En 2012, ne votez pas, jugez !

Choisir un candidat aux élections présidentielles parmi plusieurs n’est pas facile pour nous électeurs. Nos préférences peuvent porter sur plusieurs candidats, pourtant on ne peut en choisir qu’un seul. D’où le recours au « vote utile » comme seule voie de salut alors que ce type de vote qui, ne représente pas la préférence réelle des électeurs, est contraire à l’esprit de la démocratie. La principale défaillance du scrutin majoritaire à deux tours est ainsi son mode de scrutin. Dysfonctionnel, il pourrait déboucher en 2012 dans les nations africaines en élection sur des accidents démocratiques majeurs : la qualification en finale, et donc la mise au centre du jeu politique, de candidats très rejetés par l’opinion public (exemple en France du cas de Jean-Marie Le Pen en 2002).

En outre dans le vote parlementaire, sous-représentativité des minorités est un problème majeur et le devoir de fidélité à un parti politique fait que les députés ont moins de latitude pour faire valoir leur propre point de vue indépendamment de la position de leur parti politique. Dans une série de deux articles sur le vote, nous présentons dans une première partie le « Jugement Majoritaire » qui est une sérieuse alternative au scrutin majoritaire à deux tours comblant ses défauts, et prochainement quelques expériences (de pensée) sur comment s’attaquer aux problèmes liés au vote parlementaire.

Petit cours sur la théorie du vote

Il y a différent modes de scrutin: le scrutin majoritaire à deux tours (Benin, Egypte, Sénégal, la majorité des pays d’Afrique francophone…), le scrutin majoritaire à un tour (Cameroun, RD Congo), le scrutin de liste majoritaire (Djibouti avant 1992) etc.
Condorcet (1743-1794) a théorisé le « bon » scrutin comme celui qui satisfait les propriétés suivantes:
Universalité, ou domaine non restreint : le scrutin doit être défini dans tous les cas de figure, c'est-à-dire qu’il doit toujours déterminer un choix collectif, un candidat élu, quelles que soit les préférences de chaque individu pour les différents candidats ;
Non-dictature : il n'existe aucun individu qui décide à lui seul de l’issue du vote indépendamment du vote des autres. A ce titre, le scrutin du conseil de sécurité de l’ONU, par le droit de véto est un exemple de scrutin à « semi-dictature ».
Unanimité : lorsque tous les individus préfèrent un certain candidat A à un autre candidat B (par exemple sur un sondage où les participants doivent voter exclusivement pour A ou pour B), le scrutin doit associer cette même préférence à la société. Le résultat des élections avec tous les candidats C, D, E,… doit refléter que A est préféré à B et que B ne peut pas être élu. Le gagnant-Condorcet est finalement -s’il existe- celui qui bat tous les autres candidats à une élection à deux candidats ;
Indifférence des options non-pertinentes : le classement relatif de deux candidats ne doit dépendre que de leur classement relatif pour les individus et non du classement de candidats tierces. C'est-à-dire que l’entrée d’un nouveau candidat dans la course aux présidentielles ne doit pas altérer les préférences préétablies des électeurs entre les autres candidats.
Le vote pensé par Condorcet a tout l’air d’un vote juste. Toutefois, Condorcet et Arrow ont justifié que dès qu’il y a 3 candidats ou plus, il n’y a pas de scrutin qui satisfait les 4 propriétés énoncées dans tous les cas.

Défauts du scrutin majoritaire

Le scrutin majoritaire ne vérifie pas bon nombre de propriétés du vote de Condorcet ; tout d’abord, il trahit la volonté des électeurs : le gagnant d’une élection dépend du jeu des candidatures multiples et non de la seule volonté des électeurs. L’influence des candidatures multiples sur l’éparpillement des votes est contraire au principe d’Indifférence des options non-pertinentes de Condorcet. En outre, il fausse l’opinion de l’électorat : les décomptes des voix n’expriment en rien le sentiment des électeurs. En effet, Les partis écologistes sont souvent bien appréciés par l’opinion publique tandis que les partis nationalistes sont les plus rejetés. Toutefois, on observe souvent après les élections que les nationalistes ont de meilleurs pourcentages de vote que les verts à cause du « vote utile » qui contredit le principe d’Unanimité.

