après un changement de pouvoir inédit, qui détermineront largement l’évolution du pays. A n’en pas douter, il sera attendu au tournant.


Vincent Rouget