Enfin, il empêche l’électeur de s’exprimer et le force à faire un choix stratégique difficile (à la suite souvent regretté). Dans un premier tour qui n’offre qu’un choix entre beaucoup trop de candidats, que faire ?
– Voter honnêtement pour son favori même s’il n’a aucune chance de gagner ?
– Protester en votant pour un candidat aux idées extrémistes ?
– Voter « stratégique » ou « utile » pour le moins pire parmi ceux qui ont une chance de survivre le premier tour ?
– Manifester ses insatisfactions en votant blanc, conscient que la totalité des blancs n’est même pas annoncée ?
Les voix d’un candidat sont loin d’avoir le même sens: les agréger peut ne pas être très représentatif.

Le « Jugement majoritaire »

Un nouveau mode de scrutin, mis au point par deux chercheurs Michel Balinski et Rida Laraki, (et publié par le think tank Terra Nova) – le jugement majoritaire (JM) – a été conçu pour éliminer certains défauts du scrutin majoritaire. Il se déroule en un seul tour (ce qui coûte moins cher au contribuable), classe tous les candidats, et les évalue en attribuant à chacun une mention.

Le jugement majoritaire donne à l’électeur la possibilité d’exprimer son opinion sur comment il juge que chaque candidat pourra diriger son pays. Au lieu de nommer un seul candidat, le JM lui demande d’évaluer les mérites de chacun des candidats dans une échelle de mentions : Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, à Rejeter. Par exemple, avec douze candidats, le premier tour du scrutin usuel ne donne à l’électeur que 13 possibles expressions d’opinion (nommer un candidat ou voter blanc) ; le JM lui en donne presque 14 milliards. Ainsi, un électeur évalue chaque candidat selon ses convictions : il pourrait, par exemple, donner 0 Excellent, 0 Très bien, 2 Bien, 1 Assez bien, 2 Passable, 3 Insuffisant et 4 à Rejeter à douze candidats. Pour additionner les résultats, on détermine la mention-majoritaire et le classement-majoritaire de chaque candidat. La mention-majoritaire d’un candidat est la seule mention soutenue par une majorité contre toute autre mention. Le classement-majoritaire est établi de la manière suivante. Un candidat ayant une mention-majoritaire plus élevée qu’un autre est classé devant. De deux candidats avec une mention « Assez Bien », celui ayant le plus grand pourcentage des mentions meilleures qu’Assez Bien est classé devant l’autre.

L’expérience française du JM en forme d’élections fictives en 2007 révèle François Bayrou comme vainqueur du scrutin à JM ; ce qui est conforme au fait qu’il était à l’époque le gagnant-Condorcet, le candidat qui battait tous les autres au second tour selon les sondages. Par ailleurs Le Pen finit dernier dans les préférences des électeurs par JM. Toutefois, avec le scrutin majoritaire, Bayrou n’a pas passé les primaires et Le Pen a fini bon quatrième du premier tour ! Ainsi, le JM protège l’électorat contre le jeu des multiples candidatures: rajouter ou retirer des candidats ne change pas les mentions et donc ni le gagnant, ni le classement (Indifférence des options non-pertinentes). En prenant en compte l’opinion de tout électeur sur tous les candidats, le JM mesure avec précision le mérite de chaque candidat, traduisant ainsi fidèlement le sentiment de l’électorat (universalité et non-dictature du scrutin). Enfin, le JM donne à l’électeur la liberté totale d’exprimer ses opinions : le vote « utile » est le vote de « cœur », il n’y a plus de dilemme ni de regret (unanimité du scrutin). Même si le « Jugement Majoritaire » a peu de chance d’être adopté un jour dans une nation, son examen nous donne le prétexte, dans le cadre du scrutin majoritaire traditionnel, d’essayer de convaincre chaque lecteur et électeur avisé de ne pas voter mais de juger par conviction… ne serait ce que pour l’esprit de Condorcet.

 

Abdoulaye Ndiaye